Dans un plus ou moins récent article, Philippe Rocher a développé un parallèle intéressant entre le poème "Les Phares" de Baudelaire et le sonnet "Voyelles". Il y a en effet un parallèle de construction rhétorique entre les deux poèmes. Du vers 3 au vers 14 de son sonnet, Rimbaud énumère les cinq voyelles, et pour chacune d'elle, il juxtapose des expressions définitoires. C'est le principe adopté par Baudelaire dans "Les Phares". Baudelaire énumère huit noms d'artistes, il leur concède à chacun un quatrain formé de juxtapositions de groupes nominaux : "Rubens, fleuve d'oubli...", "Léonard de Vinci, miroir...", "Rembrandt, triste hôpital..." et le quatrain sur Delacroix contient en prime la rime "anges"/"étranges".
Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,Ombragé par un bois de sapins toujours vert,Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étrangesPassent, comme un soupir étouffé de Weber ;[...]
La plupart des quatrains de Baudelaire ne fonctionnent que sur une seule liaison du nom d'artiste à un lieu : Delacroix est un lac, Rembrandt un hôpital, Michel-Ange un lieu vague, Léonard de Vinci un miroir, tandis que plus subtilement Watteau est un carnaval, puis des "décors", et Goya un cauchemar. Le premier artiste cité a un sort particulier. Nous avons plusieurs juxtapositions ce qui nous rapproche de la manière de "Voyelles" :
Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,Oreiller de chair fraîche [...]
Rubens est à la fois un fleuve, un jardin, un oreiller.
Puget est un cas particulier, il n'est pas cité en amorce de quatrain, il ne l'est qu'au dernier vers de la strophe qui lui est consacrée, et cela vient d'un déplacement du propos. Puget est le "mélancolique empereur des forçats", et non un lieu, qui serait le bagne lui-même. Il y a eu un vrai souci logique de la part de Baudelaire et pour résultat nous avons un subtil évitement. Remarquez que Puget est apostrophé "Toi qui sus..." comme le sont les voyelles du sonnet rimbaldien.
On peut ajouter que la fin du poème "Les Phares" parle d'un témoignage au Seigneur devant l'éternité et que nous avons une image de rayon mystique avec une forme grammaticale proche de "Voyelles" :
Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement[.]
On rapproche souvent le sonnet "Voyelles" du sonnet "Les Correspondances" de Baudelaire, sachant que "Les Correspondances" et "Les Phares" sont des poèmes significativement placés au début des Fleurs du Mal. Il faut ajouter que très souvent Baudelaire ponctue un quatrain, une strophe, un poème par une mention du regard, des yeux. Enfin, coutumièrement, les rimbaldiens font le rapprochement entre les mouches de Rimbaud dans les "puanteurs cruelles" et les visions dégoûtantes du poème "Une charogne", mais sans trop savoir quel parti en tirer. Certes, l'allusion est probable, mais je pense qu'elle est secondaire.
Mais, les images de Rimbaud ne font pourtant pas tellement songer à Baudelaire. En général, quand on écrit en alexandrins, les hémistiches sont tenus tout d'une haleine, et c'est encore plus vrai pour la poésie classique. L'émiettement des hémistiches est une spécialité hugolienne, et c'est aussi lié au fait que Victor Hugo utilise la grammaire au plus près du parlé, au plus près du langage familier, avec des suspensions, des juxtapositions. Hugo a tellement confiance en la poésie de ses balbutiements qu'il ne les sacrifie pas à l'effet d'ensemble de l'hémistiche. Le premier vers de "Voyelles" : "A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles," est typiquement hugolien dans le rythme, ce qu'accentue la ponctuation de la copie faite par Verlaine. Puis, Rimbaud s'adresse à des voyelles, pas à des artistes. Là encore, c'est typique de l'oraison poétique à la Victor Hugo. Hugo s'adresse aux choses, à l'impalpable sans arrêt, et il joue à faire parler plusieurs entités à la fois, et il allonge le jeu avec des énumérations. Et cela il le fait plus d'une fois bien sûr dans Les Contemplations. Le vers 2 "Je dirai quelque jour vos naissances latentes" de "Voyelles", je l'ai rapproché de vers du poème "Ce siècle avait deux ans...", ce que Cornulier a fait passer récemment pour une découverte sienne dans un article, alors que non, ça vient de moi, je l'ai déjà écrit plusieurs et maintes fois. L'ambiance de mystère : "A, noir corset velu..." est typiquement hugolienne, je disais déjà en 2003 que "Golfe d'ombre" sonnait comme du Victor Hugo. Le mot "candeurs" est mille fois dans la poésie hugolienne. Si le "Suprême Clairon" vient de "La Trompette du jugement", la mention "tente" figure elle aussi à la rime, et il faudrait citer la tente au livre III des Contemplations à la rime dans "Magnitudo parui" avec le Sphynx à côté ou la pyramide de Khéops.
Malheureusement, un fort instinct me dit que je ne trouverai pas l'adjectif "latentes" à la rime dans les poésies de Victor Hugo, je suis obligé de me rabattre sur les équivalences : le poète révèle bien des choses qui sont sous leurs surfaces et apparences. Je me demande si Rimbaud ne reprend pas l'adjectif "latent" à un texte en prose. Remarquez que dans sa recension du recueil L'Année terrible Léon Valade emploie non seulement "latent", mais "suprême", signe qu'il songe pour moi à sa lecture de "Voyelles". L'adjectif "suprême" a une réelle présence dans les poésies de Victor Hugo, contrairement à "latent". Hugo emploie-t-il l'adjectif "studieux" à la rime, en tout cas il est souvent question d'études... et l'adjectif qualifie des "fronts" mot emblématique au plan hugolien, et la relation des fronts aux yeux va de soi par-delà la rime "studieux"/"Yeux".
Pour "virides", le mot est tellement rare qu'il faut songer aussi aux équivalences. Hugo place parfois "flots bleus" à la rime, ou bien il il parle de "bois aux rameaux verts", etc. Ces équivalences sont à chercher.
En tout cas, "ombelles" semble bien venir des poésies de Victor Hugo, du poème IV : "Le firmament est plein de la vaste clarté", Rimbaud a repris la rime "belle"/"ombelle" à ce poème.
Alors, il n'y a pas que les rimes. Il conviendrait de chercher des juxtapositions où l'effet de sens est aussi ramassé, aussi télescopé, que pour "U, cycles", il faut chercher des reprises avec des jeux sur les limites du vers et de l'hémistiche : "Paix des pâtis... Paix des rides / Que [...]"
Mais la rime "étranges"/"anges" vient aussi des Contemplations, tandis que pour les mouches, les mondes, il y a des citations implacables, comme il y en a pour les voyelles et le rayon violet de Ses Yeux.
Fongaro avait déjà dit qu'il y avait tout chez Hugo et qu'il fallait y chercher le mot "strideurs" qui finalement n'y était pas.
Ceci dit, dans le livre sixième des Contemplations, nous avons un long poème en sizains intitulé "Pleurs dans la nuit" et ce poème est d'ailleurs suivi d'un poème dont la forme : quatrains alternant alexandrin et vers de six syllabe coïncide avec le poème liminaire de la section "Autrefois", il suffit de citer les débuts des deux poèmes pour que la liaison soit évidente : "Un jour je vis...", "Un jour, le morne esprit..."
Les sizains dominent dans "Pleurs dans la nuit", mais ils apparaissent aussi dans les poèmes suivants.
"Pleurs dans la nuit" offre une méditation métaphysique où le poète s'interroge sur les mondes, on a un poème qui a inspiré à la fois "Credo in unam" et "Voyelles". Le rapport du grand cosmique au petit de ce monde est une comparaison qui remonte bien sûr à la plus haute Antiquité, et Hugo en joue dans ses poésies dans la continuité de Lamartine et sur un mode très proche de son successeur Rimbaud.
Il y a plusieurs fois le pluriel mondes dans ce poème, on y trouve aussi ce vers : "L'abîme, où les soleils sont les égaux des mouches," et je me suis trompé plus haut c'est dans "Pleurs dans la nuit" que j'ai repérée l'image des tentes roulées avec le temple de granit et Khéops.
Le pluriel "mondes" et les interrogations reviennent dans le poème lui aussi en sizains "A la fenêtre pendant la nuit", à un poème d'intervalle, et dans ce poème qui se termine par la vision de la marée des constellations qui semblent s'approche, vous avez la rime étranges / anges dans l'avant-dernier sizain en compagnie du pluriel "soleils" et d'une idée de "clarté" dans "clairs flambeaux", à comparer à "Suprême Clairon" où lire l'adjectif "clair" :
Surgissant, clairs flambeaux, feux purs, rouges fournaises,Aigrettes de rubis, ou tourbillons de braises,Sur nos bords, sur nos monts,Et nous pétrifiant de leurs aspects étranges ;Car dans le gouffre énorme, il est des mondes angesEt des soleils démons !
Puis, les rimbaldiens commencent à essayer de souligner qu'il y a des mentions de l'alphabet vu par Hugo dans le ciel, je l'ai dit en 2003 dans mon article "Consonne" et même si les relevés du site "Poetes.com" ont disparu j'avais écrit une phrase de synthèse pour dire que ce principe parcourait tout le recueil. Il n'y a pas que l'alphabet. Il y a des tonnes de vers à citer où la lumière est un mot, vous avez tantôt "Le Verbe, c'est Dieu", tantôt "le mot, c'est dieu", tout cela en référence à saint Jean, vous avez une lecture du mot "DIEU" sur je ne sais plus quoi, vous avez une collection d'images qui ne se limitera pas au grand alphabet des lettres d'ombres et aux sept lettres d'or scintillantes du nom Jéhovah.
Vous avez un nombre conséquent de vers à relever où Hugo parle de voir Dieu à force de scruter l'univers. Vous avez aussi des images du type : ils ne voyaient pas les rayons qu'ils avaient dans leurs yeux, mais seulement...
Enfin, malgré mes maux de tête récurrents du jour, ma victoire sur les rimbaldiens est tellement écrasante. Ce que je viens d'écrire, mais c'est des précisions où je reviens sur ce que j'ai écrit en 2003, il y a vingt-et-un ans.
Puis, je peux ajouter ceci. Le poème "Les Etrennes des orphelins" s'inspire visiblement du conte d'Andersen La Petite fille aux allumettes, tout en s'inspirant forcément du modèle fourni à l'école "L'Ange et l'enfant" du boulanger nîmois Jean Reboul, mais ce thème Hugo l'a refait plusieurs fois dans ses poèmes et notamment dans Les Contemplations, et ça ne s'arrête pas là puisque vous avez aussi des allusions à cette idée comme dans les poèmes sur la mort de Claire Pradier.
Rimbaud connaissait Les Contemplations à fond et ça se ressent quand il compose "Voyelles".
Prochainement, je devrais faire un compte rendu de la vidéo d'un youtubeur qui dit pourquoi Rimbaud n'a été apprécié qu'après sa mort. Il dit pas mal de conneries, mais c'est marrant à commenter. En réalité, Rimbaud, non, n'était pas si reconnu que ça. Izambard et Demeny le prenaient pour un bon élève, mais un poète quelconque qui ne sortirait jamais du lot. Hugo en a entendu parler par la belle-famille de Verlaine, mais n'a pu s'en faire qu'une mauvaise image et n'en a eu aucune idée au plan de la valeur poétique. Mendès, Mérat et beaucoup d'autres l'ont rejeté bien qu'ils aient été à son contact. Banville l'a visiblement fortement sous-estimé. Et Rimbaud n'a clairement pas supporté d'attendre son tour pour paraître dans La Renaissance littéraire et artistique, revue où Blémont ne se privait pas pour se mettre en avant. Oui, il a été reconnu jusqu'à un certain point, mais il faut raison garder. Puis, surtout, comme il gênait, sa poésie pouvait disparaître avec lui.
Pourquoi n'était-il pas aimé de son vivant aussi ? Mais parce qu'il n'était pas neutralisé. Rimbaud, certes, avait aussi des torts dans son comportement, mais personne n'était pressé de le publier. Il y avait des bienséances mondaines à préserver à tout prix. Quand j'ai écrit : "N'oubliez pas chier sur le Dictionnaire Rimbaud si vous le rencontrez !" c'est cette reconduction à l'identique des comportements que j'ai soulignée.
Le youtubeur dit que les gens ne lisaient guère de poésies à l'époque, mais son raisonnement est faux, puisque Rimbaud est devenu célèbre sans que les gens lisent plus de poésies qu'avant, premièrement, et deuxièmement à l'époque les élèves à l'école, au collège et au lycée, étaient formés à produire des créations littéraires qui les situaient socialement en mérite les uns par rapport aux autres. Même s'ils n'ont rien à dire d'intéressants, les Demeny, les Blémont, les poètes parnassiens de troisième ordre, etc., et même parfois les poètes d'époque en vue, ce sont des mondains, ce sont des gens qui en écrivant de la poésie manifestent un droit à une estime sociale.
L'équivalent aujourd'hui, il y en a de divers types, mais ça peut être la critique universitaire. J'ai publié sur Rimbaud, c'est la même chose que publier à l'époque un recueil de poésies sans lendemain.
C'est exactement ça qui se passe.
Et les rimbaldiens, ils sont missionnés, les volumes collectifs, il y a des tractations, c'est un monde le doigt sur la couture du pantalon, c'est du macronisme, c'est les Etats-Unis qui décident qui va être élu en Moldavie ou au Mexique... C'est à ça qu'on a droit, tout simplement.
Et Rimbaud ? Il a envoyé promener tout ça !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire