Sur les copies de poèmes de Rimbaud faites par Verlaine, nous avons l'enchaînement du sonnet "Voyelles" et du quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." Cette suite paginée était accompagnée d'une table des matières avec le nombre de vers pour chaque poème, ce que la plupart des rimbaldiens allant vite en besogne assimilent bien à tort à l'élaboration d'un recueil, alors que le bon sens permet d'identifier un portefeuille de poèmes. Et le décompte des vers est plutôt un marqueur de progression en vue d'un dossier qui aura jour la taille raisonnable pour une publication. Je rappelle qu'il y a des variations du nombre de vers pour deux poèmes "L'Homme juste" et "Les Mains de Jeanne-Marie".
En tout cas, cette table des matières nous apprend que le quatrain est considéré comme une espèce de "madrigal". Mais, l'alignement sonnet et quatrain vient de l'Album zutique avec l'alignement du "Sonnet du Trou du Cul" (parodie du recueil L'Idole d'Albert Mérat doublé d'emprunts à Amours et priapées d'Henri Cantel) et du quatrain "Lys" parodie du premier recueil de Silvestre Rimes neuves et vieilles. L'idée qui vient naturellement à mon esprit, c'est que "Lys" pourrait bien lui aussi correspondre au genre du madrigal. Et j'insiste beaucoup sur le fait que l'hémistiche "L'Etoile a pleuré rose..." du quatrain qui suit "Voyelles" reprend un motif caractéristique des poésies de Silvestre où on trouve bien plus d'étoiles qui pleurent que de lys. Et j'ai insisté sur la présence à la rime du mot "latents" dans un sonnet des Rimes neuves et vieilles. Et ça ne s'arrête pas toujours pas là...
Qui à côté du "Sonnet du Trou du Cul" a transcrit un sonnet en vers de sept syllabes qui parodie le même sonnet païen que le quatrain "Lys" de Rimbaud ? Pelletan ! Le sonnet peut être soit une parodie de Cros par Pelletan, soit un poème à deux mains de Cros et Pelletan. Je n'ai pas encore cherché à trancher cette question. Cependant, l'écriture de la copie est attribuée à Pelletan si je ne m'abuse, et Pelletan est un journaliste au Rappel, le périodique auquel est rattaché Victor Hugo précisément. Glatigny publie aussi des poésies dans ce journal. Or, le vers de sept syllabes permet de dire que les Zutistes savent que le troisième sonnet païen s'inspire d'un poème précis des Contemplations en vers de sept syllabes, poème dont le titre "Vieille chanson du jeune temps" a un lien avec celui du recueil même de Silvestre Rimes neuves et vieilles. Et l'avant-dernière contribution de Rimbaud à l'Album zutique, qui est aussi la plus longue, est une parodie en alexandrins de Coppée, mais pas sous la forme d'un dizain, et ce poème s'intitule Les Remembrances du vieillard idiot. Je sais que Roubaud dans sa Vieillesse d'Alexandre identifie cette perfide allusion, mais j'ai du mal à croire qu'il ait fallu l'attendre lui pour que quelqu'un comprenne l'évidence. Bien sûr que c'est une réécriture pour "Les Contemplations de Victor Hugo". Le poème vise pourtant bien François Coppée, mais justement ce Coppée de la parodie veut prendre l'habit du poète des Contemplations en racontant un autrefois aussi débile que précocement sénile : interrogation sur le sexe de la petite sœur, sur la sexualité, etc. Le titre "Les Remembrances du vieillard idiot" prouve que pour Rimbaud la métaphysique du recueil de 1856 a eu un impact décisif sur nombre de poètes parnassiens, sauf que ceux-ci sont en-dessous du modèle, par mode mineur, par un réalisme et des sujets triviaux qui font que leur poésie manque un peu d'intérêt, et ainsi de suite. Coppée sait très bien tourner des vers, mais son réalisme guindé ne le laisse pas espérer une bien longue postérité littéraire. Silvestre est charmant, mais son message ne va pas au-delà de la sensualité. Je note que la dernière contribution zutique de Rimbaud, "Ressouvenir", parodie à nouveau Coppée, cette fois sous forme de dizain, avec une notable reprise de l'idée de "remembrances" dans le mot "souvenir". Une parodie de Coppée par Verlaine, plus tôt dans l'Album porte le titre "Remembrances" avec calembour du côté du membre viril. Mais, dans ses deux premiers recueils, Silvestre introduit une métaphysique du "souvenir" et c'est précisément à cela qu'il travaille, il va publier en 1872 le morceau "La Gloire du souvenir" qui sera ensuite intégré au second recueil Les Renaissances.
Et dans son livre Arthur Rimbaud et le foutoir zutique, si Bernard Teyssèdre n'aurait jamais dû tourner le dos à l'idée d'une parodie effective de poèmes des Lèvres closes de Léon Dierx, il a eu malgré tout raison de marquer une suite étrange : Silvestre parle de morts aux lèvres closes dans ce qui ne peut manquer d'apparaître comme une suite sensible au discours métaphysique de Léon Dierx. Silvestre devient une figure omniprésente dans la poésie rimbaldienne : "Lys", "Vu à Rome", "Voyelles" et "L'Etoile a pleuré rose..." Mais, en général, Silvestre n'est pas la seule source, ni la principale dans les autres poèmes. Serait-il la seule proie de réécritures dans "Lys" ?
Je cite le quatrain :
LysÔ balançoirs ! ô lys ! clysopompes d'argent !Dédaigneux des travaux, dédaigneux des famines !L'Aurore vous emplit d'un amour détergent !Une douceur de ciel beurre vos étamines !
Evidemment, il faut joindre à la lecture des poésies de Silvestre et surtout de son troisième sonnet païen, la préface de George Sand, avoir une connaissance des histoires de clystères dans les comédies de Molière, et une fois qu'on sait que Rimbaud et Pelletan ont repéré que le sonnet païen s'inspirait du poème des Contemplations : "Vieille chanson du jeune temps", il faut aussi avoir à l'esprit le passage de "Réponse à un acte d'accusation" où Hugo parle de la seringue qu'on "emplit" sur le modèle de Monsieur de Pourceaugnac.
Cela fait déjà beaucoup. Et il faut ajouter que Rimbaud reprend aussi à son poème "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs".
Mais, voilà, en si bon chemin, on en veut toujours plus. J'ai cité le sonnet avec "latents" à la rime et son dernier vers sur les lys qui montent au ciel. Et puis, il y a l'emploi du mot "balançoirs" qui est un synonyme de seringue se doublant d'un mot obscène pour désigner le membre viril, cela s'apprend dans les exemplaires ayant échappé au pilon de la première édition du Dictionnaire de la langue verte d'Alfred Delvau. Et si Rimbaud cite ce mot "balançoir", c'est parce que précisément Delvau, tout juste avant sa mort en 1867, un contributeur au Parnassiculet contemporain.
Reste-t-il dès lors quelque chose à débroussailler au sujet du quatrain "Lys" ? On a tout ce qu'il nous faut comme références érudites pour les deux derniers vers où bien évidemment nous n'avons aucun mal à sentir le message ironique essentiel des expressions "détergent" et "douceur de ciel", signification aggravée par le verbe "beurre". Nous avons tout le nécessaire pour comprendre le sel du premier vers, et nous pouvons nous-même apprécier le glissement de la lumière d'or à l'argent dans la comparaison des poésies de Silvestre au quatrain "Lys".
Mais il reste le deuxième vers qui reste comme ça franchement problématique :
Dédaigneux des travaux, dédaigneux des famines !
Il va de soi qu'il entre en résonance avec la mention intéressée "d'argent" à la rime, avec aussi le symbole royal du lys. On pense à la "bonne affaire" comme dit Verlaine des livres publiés sous le pseudonyme de Ludovic Hans avec leurs positions anticommunalistes affichées. Mais on peut continuer à se demander s'il n'y a pas encore une astuce. Je remarque que dans ses premières poésies, dans le volume du Reliquaire je crois, sinon dans les "Poèmes divers", Coppée a publié un poème "Le Lys" où il apparaît comme "dédaigneux" et j'avais repéré un vers d'un autre poème de Coppée "Les Aïeules", où nous avons l'idée des travaux et des famines. Mais le rapprochement ne s'imposait pas pleinement. Il reste que l'idée qu'humainement Rimbaud puisse associer des réflexions qu'il a eues par ailleurs, au sujet éventuellement d'autres poèmes, à une parodie en cours sur Silvestre n'est pas absurde en soi, et justement je faisais un lien plus haut entre le titre "Les Remembrances du vieillard idiot" et certaines idées clefs de Silvestre que Rimbaud cible dans d'autres poèmes. Je soulève aussi après Teyssèdre l'idée d'une influence seconde des poésies de Silvestre sur la composition de "Vu à Rome", parodie déclarée de Léon Dierx, et j'ai prouvé la présence des réécritures, n'en déplaise à Yves Reboul et à d'autres.
Mais c'est là que j'ai une nouvelle idée forte qui me paraît bien tentante. Je rappelle que pour le poème "L'Angelot maudit", j'avais deviné que la traduction en vers de La Divine Comédie devait jouer un rôle, et Benoît de Cornulier m'a devancé avec l'histoire du cloaque, voir son article dans le collectif La Poésie jubilatoire, mais il était aussi question bien sûr de La Comédie enfantine, et puis j'ai montré une réécriture d'un vers de "L'Heure du berger", mentionné par Guyaux dans son édition des œuvres de Rimbaud dans la collection de La Pléiade en 2009, sauf qu'il ne m'a pas cité, et puis j'ai insisté sur l'idée que les distiques pourraient renvoyer aussi à des poèmes de Verlaine, et enfin cerise sur le gâteau, j'ai publié sur ce blog il n'y a pas si longtemps que Rimbaud s'inspirait de deux poèmes du dix-huitième siècle (ou d'au moins l'un des deux, puisque l'un dérive de l'autre) sur un soldat ivre affrontant une borne en pleine nuit. Et là, nous entrions dans l'érudition qui vient de loin avec les poèmes aujourd'hui bien obscurs des siècles d'Ancien Régime.
Et justement, prenez Verlaine. Dans ses Fêtes galantes, vous avez un enjambement de mot à la césure d'un alexandrin avec le vers : "Et la tigresse épouvantable d'Hyrcanie", tandis que dans le "Sonnet du Trou du Cul" au dernier vers du deuxième quatrain vous avez la formule : "Pour s'aller perdre où la pente les appelait." Les tigres d'Hyrcanie sont une citation de la poésie classique et des tragédies classiques, mais le vers 8 du "Sonnet du Trou du Cul" est aussi une citation des tragédies classiques. Je ne vais vous citer qu'une seule preuve avec la tragédie Sophonisbe de Mairet où, accessoirement, je relève aussi la rime "asservie"/"vie" qui, du coup, remonte plus loin qu'au dix-huitième siècle, mais ce n'est pas le sujet ici.
Et qu'il est plus cruel qu'un tigre d'Hyrcanie. (Acte III, scène 3)Allons, Philin, allons, où le Destin m'appelle,[...] (Acte I, scène 2)Que celui dont le sort affligerait ma vieSi ce peuple odieux ta tenait asservie,[...] (Acte I, scène 1)
Je ne dis pas que Verlaine ou Rimbaud s'inspirent de ces vers de la première tragédie reconnue aux normes classiques, car Mairet emploie lui-même des clichés de son époque.
Il y a aussi l'expression à la rime "de la plus haute tour" dans cette tragédie, mais je pense que c'est de l'ordre de la coïncidence gratuite.
Mais j'en arrive au quatrain "Lys". Comme j'étais en train de relire la Sophonisbe de Mairet, je méditais sur les auteurs que je pourrais citer au sujet pour les opposer à l'emploi en rejet des apostrophes à partir de Corneille. La tragédie de Mairet peut en être, mais je me rappelais qu'une tragédie de Desmarets de Saint-Sorlin était vraiment exemplaire à ce sujet, sauf que je n'arrivais plus à retrouver son titre. Je me souvenais que cela fait penser au mot "voyant", j'ai envisagé "visionnaires", et effectivement il a écrit une pièce intitulée Les Visionnaires. J'espère ne pas me tromper dans mes souvenirs et ne pas confondre avec la pièce d'un autre auteur. Cependant, j'ai eu la surprise d'apprendre que Desmarets de Saint-Sorlin fut aussi particulièrement célèbre pour sa contribution par un quatrain intitulé "La Violette" à La Guirlande de Julie qui, à la base, est un recueil de madrigaux. Je peux vous dire que je me suis empressé d'aller lire le poème, et je rédige cet article immédiatement après ma lecture. Et avant même de lire le poème intitulé "La Violette", j'avais déjà en tête que le quatrain zutique portait un nom de fleur "Lys", tandis que le violet est présent au premier vers du "Sonnet du Trou du Cul" et au dernier de "Voyelles" : "rayon violet de Ses Yeux". Et quand on cherche, on trouve, mais... autre chose, et c'est la forme du second vers qui, évidemment, m'a frappé et que je rapproche instantanément de celle du second vers du quatrain "Lys" de Rimbaud :
LA VIOLETTE.Madrigal.Franche d'ambition je me cache sous l'herbe,Modeste en ma couleur, modeste en mon séjour ;Mais si sur votre front je me puis voir un jour,La plus humble des Fleurs sera la plus superbe.
De M. Des Marestz (lire "de monsieur" je présume)
On retrouve aussi la mention "madrigal" en sous-titre, ce qui confirme aussi le lien de "Lys" avec "L'Etoile a pleuré rose..." "Modeste" est l'inversion de "dédaigneux" comme de "superbe". L'expression "je me cache sous l'herbe" fait écho à l'agacement de Rimbaud : "Des lys ! Des lys ! On n'en voit pas !" dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs". L'expression : "je me puis voir un jour" a une petite résonance en passant avec le vers 2 de "Voyelles". Décidément !
Personne n'avait fait le rapprochement entre "La Violette" de Desmarets de Saint-Sorlin et le quatrain zutique "Lys" ?
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J'en profite aussi pour une mise au point sur le prétendu ésotérisme. On voit bien avec ces documents que la poésie de Rimbaud concède au jeu poseur des discours ésotériques, visionnaires, parce que Rimbaud conçoit un jeu littéraire fondé sur de la culture qu'on met en tension. Il ne s'agit pas de débattre si les poèmes ont un sens mystique ou s'ils se moquent de la mystique. Il est évident que Rimbaud ne perd pas son temps à dire qu'il ne croit pas aux métaphysiques d'artistes. On voit aussi à quel point la compréhension des poésies de Rimbaud est liée à une bonne érudition littéraire, ils parlent sans arrêt des autres écrits, ce n'est pas un écrivain qui part si librement que ça dans son imagination galopante. Hugo était assez zinzin pour croire aux tables tournantes, d'ailleurs le poème A M. D. G. de G. s'adresse à feu madame Delphine Gay de Girardin qui l'a initié au spiritisme et qui est morte un an avant la publication des Contemplations, ce qui explique la présence de ce poème-dédicace.
Il y avait autour de Rimbaud des zinzins qui étaient francs-maçons et qui pouvaient conseiller à Rimbaud de lire des pataquès ésotériques, des livres de clowns du genre Swedenborg, etc. Rimbaud a un peu lu Swedenborg visiblement, mais il n'en a rien tiré, et c'est normal. Les discours ésotériques sont encore plus crétins que le discours chrétien : ça sert à quoi de dire qu'on est adepte de la cuillère qui fait tourner le café et de chercher la clef du problème pour faire tourner les carrés, triangles et pentagones qu'on se fait en esprit avec la même cuillère ? A rien. Rimbaud, il le savait que c'était de la confusion mentale. Quand il lit Swedenborg, il cherche précisément à comprendre d'où viennent ces lubies autour de lui. C'est du bon sens !
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