jeudi 24 octobre 2024

Nos rimbaldiens réussiront-ils à reconquérir le sens perdu du sonnet "Voyelles" en admettant que le mot à la rime "latentes" est repris à la rime du mot "latents" d'un sonnet d'Armand Silvestre, ou bien devront-ils retourner à l'école ?

                                    Voyelles

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, Suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !
(Version autographe remise à Emile Blémont en vue d'une publication dans la revue La Renaissance littéraire et artistique, très proche, quasi identique à la version publiée dans la revue Lutèce et dans Les Poètes maudits par Verlaine, à partir d'un manuscrit inconnu.)

                          Voyelles

A, noir ; E, blanc ; I, rouge ; U[,] vert ; O, bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes.
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre. E, frissons des vapeurs et des tentes,
Lances de glaçons fiers, r(a)is blancs, frissons d'ombelles !
I, pourpre, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes.

U, cycles, vibrements divins des mers virides ;
Paix des pâtis semés d'animaux ; paix des rides
Qu'imprima l'alchimie aux doux fronts studieux.

O, suprême clairon plein de strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges...
- O l'Oméga, rayon violet de ses yeux !

 

L'étoile a pleuré rose au cœur de tes oreilles,
L'infini roulé blanc de ta nuque à tes reins,
La mer a perlé rousse à tes mammes vermeilles,
Et l'Homme saigné noir à ton flanc souverain.

 (Version recopiée par Verlaine dans un doublon paginé du dossier de poèmes conservés puis détruits sous le toit de la belle-famille Verlaine, version la plus ancienne qui nous soit connue, elle est immédiatement suivie sur le même feuillet par la transcription d'un quatrain dont une liste de titres nous apprend qu'il correspond en esprit au genre du "Madrigal")

                         L'Idole.
            Sonnet du Trou du Cul
Obscur et froncé comme un œillet violet,
Il respire, humblement tapi parmi la mousse
Humide encor d'amour qui suit la fuite douce
Des Fesses blanches jusqu'au cœur de son ourlet.

Des filaments pareils à des larmes de lait
Ont pleuré, sous le vent cruel qui les repousse,
A travers de petits caillots de marne rousse
Pour s'aller perdre où la pente les appelait.

Mon Rêve s'aboucha souvent à sa ventouse ;
Mon âme, du coït matériel jalouse,
En fit son larmier fauve et son nid de sanglots.

C'est l'olive pâmée, et la flûte câline ;
C'est le tube où descend la céleste praline :
Chanaan féminin dans les moiteurs enclos !

                                 Albert Mérat
                                  P. V. - A. R.

                              Lys

Ô balançoirs ! ô lys ! clysopompes d'argent !
Dédaigneux des travaux, dédaigneux des famines !
L'aurore vous emplit d'un amour détergent !
Une douceur de ciel beurre vos étamines !
(Colonne de transcription sur un feuillet de l'Album zutique, de la main de Rimbaud, du "Sonnet du Trou du Cul" et du quatrain "Lys").

                       Eloge de la Mort

La Mort revêt d'éclat la Nature immortelle,
Et c'est elle qui fait la gloire du printemps !
Aux germes, sous la pierre endormis et latents,
Elle garde l'honneur d'une forme nouvelle.

C'est la vestale assise au temple de Cybèle,
Qui veille sans relâche au feu toujours vivant ;
C'est la grande nourrice, et l'univers enfant,
Un jour, boira notre âme au bout de sa mamelle.

Oh ! la nouvelle vie et le grand renouveau !
- C'est le monde des fleurs qui jaillit du tombeau ;
- C'est la rose de mai saignant sur la bruyère ;

- C'est l'or que le vent roule aux cimes des moissons ;
- C'est l'odeur des jasmins naissant sous les gazons ;
- C'est la splendeur des lys qui monte de la terre !
(Sonnet du recueil Rimes neuves et vieilles d'Armand Silvestre, publié en 1866 et lu par Rimbaud en octobre 1871. Le recueil est composé de trois ensembles : une section de "Sonnets payens", une section intitulée "Mignonne" et une section plus hétéroclite intitulée "Les Primesaults". Le sonnet "Eloge de l'amour" est à peu près au milieu du recueil dans la section "Les Primesautls", pages 104 et 105 d'un recueil de 200 pages).

Comparons "Voyelles" et "Eloge de la Mort"

                       Eloge de la Mort

La Mort revêt d'éclat la Nature immortelle,
Et c'est elle qui fait la gloire du printemps !
Aux germes, sous la pierre endormis et latents,
Elle garde l'honneur d'une forme nouvelle.

C'est la vestale assise au temple de Cybèle,
Qui veille sans relâche au feu toujours vivant ;
C'est la grande nourrice, et l'univers enfant,
Un jour, boira notre âme au bout de sa mamelle.

Oh ! la nouvelle vie et le grand renouveau !
- C'est le monde des fleurs qui jaillit du tombeau ;
- C'est la rose de mai saignant sur la bruyère ;

- C'est l'or que le vent roule aux cimes des moissons ;
- C'est l'odeur des jasmins naissant sous les gazons ;
- C'est la splendeur des lys qui monte de la terre !

                                **

                            Voyelles

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, Suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

L'adjectif "latent" n'apparaît jamais à ma connaissance comme mot à la rime dans un poème de Victor Hugo, ni de Baudelaire, ni de Lamartine, ni de Musset, Verlaine, et ainsi de suite. Rimbaud a lu ce poème "Eloge de la mort" en octobre 1871 et il a écrit quelques mois après le sonnet "Voyelles". La coïncidence est plus que troublante. Dans les deux cas, il s'agit d'un sonnet, dans les deux cas l'adjectif est mis à la rime sur l'un des premiers vers, le second ou le troisième d'un premier quatrain. Rimbaud a écrit "naissances latentes". Or, la forme participiale "naissant" a une occurrence importante à l'avant-dernier vers du sonnet "Eloge de la mort". Et en écho à "éclatantes" à la rime chez Rimbaud, nous avons la mention "éclat" à l'hémistiche du premier vers du poème de Silvestre.
Les quatrains de Silvestre sont sur deux rimes, une rime masculine en "ents" et une rime féminine en "-elle", Rimbaud pratique la même rime féminine en "-elle", tandis qu'inévitablement sa rime en "-entes" qui inclut "latentes" correspond à la version féminine de la rime en "ents" de Silvestre. Rimbaud a repris sa rime "ombelles"/"belles" au poème des Contemplations : "Le firmament est plein de la vaste clarté [...]", ce qui n'empêche pas de noter aussi le rapprochement sensible entre la rime "belles" de Rimbaud et le nom "Cybèle" qui en suggère l'idée chez Silvestre, Rimbaud ayant pratiqué la rime "belle"/"Cybèle" dans "Credo in unam" au demeurant.
Rendus plus attentifs, vous pouvez remarquer d'autres échos. Au vers 9, Silvestre parle de "renouveau" ce qui suppose l'idée de cycle, et il nomme ce qui s'oppose à la Mort, la "vie", dans une phrase exclamative. Rimbaud souligne l'idée de "vie" par les attaques syllabiques en écho au vers 9 de "Voyelles" : "vibrements divins des mers virides", juste après une mention au pluriel du mot "cycles", et il reporte l'emploi de l'interjection "oh", graphié différemment "O" au dernier vers du poème.
J'ai souligné en violet "Oméga" et "monte", le poème de Silvestre a beau se terminer sur le mot "terre" au lieu d'une vision du ciel, il décrit une ascension de la "splendeur" qui "monte de la terre".
Silvestre décrit un paradoxe, la Mort est la gloire du printemps, dit-il explicitement, et il fait entendre que la Mort et la vie sont nécessaires à la Nature pour proposer des formes nouvelles. Il n'est pas de vie sans action de la mort, et Silvestre joue sur l'idée classique que les plantes se nourrissent des corps morts pour sortir de terre et pousser en direction du ciel.
Je rappelle que dans "Voyelles", la distribution est irrégulière, trois vers de tercet pour le U, puis le O, mais deux vers pour le I, et surtout un rejet qui écourte les deux vers pour le E en rallongeant la part du A, et cela permet précisément un jeu de mariage des contraires, c'est parce qu'il y a des "golfes d'ombre" qu'il va y avoir des "Lances de glaciers fiers", etc., et "frissons d'ombelles" décrit des "fleurs blanches" qui sont dans une relation de jeu avec l'ombre.
Le spectacle de la mort est présent dans "Voyelles" où les "puanteurs cruelles" sont une inversion de l'idée de Silvestre d'une "odeur des jasmins". "Odeur" et "puanteurs" partagent le même suffixe en "-eur", et on pourrait ajouter "splendeurs" chez Silvestre, "candeurs" chez Rimbaud. J'ai souligné en bleu "revêt" chez Silvestre et "corset velu" chez Rimbaud, car le "noir corset velu" est ce qui rend le "A noir" éclatant et digne d'un alignement avec les quatre autres voyelles. Un discours sur la résignation de l'homme face à la mort comme nécessité apparaît aussi dans Les Contemplations.
Ajoutons un autre fait troublant : l'expression "Je dirai quelque jour" de Rimbaud, tout en me paraissant un écho sensible du poème "Ce siècle avait deux ans..." des Feuilles d'automne de Victor Hugo correspond au "un jour" prophétique de Silvestre avec son verbe "boire" conjugué au futur de l'indicatif.
J'ai aussi souligné les échos "monde" et "Mondes" ou "saignant" et "sang", mais remarquez que le dernier vers du sonnet "Eloge de la mort" renvoie au quatrain "Lys" de Rimbaud, et a déjà sa réponse dans le persiflage de "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" : "Des Lys ! On n'en voit pas !"
D'autres prolongements sont à observer de près. Le mot "pâtis" est déjà employé par Rimbaud dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", poème qui contient aussi une énumération des couleurs sélectionnées au premier vers de "Voyelles". "Voyelles" renvoie à la parodie "Lys" d'Armand Silvestre qui renvoie à "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" qui annonce à certains égards le sonnet "Voyelles". L'effet de bouclage ne vous est-il pas sensible ?
Ce n'est pas tout. Parmi les rares dédicataires de poèmes du premier recueil d'Armand Silvestre, nous relevons un "T. Dondey" pour Théophile Dondey, autrement dit pour Philothée O'Neddy, l'auteur auquel Rimbaud reprend l'association dans un alexandrin des mots "strideur(s)" et "clairon(s)". Silvestre a dédié à M. T. Dondey le poème "Heure du soir", pages 164 et 165. Il s'agit d'un charmant poème en cinq quatrains où les motifs sont nettement à rapprocher du "sang craché" et de la fierté "pourpre" du "rire des lèvres belles / Dans la colère ou les ivresses pénitentes" :
Le soleil, déchiré par les rocs ténébreux,
Tombe, comme César, dans sa robe sanglante.
Avant de nous quitter, l'heure se fait plus lente,
Et de confuses voix murmurent des adieux.

C'est le soir ! - L'horizon se remplit de lumière,
Et la pourpre s'allume aux rives de l'azur ;
Et le flot attiédi, plus profond et plus pur,
Enivre de chansons la rive hospitalière.

Derrière les brouillards où Phébé va s'asseoir,
La dernière colline a caché ses épaules ;
L'onde baise tout bas les longs cheveux des saules :
Vesper luit, comme un pleur, dans l'œil profond du soir.

On entend murmurer, sous les lentes morsures
Des lierres vagabonds, les chênes orgueilleux,
Et les soupirs lointains qu'élèvent vers les cieux
Les pins ensanglantés d'odorantes blessures.

C'est l'heure où tout cœur fier fuit dans la liberté,
En sentant se rouvrir la blessure fermée,
Tandis qu'au sein des fleurs la nature pâmée
Boit la fraîcheur de l'ombre et l'immortalité !
Prenons le deuxième quatrain de "Voyelles" dans son ensemble ! Les "Golfes d'ombre" entrent en résonance avec l'idée de boire la "fraîcheur de l'ombre et l'immortalité", tandis que, si les "odorantes blessures" sont un équivalent des "puanteurs cruelles" à la fin du tout premier quatrain de "Voyelles" (nous avions déjà cité "odeurs" dans "Eloge de la Mort"), les "pins", "les chênes orgueilleux" et le "cœur fier" ont à voir avec les "Lances des glaciers fiers". L'idée de fierté apparaît aussi dans "Paris se repeuple", poème qui a des passerelles importantes avec "Voyelles", notamment pour les séquences du "I rouge" et du "O bleu", elle apparaît aussi dans la figure du "Révolté fier" des "Mains de Jeanne-Marie".
Rimbaud a pu songer à son propre poème "Ophélie" en lisant certains vers de cette pièce "Heure du soir", mais notez la présence du syntagme "confuses voix" qui entre avec les "confuses paroles" du sonnet "Les Correspondances" de Baudelaire dans un cliché exploité depuis longtemps par Hugo : "confuses voix" ou "confuses pensées", etc., apparaissant dans Les Voix intérieures ou autres recueils romantiques bien antérieurs à la création du sonnet "Les Correspondances" par Baudelaire. Je relève aussi la mention "Phébé" commune au poème rimbaldien "Entends comme brame..." réputé partager avec "Voyelles" un emploi de l'adjectif "viride(s)".
Je rappelle aussi que dans le poème "Spleen" O'Neddy associe comme Rimbaud dans "Paris se repeuple" les mots "strideur(s)" et "clairon(s)" à un chant du cygne au combat.
Dans le recueil Rimes neuves et vieilles, certains dédicataires reviennent à plusieurs reprises, notamment "A Léon P...", nous avons plusieurs mentions abrégées limitées même à deux initiales de prénom et nom. Les noms fournis ne correspondent pas en général à des personnes célèbres, mais il y a encore une belle exception qui accompagne le cas de Philothée O'Neddy, puisque Silvestre a aussi dédié un poème à Henri Cantel, l'auteur du recueil sous le manteau de 1860 Amours et priapées qui a servi en partie de référence à Albert Mérat pour composer son recueil plus chaste L'Idole, ce qui nous a valu la parodie du "Sonnet du Trou du Cul" par Rimbaud et Verlaine qui réécrit bien des passages de sa cible parodique, le recueil L'Idole d'Albert Mérat, mais en y mélangeant des réécritures du recueil Amours et priapées pour donner du relief à l'insuffisance du projet mératien. Sur le corps de l'Album zutique, Rimbaud a aligné en une colonne une parodie de Mérat et Cantel, et une autre parodie de Silvestre. C'est quand même impressionnant de voir à quel point tout s'imbrique, et c'est un début d'argument pour expliquer pourquoi "Lys" vient après le "Sonnet du Trou du Cul", il y a une logique qui prend corps.
Ce n'est pas tout. Même si le recours aux gallicismes "C'est..." dans les tercets du "Sonnet du Trou du Cul" s'inspirent directement de passages de Mérat et de Cantel, ce qui rend inutile de prétexter une influence de Silvestre, il n'en reste pas moins que le sonnet qui contient le mot "latents" à la rime se termine par des tercets où le gallicisme "C'est" est en très bonne part. Les cinq derniers vers commencent tous par "C'est" et en réalité le gallicisme a de premières occurrences dans les quatrains, il devient simplement systématique dans les cinq derniers vers.

    Eloge de la Mort

La Mort revêt d'éclat la Nature immortelle,
Et c'est elle qui fait la gloire du printemps !
Aux germes, sous la pierre endormis et latents,
Elle garde l'honneur d'une forme nouvelle.

C'est la vestale assise au temple de Cybèle,
Qui veille sans relâche au feu toujours vivant ;
C'est la grande nourrice, et l'univers enfant,
Un jour, boira notre âme au bout de sa mamelle.

Oh ! la nouvelle vie et le grand renouveau !
- C'est le monde des fleurs qui jaillit du tombeau ;
- C'est la rose de mai saignant sur la bruyère ;

- C'est l'or que le vent roule aux cimes des moissons ;
- C'est l'odeur des jasmins naissant sous les gazons ;
- C'est la splendeur des lys qui monte de la terre !

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Obscur et froncé comme un œillet violet,
Il respire, humblement tapi parmi la mousse
Humide encor d'amour qui suit la fuite douce
Des Fesses blanches jusqu'au cœur de son ourlet.

Des filaments pareils à des larmes de lait
Ont pleuré, sous le vent cruel qui les repousse,
A travers de petits caillots de marne rousse
Pour s'aller perdre où la pente les appelait.

Mon Rêve s'aboucha souvent à sa ventouse ;
Mon âme, du coït matériel jalouse,
En fit son larmier fauve et son nid de sanglots.

C'est l'olive pâmée, et la flûte câline ;
C'est le tube où descend la céleste praline :
Chanaan féminin dans les moiteurs enclos !
Rimbaud n'a composé que les tercets, les quatrains étant de Verlaine, et même s'il y a des échos entre quatrains et tercets, notamment ce jeu de reprises : "souvent à sa ventouse" face à "qui suit la fuite", Rimbaud souligne explicitement son propos avec le rejet de "matériel" à la césure, avec la forte dérision sensible d'un propos sexuel tourné sur le mode religieux : "céleste praline", "Chanaan féminin". J'observe que "pâmée" fait écho à un poème de Silvestre cité plus haut. Rimbaud tourne en dérision la sacralisation religieuse du désir sexuel chez les poètes, et cela croise évidemment la sexualisation de la vie universelle dans les célébrations cosmiques des poètes, Rimbaud s'inscrivant dans cette continuité avec "Credo in unam".
J'en viendrais à me demander si la césure acrobatique au vers 8 de "Voyelles" n'est pas pour partie un écho à celle de Verlaine au vers 8 du "Sonnet du trou du cul" : "Pour s'aller perdre où la + pente les appelait" / "Dans la colère ou les + ivresses pénitentes". Il s'agit dans les deux cas d'une césure sur un article défini, ça ne m'a pas l'air si anodin comme rapprochement.
Silvestre pratique très peu les enjambements acrobatiques pour sa part, mais restez vigilants, car avant Rimbaud qui fait de faux et mauvais alexandrins en prose : "C'est aussi simple qu'une phrase musicale" ou "J'ai seul la clef de cette parade sauvage", Silvestre se permet une césure sur le mot "autre" dans le but d'exprimer l'idée de formes nouvelles inconnues dans l'un des derniers poèmes du recueil de 1866. Silvestre joue aussi de manière virtuose avec l'allusion au trimètre et il fera dans Les Ailes d'or un poème métriquement étonnant dans le parfait prolongement du poème des Fêtes galantes avec "Et la tigresse épouvantable d'Hyrcanie".
J'ai encore énormément de choses à dire sur Silvestre lu par Rimbaud. Pour "L'Etoile a pleuré rose..." le sonnet cité plus haut contient "mamelle" qui fait écho à la forme "mammes", mais il y a plein de mots clefs à relever : "l'infini", "flanc", "souverain". Je ferai un relevé complet. Je vais faire des séries de citations, je ne vais pas avoir le choix.
Mais, une dernière grande idée subtile reste encore à dégager, c'est que le second recueil de Silvestre s'intitule Les Renaissances et le sonnet païen dont "Lys" de Rimbaud réécrit deux vers contient l'expression "Tout renaît" qui précède "Tout aime", et vous savez que j'ai mis en résonance tout à l'heure : "naissances latentes" et "odeurs des jasmins naissant..." Or, la copie autographe de "Voyelles" était détenue par Emile Blémont, le directeur d'une revue nommée La Renaissance littéraire et artistique où Rimbaud souhaitait être publié. Le poème "Les Corbeaux" l'a été, mais Blémont ne détenait aucun autre poème que "Voyelles" apparemment. Il y avait peu de poèmes de Rimbaud publiables, et donc "Voyelles" est un sonnet polémique où Rimbaud exprime ce que lui peut estimer une renaissance.
Je le répète : dans sa recension du recueil L'Année terrible, comme par hasard, Valade emploie les adjectifs de "Voyelles" "suprême" et "latente( )".
D'ailleurs, quand je vois Blémont parler de l'objectif et du subjectif en art, j'ai l'impression qu'il bloquait la publication de poèmes de Rimbaud, la retardait, mais que les discussions privées pouvaient être exploitées à titre personnel sans problème.
Je fais aussi observer que j'ai une lecture très balisée depuis 2003, époque où je n'avais encore jamais lu les poésies de Silvestre, et je les avais un peu vite lues jusqu'à présent, j'ai signalé il y a peu que les poésies de Silvestre étaient des sources non seulement pour "Lys", mais aussi pour "Voyelles" et "L'Etoile a pleuré rose..." Il y a ci-dessus des idées nouvelles dans l'analyse des détails et il y a quelques jours je faisais la découverte que Pelletan avait identifié le sonnet de Silvestre qui avait inspiré directement les deux derniers vers "lys" de Rimbaud, et cela s'amplifiait d'autres découvertes reliant Silvestre aux Contemplations de Victor Hugo.
Je n'ai pas fini de vous citer les vers de Silvestre pour commenter "Voyelles" et "L'Etoile a pleuré rose..."

Note : le titre de mon article vient d'un nom de film et il y a un petit calembour aussi sur le nom du réalisateur de ce film. A vous de trouver, bonne nuit !

2 commentaires:

  1. Il va y avoir des suites à cet article.
    Je vais vous citer le poème dédié à Henri Cantel, d'autres encore, je vais vous parler de La Gloire du souvenir publication de 1872, je vais revenir sur le rapport entre Silvestre et les Lèvres closes de Léon Dierx. J'ai d'autres mots clefs que ceux cités ci-dessus : infini, souverain, flanc, puisqu'il y a tout le motif de l'étoile ou de l'aube qui pleure, puisqu'il y a aussi "perler" ou "perler", puisqu'il faudra parler des "reins". je parlerai aussi de la rime en "-ine" impliquant "narine", la fin du "Sonnet du Trou du cul" et quelques poèmes de Silvestre. Je parlerai de "pourpre", "pourpris"...
    Je ferai des articles conséquents sur Les Contemplations.
    Vous voulez le plus proche équivalent de la rime "latentes"/"éclatantes" chez Hugo, je vous offre ceci : dans "Melancholia" livre 3e des Contemplations, vous avez un génie assimilé à un soleil se levant sur la foule vue comme une mer, et voici deux vers :

    Il luit ; le jour qu'il jette est un jour éclatant ;
    Il apporte une idée au siècle qui l'attend ;
    [...]

    J'ai plein d'autres idées à faire remonter, j'en ai des tonnes.
    Sur la lecture visuelle dans Les Contemplations, j'ai des tonnes de citations : votre regard commente vos discours, une voix dont mes yeux ne voyaient pas la bouche, Le vent lit à quelqu'un d'invisible..., le livre effrayant des forêts et des eaux, Et tout homme est un livre... / Je leur montre du doigt le ciel, / Dieu qui s'y cache...
    A suivre, bien prochainement.

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  2. Je meurs d'envie de continuer à publier des études sur Silvestre et "Voyelles". Je dois laisser le temps à l'article de prendre un petit peu auprès du public.
    C'est historique.
    Donc, il n'y a pas l'idée du langage visuel cosmique comme dans "Les Contemplations" de Victor Hugo, mais il y a une idée cosmique quand même. Et appréciez qu'il y a l'idée des "germes", voir "Credo in unam" et certains poèmes des Contemplations, et les germes vont pousser et devenir fleurs, ce qui rejoint le passage "Ta Rime sourdra, rose ou blanche", du poème envoyé à Banville "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs".
    La cohérence de propos est totale, et bien sûr le glissement des fleurs aux voyelles s'explique par Les Contemplations, par des sources antérieures aussi au poème "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" qui resteraient encore à découvrir éventuellement, et donc la lecture de Silvestre a créé un confort intellectuel à Rimbaud pour créer le sonnet "Voyelles" dont les idées prenaient forme dans la lettre du 15 mai et dans le poème envoyé en août 1871 à Banville. Et un argument très fort ci-dessus, c'est la liaison entre "Tout renaît", le titre de recueil Les Renaissances et le titre de la revue dirigée par Blémont : La Renaissance littéraire et artistique, avec renaissances pour le côté floral et littéraire pour le passage aux voyelles cosmique façon Hugo.
    Vous imaginez que le public se réjouit des débats de Robert Souriceau et René Encendres sur "Voyelles", qu'on a le livre d'un humoriste de pacotille sur une chaîne de radio sur les étals de libraires bouchés, vous imaginez que Murphy, Cornulier, Reboul, Murat et les quelques autres rimbaldiens de pointe laissent faire ça. Ils n'ont pas protesté sur la photo du "Coin de table à Aden", ils laissent tomber la lecture de "Voyelles". Ils n'ont pas protesté, ne se sont pas indignés quant à l'article invraisemblable de Dominicy sur les vers par moi déchiffrés de "L'Homme juste". On a le livre de Bardel qui transforme Une saison en enfer en disputes de bar entre Verlaine et Rimbaud. Moi, à leur place, je réagis directement. On ne peut pas laisser courir des choses pareilles, on se prononce au moins ponctuellement.
    Le but, c'est oui ou non que tout le monde comprenne mieux ce qu'a voulu dire Rimbaud dans ses poèmes ?
    Ce qui se passe, ça dépasse de loin l'entendement. C'est hallucinant.

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