Vous l'avez vu dans la Brève N°2 : Rimbaud a composé son quatrain "Lys" à partir du troisième sonnet païen du recueil Rimes neuves et vieilles, et les deux derniers vers de la pièce zutique, sa deuxième moitié donc, sont des réécritures de deux vers de ce poème précis d'Armand Silvestre. Connaissant cela, Pelletan a composé un sonnet sur la même page manuscrite qui reprend lui aussi des éléments au même poème de Silvestre, ce qui veut dire que ce sonnet a été un sujet de discussion entre les zutistes, entre Rimbaud et ses premiers lecteurs parisiens qui vivaient précisément de leurs plumes pour la plupart.
Pelletan a repris la mention "avril" en attaque de vers pour en faire l'attaque de tout le poème, puis il a repris le mot "floraisons" au poème de Silvestre et il l'a repris au vers 10 de son sonnet, le vers 10 étant le vers interne au premier tercet, le mot "floraisons" est au vers 10 dans les deux sonnets. Dans celui de Silvestre, le mot "floraisons" est à la rime avec "frissons" qui précédait au vers 9. Dans le poème de Pelletan, "floraisons" n'est pas à la rime, rime qu'il convient de citer, puisque Pelletan fait rime "arômes" avec "polychrômes" en se permettant une petite corruption orthographique, non obligatoire pourtant pour la rime. Cela me rappelle qu'il existe des accents circonflexes manuscrits un peu étonnants sur les rimes de la copie manuscrite du "Bateau ivre", genre "zônes", mais je ne maîtrise pas le sujet, je passe.
Ce qui est à la rime chez Pelletan, c'est la séquence "floraisons polychrômes", et j'en fais un argument sensible pour souligner que les poésies de Silvestre et ce sonnet de Pelletan sont des sources au sonnet "Voyelles". Et vous avez pu noter que dans "Voyelles" Rimbaud reprend "vibrer" de Pelletan sous la forme "vibrements" mais aussi "frissons" au poème de Silvestre, et j'ai montré par un relevé que "frissons" et "vibrements" n'ont rien d'anodin sous la plume de Rimbaud.
Notons encore que "vibrements" au vers 9 du poème "Voyelles" est symétrique de son premier emploi, au moins en vers, par son inventeur Théophile Gautier au vers 9 d'un sonnet des Poésies de 1830 et symétrique en prime de l'emploi du mot "frissons" à la rime au vers 9 du sonnet païen parodié dans "Lys".
Notons aussi les oppositions entre le premier tercet du sonnet de Silvestre et le premier tercet de "Voyelles" : Rosa ignore ce qui touche sa sandale, quand l'alchimie s'imprime sur les fronts des hommes studieux.
Enfin, j'ai insisté en ce qui concerne le sonnet de Silvestre sur le fait que le passage ayant inspiré une réécriture à Pelletan : "les frissons / Qu'avril nous porte avec ses blanches floraisons;" est réécrit en "frissons d'ombelles" au vers 6 de "Voyelles", les "ombelles" étant des fleurs blanches dans la série des illustrations du "E blanc". Sur la copie faite par Verlaine, on voit que Rimbaud avait essayé un jeu de répétition de "frissons de vapeurs et des tentes" à "frissons d'ombelles", il a essayé en gros un jeu de resserrement en mention, le glissement de l'expression plus longue à l'expression plus concise devait créer un effet sur le lecteur, mais Rimbaud a bien vu que la logique énumérative du poème réduisait à néant la tentative, il a du coup préféré renoncer à cette reprise et a modifié le vers 5 comme suit : "candeurs des vapeurs et des tentes". Toutefois, la survie de la version recopiée par Verlaine permet à la critique littéraire de méditer sur le rapport entre "candeurs" et "frissons", comme sur le rapport entre les tentes et l'idée de toile protectrice formée par la floraison des ombelles.
Pour l'instant, il faut encore chercher qui avant Rimbaud plaçait les mots "latentes" ou "ombelles" à la rime dans un poème. A défaut, ou peut-être pas, je vais vous inviter quand même à relire Les Contemplations de Victor Hugo.
Le quatrième poème de la première section "Aurore" des Contemplations : "Le firmament est plein de la vaste clarté[;]" contient précisément la rime du second quatrain de "Voyelles" : "ombelles"/"belles", dans le même ordre de défilement mais au singulier. Et cela va vous valoir une citation élargie :
Le vent lit à quelqu'un d'invisible un passageDu poème inouï de la création ;L'oiseau parle au parfum, la fleur parle au rayon ;Les pins sur les étangs dressent leur verte ombelle :Les nids ont chaud ; l'azur trouve la terre belle,[...]
Vous avez l'idée qu'on peut lire la Nature comme un livre, je dis depuis 2003 que c'est une idée mille fois rebattue dans Les Contemplations et que c'est une source évidente au sonnet "Voyelles". Depuis quelques années, certains rimbaldiens font semblant de ne pas m'avoir lu et s'attribuent des découvertes en rapprochant "Voyelles" de passages des Contemplations.
Mais vous avez dans la foulée un parallèle à faire entre "poème inouï de la création" et "Poème / De la Mer" dans "Le Bateau ivre", et puis "la fleur parle au rayon", c'est le sujet du poème "Stella" dont je rappelais aussi que c'est le poème cité par Rimbaud pour définir le "vu" chez Hugo, et je prétends, parce que je suis intelligent, que dans "Aube", la "fleur qui me dit son nom" est un jeu sur la révélation par la lumière dans le prolongement du "Stella" de Victor Hugo, et vous avez ici même dans la citation plus haut un exemple que Victor Hugo revient sur cette idée.
C'est dans un tel contexte que vous avez la rime "ombelle"/"belle" chez Hugo, rime placée nettement au début du recueil qui plus est.
Et ça ne s'arrête pas là. Nous, aujourd'hui, nous pouvons voir aussi les liens avec La Fin de Satan, ce qui n'était pas possible pour Rimbaud. En revanche, contrairement à Verlaine qui, à la fin de sa vie encore, se plaignait des recueils de l'exil et regrettait le poète lyrique des décennies 1820 et 1830, Baudelaire a écrit dans "Réflexions à propos de quelques-uns de mes contemporains" que Victor Hugo devenait véritablement voyant dans sa poésie de l'exil avec Les Contemplations et La Légende des siècles. Evidemment, débiles mentaux que vous êtes, vous ne lisez pas La Légende des siècles, puisque c'est un ramassis de contes pour enfants avec des combats, du merveilleux et tout un attirail de basse littérature. Vous pardonnez à Homère, pas aux autres. Personnellement, j'adore La Légende des siècles, mais de toute façon même si vous voulez écarter les récits, vous avez des poèmes métaphysiques dans ce recueil (à lire dans sa version de 1859, la seule connue de Rimbaud) et vous avez en particulier le début "Le Sacre de la femme" et puis la fin avec "La Trompette du jugement". Je pourrais citer d'autres poèmes métaphysiques : "Le Satyre", "Pleine mer", "Plein ciel", citer du "Booz endormi", etc., mais ce que je pointe du doigt, c'est que Rimbaud il a compris la métaphysique de Victor Hugo et il sait aussi où elle est bien mise en relief. Le recueil des Châtiments est plus politique, il contient toutes ces considérations métaphysiques, mais elles sont mises au service du projet satirique. Rimbaud, il sait qu'il faut lire "Le Sacre de la femme" ou "La Trompette du jugement" pour bien appréhender la métaphysique hugolienne, et il sait aussi qu'il faut y adjoindre Les Contemplations. Et le poème dont il a extrait la rime "ombelle"/"belle" apparemment, fait le lien avec "Le Sacre de la femme" pour ce qui est de la lumière.
Evidemment, il y aurait d'autres pistes à creuser au sujet de "Voyelles".
Prenez la préface en prose aux Contemplations. Hugo s'inspire de la publication alors toute récente des Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand, ouvrage dont Rimbaud va tirer un parti énorme et en retour le mettre en relief, puisqu'il a réécrit plein de passages de sa "conclusion" pour composer le poème en prose "Vies".
Que vous le vouliez ou non, on a rarement eu des préfaces aussi ambitieuses pour un recueil de poésies. Celle des Contemplations est unique dans l'histoire de la Littérature. L'auteur commence par réclamer le droit d'influer sur l'état d'esprit avant la lecture et dit que son livre doit être lu comme on lirait le livre d'un mort. Il passe un cran au-dessus des audaces de Chateaubriand, puisque la publication n'est pas prévue pour venir après son décès... Cela a plein d'implications. Il parle d'une vie qui a filtré goutte à goutte, puis après avoir indiqué le lien à Chateaubriand en parlant de "Mémoires d'une âme" Hugo parle d'un poète qui sait dépasser l'individualité : insensé qui crois que je ne suis pas toi !" Qu'il y ait pensé avant ou après le 15 mai 1871, Rimbaud ne pouvait ignorer le lien sensible que dessinait cette phrase avec la formule du "Je est un autre" ! Je pense que Rimbaud y avait pensé avant le 15 mai, mais peu importe pour l'instant. Ce qui m'intéresse là, c'est qu'Hugo va définir la vie pour tout homme avec le cumul des expériences où on passe de l'espérance au deuil et où on arrive à la contemplation de Dieu. Moi qui suis intelligent, je le dis depuis le début que c'est évident que les mots communs de "Voyelles" avec "Paris se repeuple" et "Les Mains de Jeanne-Marie" prouvent qu'il faut penser aux morts de la Commune.
Dans "Voyelles", Rimbaud dit à Hugo : "M'y voilà, à la perte des espérances, au deuil des êtres chers. Je ne connaissais pas personnellement tous ces martyrs, mais la répression sanglante de la Commune, voilà qui met un coup d'arrêt à l'idée d'une providence annonçant une ère de progrès. Toi, Hugo, tu la maintiens dans la foi religieuse, mais moi je l'ai mise dans le refus du christianisme et dans Vénus, et je vais te montrer que je lâche pas l'affaire."
C'est ça l'esprit du sonnet "Voyelles" !
Dès cette préface, et dès les premiers poèmes du recueil Les Contemplations, Hugo met en place l'idée du front triste du poète qui recueille ses impressions et qui vieillit face aux épreuves, mais son salut est dans Dieu, et la rime finale de "Voyelles" joue là-dessus bien sûr : "Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux" et "Ô l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !" La fleur parle au rayon, mais le front du poète aussi... Et le silence, le fait d'être muet, tout cela occupe aussi les vers méditatifs du début du recueil hugolien.
Le poème liminaire : "Un jour, je vis..." placé devant la première des six parties des Contemplations, est un magnifique poème en quatre quatrains alternant l'alexandrin et le vers de six syllabes. Vu le jeu de glissement métrique sur le verbe "passer", je vous laisse comparer avec "Ophélie" de Rimbaud. La fin du poème parle de l'homme comme "bateau". Pour diverses raisons, la fin du poème hugolien ne peut pas se rattacher au "Bateau ivre", mais c'est quand même une pièce à verser au dossier.
Le premier quatrain est sublime :
Un jour je vis, debout au bord des flots mouvants,Passer, gonflant ses voiles,Un rapide navire enveloppé de ventsDe vagues et d'étoiles ;
Le second est superbe, épique, quoiqu'il sente un peu la difficulté vaincue dans sa formulation :
Et j'entendis, penché sur l'abîme des cieux,Que l'autre abîme touche,Me parler à l'oreille une voix dont mes yeuxNe voyaient pas la bouche :
Le placement du verbe "touche" me fait songer à la difficulté vaincue, mais ça reste d'une ampleur d'écriture souveraine pour parler comme Silvestre et "L'Etoile a pleuré rose...", et vous avez le mot "yeux" à la rime, avec non pas "studieux", mais "cieux". Pourtant, le rapprochement avec "Voyelles" sonne juste. Le sonnet "Voyelles" s'est inspiré de "La Trompette du jugement" avec "Suprême clairon" qui inverse "clairon suprême" en particulier. Or, dans "La Trompette du jugement", il y a la difficulté de voir celui qui tient le clairon, de voir sa main, sa bouche, et dans "Voyelles" la révélation est du seul "rayon" et non des "Yeux" eux-mêmes. Et ici, nous avons l'idée d'une voix avec la problématique du silence cosmique de Dieu, la révélation de la voix étant un dépassement des perceptions communes par le poète, et Rimbaud remplace cela par un effet visuel.
Et justement, je reviens à la préface en prose des Contemplations : le poète dit que les contemplations sont les mémoires d'une âme, un recueil d'impressions qui vont de la naissance à la solitude devant le "clairon de l'abîme".
C'est fou ce que je dois me tromper quant à la compréhension du sonnet "Voyelles" depuis vingt-un ou vingt-deux ans.
Le troisième quatrain définit le poète de Guernesey en gros, l'expression au "triste front" est à la rime, un peu comme "fronts studieux", nous avons le même spectacle d'un bord de mer frappé les flots, et le fait de savoir tirer un enseignement de ces flots.
"Poète, tu fais bien ! Poète au triste front,Tu rêves près des ondes,Et tu tires des mers bien des choses qui sontSous les vagues profondes !
Evidemment, le dernier quatrain ne ressemble pas du tout à du Rimbaud, malgré l'enseignement suivi par Rimbaud de l'être humain considéré comme un bateau :
La mer, c'est le Seigneur, que, misère ou bonheur,Tout destin montre et nomme ;Le vent, c'est le Seigneur ; l'astre, c'est le Seigneur ;Le navire, c'est l'homme."
Mer, vent et astres ne sont pas le Seigneur dans "Le Bateau ivre", mais notez tout de même le parallèle toujours sensible avec "Voyelles", le rayon violet de Ses Yeux, c'est...
Vous prenez les premiers poèmes de la section "L'Aurore", c'est un festival de chefs-d'œuvre de la poésie française. Le premier poème "A ma fille", vous avez un discours d'enseignement de la foi chrétienne d'un père à sa fille, vous croyez que c'est des mots tout bêtes et tout simples, et vous vous en tirez en considérant que le paradoxe c'est que la fille est morte avant le père, sauf que, je vous connais, vous passez à côté du maniement stupéfiant du vers de trois syllabes dans des quatrains à base de vers de dix syllabes. Le vers de trois syllabe est anormalement court en poésie, c'est un vers acrobatique rejeté par les classiques, et ici il est employé dans un poème d'émotions fortes, un poème empreint de gravité, mais l'emploi du vers de trois syllabes fait que le poème n'est pas solennel, et les effets conclusifs de ces vers de trois syllabes c'est du jamais vu dans l'histoire de la poésie. Hugo en tire un parti rythmique saisissant.
Meschonnic ? Mais tu lui mets trois claques, c'est un petit con, Meschonnic ! Apprécie l'effet du choix du vers de trois syllabes, et sois un peu plus sensible à ce que tu lis, un peu plus intelligent.
Le second poème justifie un rapprochement avec "Aube" de Rimbaud.
Le troisième poème "Mes deux filles" réécrit des vers de l'un des plus vertigineux des Sonnets pour Hélène de Ronsard. Qui n'a pas lu : "Te regardant assise auprès de ta cousine, Belle comme une aurore et toi comme un soleil..." et se pique d'aimer la poésie ?
Le cinquième poème "A André Chénier" mériterait un commentaire, puisqu'on vous dira que Victor Hugo se moque chant-mé du poète du dix-huitième, alors que Chénier est celui qui a commencé à réassouplir le vers en fin de course du classicisme. Et deux poèmes plus loin, on a "Réponse à un acte d'accusation" et "Suite". Entre-temps, on a le poème VI "La Vie aux champs".
Et vous croyez que Rimbaud s'est dispensé de dialoguer avec le grand recueil lyrique hugolien ?
C'est ça que vous croyez ?
Vous relevez peut-être, et encore je ne sais pas où vous en êtes, la rime "chaise"/"aise" et vous la rapprochez de "Première soirée" pour concéder que Rimbaud a eu des modèles à ses débuts.
OK... D'accord! Super... Je dois vous laisser.
OK... D'accord! Super... Je dois vous laisser.
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David est parti, c'est moi Steve Benoît qui vais vous pondre un truc.
Alors, certainement que Rimbaud reprend la rime "ombelle"/"belle" au poème IV de la section "Aurore" des Contemplations. L'éditeur avait voulu corriger le mot à la rime en "ombrelle", et Hugo avait dû protester. Cette rime avait fait du bruit à l'époque. Editrice du recueil au Livre de poche, Ludmila Charles-Wurts ajoute une note de bas de page au mot "ombelle", note où elle dit ceci :
Terme de botanique - ne dois-tu pas la connaître ? - issu du latin umbella qui veut dire "parasol". Le 6 avril 1856, V. Hugo écrit à P. Meurice pour lui demander le rétablissement de ce mot dans les dernières épreuves du recueil : un correcteur zélé avait écrit "ombrelle", faute grave aux yeux de l'auteur de "Réponse à un acte d'accusation" (I, 7), puisqu'elle remplace le mot propre par un mot figuré.
Voilà, comme ça, vous n'êtes pas obligés de citer l'article ci-dessus, vous pouvez directement citer celui-ci.
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