mardi 27 août 2024

Intéressons-nous à "Je préfère sans doute...", remarquable dizain zutique de la main de Rimbaud !

Dans l'ordre de défilement des pages de l'Album zutique, les deux dizains "J'occupais un wagon de troisième..." et "Je préfère sans doute..." d'Arthur Rimbaud occupent la première place. Ils apparaissent au recto du feuillet 3. Il n'y a aucun dizain sur les pages précédentes. En revanche, ils vont proliférer par la suite : "Malgré son nez d'argent..." de Valade au verso du feuillet 3 suit rapidement, puis "Oaristys" de Charles Cros au recto du feuillet 5, puis le dizain tronqué en huit vers "Remembrances" de Verlaine a verso du feuillet 4. Moment d'indécision, au verso du feuillet 7, André Gill fournit un dizain qu'il n'attribue pas à Coppée, mais à Etienne Carjat. Ce sera l'unique exception.
Je cite rapidement les autres dizains zutiques : "L'Orpheline" (Valade 2, recto du feuillet 8), "Oh ! qui n'a pas rêvé..." (Valade 3, recto du feuillet 9), "Etat de siège ?" (Rimbaud 3, recto du feuillet 9), "Le Balai" (Rimbaud 4, verso du feuillet 9), "Pieux souvenir" (Valade 4, recto du feuillet [11]), "Souvenir d'une enfance..." (Verlaine 1, recto du feuillet [12]), "Epilogue" (Valade 5, recto du feuillet [12]), "Les Soirs d'été..." (Rimbaud 5, verso du feuillet [12], "Mais enfin..." (Rimbaud 6 pièce déchirée, recto du feuillet [13]), "Aux livres de chevet..." (Rimbaud 7, recto du feuillet [15], "L'Orgue" (Valade 6, verso du feuillet [15], "Dans les douces tiédeurs..." (Charles Cros 2, recto du feuillet [17]), "Le Sous-Chef est absent..." (Verlaine 2, recto du feuillet 19), "Intérieur (d'omnibus)" (Germain Nouveau 1, recto du feuillet 19), "Intérieur" (Valade 7, recto du feuillet 22), "Garçon de café" (inconnu "P. N." (?) Germain Nouveau selon Pia, verso du feuillet 22), "Bien souvent dédaigneux..." (Verlaine 3, recto du feuillet 23), "Les Remembrances du vieillard idiot (pas un dizain, mais parodie de Coppée par Rimbaud recto du feuillet 25), "Ressouvenir" (Rimbaud 8, verso du feuillet 25), "Bouillons-Duval" (Verlaine 4, recto du feuillet 26), "Il la battait sans fiel..." (André Gill 2, verso du feuillet 26).

Malgré le titre du volume collectif Dixains réalistes, je privilégie l'orthographe traditionnelle "dizain".
Il y a un dizain classique dans la tradition française qui consiste à coller un quatrain à un sizain ABABCCDEED ou ABBACCDEED. La particularité de Coppée est de fournir un dizain de rimes plates AABBCCDDEE. Des exemples antérieurs existent, mais la genèse de la forme ne nous intéressera pas ici. Dans le second tome du Parnasse contemporain, Coppée a publié sous le titre "Promenades et intérieurs" une suite de dizains. Les poèmes sont indépendants les uns des autres mais réunis en série par un titre et une numérotation. Une deuxième série a été publiée le 8 juillet 1871 dans le quotidien Le Monde illustré. Quelques années plus tard, les deux séries n'en formeront qu'une seule publiée enfin en volume, mais deux poèmes en auront été retranchés, deux poèmes pourtant connus de Rimbaud et essentiels à l'analyse littéraire.
Si j'ai effectué une recension, c'est pour montrer la singularité de couple des deux premiers dizains fournis par Rimbaud. Nous n'aurons plus dans toute la suite de l'Album zutique une telle distribution en série.
Mais Rimbaud s'inspire en réalité d'un précédent de Verlaine.
Dans sa lettre à Léon Valade du 14 juillet 1871, Verlaine ouvre un post-scriptum où il est question de la parodie "Retour du Naples" du poète Hérédia envoyée la veille à Blémont et abruptement suit la transcription sous le titre "Promenades et intérieurs" de parodies des dizains coppéens :

LXII

Bien souvent, dédaigneux des plaisirs de mon âge
J'évoque le bonheur des femmes de ménage.
Ayant changé de sexe en esprit, bien souvent
Un cabas à mon bras et mon nez digne au vent,
J'ai débattu les prix avec les revendeuses,
Bien souvent j'ai, sous l'œil des bourgeoises grondeuses
Et non sans quelque aplomb qu'on ne saurait nier,
Dirigé cetet danse exquise du panier
Dont Paul de Kock nous parle en mainte parabole.
La nuit bien : je m'endors et j'aime Rocambole.

LXIII

Le sous-chef est absent du bureau : j'en profite
Pour aller au café le plus proche au plus vite,
J'y bois à petits coups en clignotant les yeux
Un mazagran avec un doigt de cognac vieux
Puis je lis - (et quel sage à ces excès résiste ?) -
Le Journal des Débats, étant orléaniste.
Quand j'ai lu mon journal et bu mon mazagran,
Je rentre à pas de loup au bureau. Mon tyran
N'est pas là, par bonheur, sans quoi mon escapade
M'eût valu les brocards de plus d'un camarade.

LXIV
..........................................................................

La numérotation est fantaisiste. Coppée dépassait seulement la quarantaine de dizains en deux séries déjà parues. Verlaine imagine donc que nous en sommes aux soixante-deuxième et soixante-troisième sizains, et le chiffre LXIV annonce une suite.
C'est le principe d'enchaînement que reprend Rimbaud à cet exemple verlainien au recto du feuillet 3, ce qui est passé complètement inaperçu des rimbaldiens, bien que j'aie essayé d'attirer l'attention sur ce fait dans mes articules du volume collectif La Poésie jubilatoire. Il ne faut pas s'arrêter là. Ces deux dizains de Verlaine ayant valeur de modèle, inévitablement ils font l'objet de reprises dans les deux dizains de Rimbaud. L'influence est très nette de "Le sous-chef est absent..." sur "J'occupais un wagon [...]".

Le vers suivant dont je marque la césure par un signe + : "Le sous-chef est absent + du bureau : j'en profite" a inspiré le premier vers de Rimbaud : "J'occupais un wagon + de troisième : un vieux prêtre", puisque nous avons un similaire rejet de complément de trois syllabes métrique : "du bureau" / "de troisième" avec un recours au double point au même endroit. Le mot "brocards" correctement orthographié par Verlaine est repris par Rimbaud avec une petite corruption involontaire : "brocarts impolis". Sans oublier les sources dans les poèmes de Coppée, Rimbaud s'inspire aussi de Verlaine quand il choisit de placer une forme participiale "Ayant été...", son "ayant été l'aumônier-chef / D'un rejeton royal"" est un croisement entre l'expression "sous-chef" du même dizain de Verlaine, du "étant orléaniste" toujours du même dizain verlainien et du "Ayant changé de sexe en esprit..." de l'autre dizain verlainien envoyé à Valade. A cette aune, on peut ajouter les mentions "caporal" et "derechef" à la sphère d'influence des dizains de Verlaine ayant servi de modèle. La forme "S'étant tourné" dans "J'occupais un wagon..." s'inspire elle aussi des tournures verbales composées affectées du dizain LXII de Verlaine et de la dynamique de mouvement que certains supposent : "Ayant changé de sexe en esprit", "J'ai débattu", "j'ai [...] / Dirigé cette danse exquise du panier", voire du dizain LXIII : "Quand j'ai lu mon journal et bu mon mazagran," "M'eû valu les brocards".
Il y a une différence d'auxiliaire être et avoir entre "S'étant tourné" et "ai [...] dirigé", mais le motif du mouvement et le poids du temps composé confirment la source d'inspiration.
Il faut même songer à aller plus loin encore. Le vers de Verlaine : "Bien souvent j'ai, sous l'oeil des bourgeoises grondeuses" a invité Rimbaud à identifier la source dans les dizains de Coppée et à l'imiter à son tour dans un dizain ultérieur : "Les soirs d'été, sous l'œil ardent des devantures [...]". Et, au-delà de l'Album zutique, le dizain LXIII de Verlaine est une source pour "Oraison du soir", avec plusieurs échos sensibles dont "Je vis assis" et "Ayant bu trente ou quarante chopes". L'expression "dédaigneux" a pu impressionner aussi Rimbaud qui la réexploite dans "Lys". Le mot "buveurs" du dizain "Je préfère sans doute..." a lui aussi partie liée avec les dizains de Verlaine : J'y bois", "et bu mon mazagran".
L'attaque du vers 9 de "J'occupais un wagon..." : "Pour malaxer..." reprend l'attaque du vers 2 du dizain LXIII : "Pour aller au café le plus proche au plus vite".
Tout ceci est passé inaperçu des rimbaldiens jusqu'à présent. Et rendez-vous compte que j'ai impliqué "Oraison du soir" dans les rapprochements.

Vous avez plus haut dans mon relevé que Verlaine avait contribué à l'Album zutique par l'exhibition de quatre dizains, la course au coude à coude étant menée par Rimbaud et Valade, 8 dizains pour Rimbaud contre 7 pour Valade, mais seuls 7 dizains zutiques de Rimbaud nous sont parvenus indemnes.)
Cros et Nouveau sont en retrait. Mais, sur les quatre dizains zutiques de Verlaine, nous avons justement le report des deux dizains cités plus haut, sauf qu'ils ne sont plus assemblés.
Le poème "Remembrances" de Verlaine ne compte que huit vers, mais nous le connaissons par une autre version en dix vers cette fois-ci. Je me demande si Verlaine n'a pas essayé de reproduire de mémoire une pièce de feu l'Album des Vilains Bonshommes. En tout cas, malgré sa forme tronqué, le "huitain" "Remembrances" a eu un fort impact, il a inspiré le dizain "Intérieur" à Valade suivi d'un dessin obscène similaire à celui qui accompagne le "huitain" verlainien, et Rimbaud a composé une parodie longue de Coppée qu'il a intitulée "Les Remembrances du vieillard idiot" en renvoyant nettement par le titre et les thèmes abordés au dizain tronqué "Remembrances" de Verlaine.

Mais, ce qui doit nous intéresser, c'est le dizain "Je préfère sans doute..."
C'est un dizain passionnant par son style hermétique enlevé et par les questions qu'il soulève. Le diacre de 1720 est lié aux convulsionnaires, il s'agit de François de Pâris. Mais pourquoi Rimbaud fait-il ainsi allusions aux convulsionnaires ? Il s'agissait de jansénistes condamnés par le pape, mais en 1878 Maxime du Camp donnera pour titre à son livre en quatre tomes sur la Commune le titre Les Convulsionnaires  et il est précisément question de mois de mai et de prairie communale dans le dizain de Rimbaud, comme autant d'indices d'une lecture cryptée qui ne serait pas uniquement du côté de l'obscène.
Il n'existe pas de lecture de référence au sujet du dizain "Je préfère sans doute", mais la recherche des sources à la parodie a privilégié le modèle des dizains de Coppée lui-même. Il suffit de relever les dizains où Coppée emploie la suite verbale : "Je préfère", et bien sûr le dizain où figure la rime : "guinguette" / "baguette", ce qui ne saurait relever d'une quelconque coïncidence.
Hélas, la recherche des sources s'est arrêtée là. Pourtant, une bonne moisson attend celui qui lisant les dizains de Coppée va chercher une source au vers final : "La toux des flacons noirs qui jamais ne les grise". Le vers 9 affecté : "Maigre comme une prose à des vitraux d'église," a lui aussi son modèle grammatical dans les dizains de Coppée. Il faut relever aussi les dizains qui offrent des descriptions similaires, quitte à remplacer les marronniers nains obscènes par des écoliers sortant de l'école, puisque les intentions satiriques de Rimbaud sont aussi quelque peu salaces à l'égard de l'auteur du Passant.
Et c'est là que j'en arrive à la dernière pièce essentielle au dossier. La longue pièce "Angélus" des Poëmes modernes de Coppée a inspiré des vers des "Etrennes des orphelins" et aussi des "Remembrances du vieillard idiot", ce qui fait de cet "Angélus" un poème occupant une certaine place dans l'esprit de Rimbaud.
Et je vous donne en mille le scoop : la rime finale de "Je préfère sans doute..." : "église"/"grise", vient du poème "Angélus" où il faut prendre soin d'ailleurs de relever plusieurs rimes avec l'un ou l'autre de ces mots, et le rejet "de plate-bande" vient de son emploi à la rime dans "Angélus". La valorisation des mots en latin est aussi dans "Angélus", et pas seulement dans le titre... Et vous vous ferez une idée plus poussée du vers "La toux des flacons noirs qui jamais ne les grise" à la lecture du sombre récit "Angélus" où deux vieux, dont un "vieux prêtre", affichent un désir de paternité, mais couvent trop celui que le ciel semble leur avoir cédé au point qu'il en meure, et prière et flacon de l'ivresse se mélangent dans le mal final du poème...

A suivre !

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