mercredi 30 octobre 2024

Un loupé étrange des rimbaldiens : un article de référence sur "Les Etrennes des orphelins" passé à la trappe

Il est certain que la décennie 1980 a été un tournant dans la recherche rimbaldienne où la revue Parade sauvage a joué un rôle important, où le discours de renouveau dans les études métriques a pris corps, suite aux deux livres La Vieillesse d'Alexandre de Jacques Roubaud (qui s'est arrêté là) et Théorie du vers de Benoît de Cornulier qui a fait école et a produit par la suite quantité d'études sur les poèmes de Rimbaud, tant sur les questions formelles que sur les problèmes d'interprétation. Antoine Fongaro était productif à cette époque, et on a eu les débuts de Bruno Claisse, et puis bien sûr les débuts de Steve Murphy qui a laissé trois livres clefs au seuil de la décennie suivante : une étude philologique d'Un coeur sous une soutane, et surtout les deux volumes Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion et Rimbaud et la ménagerie impériale. Un nouveau type d'édition des œuvres de Rimbaud a aussi vu le jour qui tenant compte de toutes les versions, de l'état des manuscrits et de réflexions à nouveaux frais sur la chronologie a permis de découvrir autrement le parcours poétique rimbaldien.
Toutefois, les chapitres des livres de Steve Murphy ne sont pas tous égaux. Les chapitres sur les poèmes zutiques "Lys", "Vieux de la vieille" et "Hypotyposes saturniennes ex Belmontet", ainsi que sur le poème de Verlaine "L'Enfant qui ramassa les balles..." sont forcément complètement caducs de nos jours. Et il y  a un autre cas troublant, c'est le poème "Les Etrennes des orphelins" qui ouvre précisément le livre Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de Rimbaud. Murphy soutient qu'on se trompe en considérant ce poème comme mauvais parce que nous n'en aurions pas compris la veine satirique.
Je ne suis pas convaincu par la lecture de Murphy et dans son compte rendu d'époque Yves Reboul énumérait quelques chapitres qui n'avaient pas son adhésion, et celui sur "Les Etrennes des orphelins" en faisait nettement partie.
C'est le premier poème en vers français de Rimbaud qui nous soit parvenu (cas à part du poème plagié de Prudhomme "Invocation à Vénus" qui pose un problème de certitude en fait de datation), c'est censé être le poème le plus facile à lire, le moins hermétique, c'est censé être la pièce d'un moindre niveau, et pourtant Murphy en a fait un cheval de bataille pour une herméneutique rimbaldienne renouvelée et il n'a pas réussi à convaincre, et nous nous retrouvons avec un débat contradictoire latent entre rimbaldiens sur les visées réelles de Rimbaud en composant ce poème.
En-dehors de l'article de Murphy, ce qui est important c'est les remarques antérieures de sourciers : Rimbaud s'inspire du poème "Les Pauvres gens" de Victor Hugo, Françoise Des Maisons a jadis repéré des larcins du côté des poèmes de François Coppée, puis Michael Pakenham si je ne m'abuse, un emprunt à Banville a été identifié, et il y a des soupçons d'emprunts aux Fleurs du Mal, qui, une fois n'est pas coutume, sont contestés par Murphy dans l'étude qu'il a publiée.
Pourtant, le livre de Murphy incluant cette étude date de 1990, et moi, je prétends qu'il y a une étude de référence antérieure dont tout le monde fait fi et bien à tort.
En 1984, il y a eu un volume collectif intitulé Rimbaud maintenant dont le premier article a été rédigé par Jean-François Massol, et cet article fait partie à mes yeux des lacunes étranges des bibliographies rimbaldiennes avec l'édition critique des Lettres du voyant par Mrc Eigeldinger et surtout Jean-Marie Schaeffer. Je ne comprends pas bien pourquoi ces ouvrages sont aussi peu cités. On fait un faux procès à Eigeldinger d'avoir utilisé le mot "voyance", du moins on donne à ce reproche un poids excessif, et surtout on fait passer un peu vite à la trappe l'étude au fil du texte de Schaeffer lui-même.
Mais, ici, je parle d'un article dans un volume collectif. Le volume collectif était plus ou moins connu à l'époque, puisqu'en ces temps-là les rimbaldiens n'avaient pas encore des masses de sommes critiques auxquelles se référer. Massol ne semble pas avoir publié depuis sur Rimbaud, et, d'après mes recherches sur internet, il était pourtant assez jeune à l'époque, c'était un trentenaire, il a continué dans les ouvrages sur la manière d'enseigner, ce qui fait m'inquiéter du pire, car les méthodes d'enseignement actuelles sont une catastrophe absolue et dans son article même Massol raille l'enseignement fastidieux de la versification latine dans le cursus scolaire suivi par Rimbaud, tout en transcrivant par erreur la forme "encore" au lieu de "encor" au milieu d'un octosyllabe en français qu'il cite en passant.
Ceci dit, la lecture de son article est redoutablement intéressante pour les études rimbaldiennes. Il s'intitule : "Pratiques scolaires, visées littéraires". Massol expose très clairement en début d'article le consensus de son époque sur les faiblesses qu'on prête au poème "Les Etrennes des orphelins" et je vois entre les lignes comment Murphy a pu rebondir sur l'amorce de réflexion d'une satire de la morale bourgeoise dans sa propre étude, sauf que revenir soupeser ce qu'a dit précisément Massol permet justement aussi d'identifier des réserves sur ce qu'il est possible de prétendre sur les aspects satiriques du poème de Rimbaud, et surtout Massol ne tapait pas sur le poème "Les Pauvres gens" de Victor Hugo. Massol identifiait au contraire le poème d'Hugo comme relevant d'une satire contre la bien-pensance bourgeoise et prétendait que Rimbaud n'allait pas aussi loin, alors que Murphy considérait que le précoce Rimbaud était plus radical que Victor Hugo.
Et je pense nettement que Murphy a balayé un peu vite les difficultés soulevées par les réflexion de Massol. On lit l'article de Massol après celui de Murphy, les objections se forment instantanément à l'interprétation murphyenne du poème.
Ce n'est pas tout. Massol, et c'est d'évidence en lien avec les choix de carrière et de chercheur qu'il a opérés ensuite, avait fait un travail tout à fait spectaculaire. Il a montré comment Rimbaud travaillait à amplifier une matière donnée en vers latins, citant des passages des manuels d'époque, notamment Quicherat, et il avait fait des suggestions pour appliquer la méthode aux vers français. Massol expose aussi admirablement comment Rimbaud part de deux thèmes directeurs de deux œuvres distinctes, et cela fait une base de départ pour réfléchir à l'interprétation du poème qui est autrement rigoureuse que l'étude plutôt en roue libre proposée par Murphy qui ne se donnait aucun garde-fou. Massol permet de réfléchir aux visées du poème à partir de modèles, donc on peut apprécier les discours desquels il part. C'est autre chose que de prêter d'emblée des intentions à Rimbaud et de supposer spontanément des intentions aux divers emprunts effectués.
Plus fort encore, Massol a souligné que Rimbaud avait probablement lu Le Trésor poétique de Pierre Larousse. Cet ouvrage a été publié en 1857, un an après la parution des Contemplations, on y trouve le poème "L'Ange et l'enfant", et Massol a le mérite de montrer que ce volume qui vise à une éducation édifiante contient un grand nombre de poèmes sur les orphelins ou sur les mères qui perdent leur enfant.
Massol n'est pas cité une seule fois dans le volume collectif dirigé par Murphy et paru chez Honoré Champion : le tome II des Oeuvres complètes de Rimbaud. George Hugo Tucker y fait une étude critique des vers latins, ce qui inclut "Jamque novus" et pourtant Massol est absent tant de l'Index des noms cités dans l'ouvrage que de la bibliographie.
Massol est cité à sept reprises dans l'étude de Murphy sur le poème, mais il n'est convoqué que pour des points de détail dans un débat, la plupart du temps soit en appui à une lecture antibourgeoise, soit comme un exemple de lecture repoussoir.
Pour moi, il y a eu un raté évident au sujet de ce qu'il fallait retenir de l'article paru dans le collectif Rimbaud maintenant.
Enfin, je disais il y a quelque temps que "Les Etrennes des orphelins" s'inspirait du conte d'Andersen "La Petite fille aux allumettes". Je m'aperçois que Massol cite comme inclus dans Le Trésor poétique une traduction par Marmier du conte d'Andersen "L'Enfant mourant", tandis que le conte si célèbre aujourd'hui de "La Petite fille aux allumettes" a été publié dès 1847 en français dans un volume qui traduisait et réunissait plusieurs contes d'Andersen.
Et je maintiens que cette étude des modèles est importante à faire pour cerner les visées du poème "Les Etrennes des orphelins", et il convient aussi de songer au rapport avec le sonnet "Le Dormeur du Val" qui a beaucoup à voir avec la longue maturation scolaire des thèmes de la mort sommeil qui ont été consacrés dans "Jamque novus" et "Les Etrennes des orphelins". Le rapprochement avec Les Contemplations a son importance également, Massol cite aussi un poème de Delphine de Girardin, sachant que dans Les Contemplations nous avons le poème de spiritisme en hommage à la femme écrivain et au moins deux poèmes qui sont des variations sur "L'Ange et l'enfant" du nîmois Jean Reboul. J'ai d'ailleurs trouvé un autre Trésor poétique de 1867 par un autre auteur, mais cette fois à l'usage des tout jeunes enfants, ce qui permet aussi de comprendre la logique éducative forte de ces genres d'anthologies pour les familles. Maintenant, il y a un petit problème à soulever, c'est que visiblement au fil des éditions le contenu du Trésor poétique de Pierre Larousse a évolué, puisque j'ai repéré une édition avec le poème "Après la bataille" paru dans La Légende des siècles de 1859. Ce poème ne pouvait pas figurer dans l'édition originale de 1857, et ça pose le problème de précision sur le contenu de l'édition éventuellement passée entre les mains de Rimbaud.
C'est passionnant, je prévois bien sûr de traiter à nouveaux frais ce sujet...

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