Le poème "Vu à Rome" pose plusieurs problèmes redoutables d'interprétation. Nous comprenons le sens immédiat du petit récit en trois quatrains, mais les intentions ne sont pas très claires.
J'ai récemment mis un terme définitif au débat si oui ou non il y avait dans ce poème des éléments parodiques du côté de Léon Dierx. La réponse est oui, et j'avais entièrement raison dès le début de souligner la mention "livide" dans "Lazare", j'ai bien sûr compris qu'il fallait passer de la répétition "Nez" de "Vu à Rome" à celle du nom "yeux" dans "Les Yeux de Nyssia", et j'ai souligné à quel point en particulier les vers 7 et 8 étaient une réécriture de poèmes précis, de vers précis même de poèmes du recueil des Lèvres closes. Je garde toujours sous le coude l'idée que les octosyllabes de "Vu à Rome" coïncident avec leur recours par Dierx dans la plaquette publiée au même moment (7 octobre 1871, "Vu à Rome" étant de cette époque) : Paroles du vaincu, même si les sujets traités n'ont rien à voir et qu'il n'y a aucune réécriture. Je précise que j'ai ce mérite que n'ont plus la plupart des universitaires de connaître le code d'emploi des types de vers. Il y a deux grands vers pour la haute poésie : c'est l'alexandrin qui règne depuis le milieu du XVIe siècle, et c'est le décasyllabe aux hémistiches de quatre et six syllabes qui était le vers héroïque, le grand vers avant le milieu du XVIe siècle. L'octosyllabe apparaît certes dans des poèmes de quelque ambition, mais en général en alternance avec l'alexandrin. Vous avez des poèmes des Fleurs du Mal tout en octosyllabes, et la remarque vaut pour les recueils de Victor Hugo, certains poèmes de Rimbaud, mais même dans le cas de Baudelaire, Hugo et Rimbaud l'emploi de l'octosyllabe signifie que nous ne sommes pas dans la grande poésie lyrique. Et tous les vers en-dessous de huit syllabes sont plus familiers, plus chansonniers, moins littéraires, et ils sont acrobatiques à partir de quatre syllabes ou moins. Les autres vers à césure sont classés eux aussi parmi les vers de chanson pour des raisons que je ne détaillerai pas ici.
Donc le fait que "Vu à Rome" soit en octosyllabes relève d'un persiflage à l'égard de Dierx et ironise sur son choix dans le cas du poème revanchard Paroles du vaincu qui en appelle à une reprise ultérieure de la guerre avec les allemands où le massacre aura sa part. Ne dites pas que "Vu à Rome" et Paroles du vaincu n'ont rien à voir. Je ne m'arrête pas là dans le cas de Léon Dierx. D'abord, vu qu'il est question de la chapelle Sixtine, le jeu de mots est assez naturel entre Léon Dierx et Léon X. Il s'agissait d'un pape qui a favorisé la vente des Indulgences, ce qui a causé une crise schismatique précisément au début du XVIe siècle entre protestants et catholiques. Plus précisément, au début, la contestation était saine avec le courant évangélique, puis elle a dérapé avec Luther, personnage qui pose moralement problème et qui était favorable au massacre de centaines de milliers de paysans insurgés, l'image idéalisée des protestants qu'on nous vend ça me fait bien rire. Dans les guerres de religion, je n'ai pas remarqué un comportement exemplaire des protestants en France, il faut arrêter de se la péter. Il y a beaucoup de choses à dire. Protestants pleins de morgue, je vous chie dans la glotte. Les protestants ont fait rater une réforme de l'église de type érasmien, et ils ont pour référence des guignols du genre de Luther et Calvin. En tout cas, le mot "schismatique" apparaît dans le poème de Rimbaud et cela est à relier au calembour entre Léon Dierx et Léon X. Pour ce qui est de la chapelle Sixtine, Léon X a eu un rôle plus secondaire. La chapelle Sixtine est liée à la famille della Rovere et au pape Sixte IV della Rovere dont elle tire son nom. C'est à son époque qu'elle a été créée (1475-1481). Suite à l'épisode de la papauté d'Avignon, la "Capella magna" où se tenaient d'importants conclaves était tombée en ruine pour dire vite, d'où la création de la Chapelle Sixtine. La chapelle est donc créée sous le pape Sixte IV qui va faire venir plusieurs artistes italiens majeurs de son temps pour lui donner du faste : Botticelli, Le Pérugin, Piero di Cosimo, Ghirlandaio, etc.). Dans un deuxième temps, le nouveau pape Jules II, neveu de Sixte IV, va commanditer Michel-Ange pour peindre les fresques sur la voûte, sachant qu'une fissure est apparue et menace tout l'édifice. Le pape Léon X intervient dans un troisième temps en agrémentant la chapelle Sixtine de tapisseries flamandes tissées à partir d'un dessin de Raphaël, elles représentent les histoires des deux apôtres véritablement au fondement de l'église catholique romaine que sont saint Pierre et saint Paul. La fresque du Jugement dernier viendra encore après modifier cet ensemble.
On remarque que la contribution de Léon X cadre parfaitement avec le propos "schismatique" que suppose "Vu à Rome".
Evidemment, on peut penser que Léon Dierx n'est cité que pour le calembour avec Léon X et étudier le poème à la seule mesure des références à la religion. J'insiste plus haut sur le fait que Rimbaud a pris la peine d'introduire des termes clefs du recueil Lèvres closes de Léon Dierx. Il faut nécessairement relier les deux perspectives de lecture.
Et comme j'ai parlé des octosyllabes, j'introduis aussi le débat sur les strophes. Sur la précédente page de l'Album zutique, vous avez une succession sonnet et quatrain, celle du "Sonnet du Trou du Cul" et du quatrain "Lys", ce modèle a été repris sur la marge gauche remplie par un sonnet de Pelletan et un quatrain de Léon Valade. Notez que Léon Valade pourrait faire jeu de mots papal : "Léon V." J'indique ça à tout hasard, d'autant que, dans ma thèse de composition de l'Album zutique, je considère que "Vu à Rome" et "Fête galante" sont tous deux des ajouts postérieurs aux deux dizains à la manière de Coppée et au monostiche parodiant Louis-Xavier de Ricard. Et Rimbaud joue lui aussi comme Pelletan et Valade sur le vis-à-vis des colonnes de poèmes, mais au lieu de reconduire la succession sonnet et quatrain, ce qu'il fera sur un feuillet manuscrit pour "Voyelles" et "L'Etoile a pleuré rose...", il va composer un poème en trois quatrains "Vu à Rome" et un autre poème tout en tercets "Fête galante".
Ici, il faut bien connaître les particularités métriques du recueil Fêtes galantes. En effet, "Vu à Rome" est en trois quatrains, et "Fête galante" en trois tercets, ce qui veut dire que la colonne zutique est une perfide allusion à la forme du sonnet sur deux poèmes. Or, il n'y a pas un seul sonnet dans le recueil des Fêtes galantes, sauf une imitation en douce dans le poème "L'Allée" où derrière un ensemble de quatorze vers d'une traite on reconnaît à l'envers l'ordre des rimes dans un sonnet. Le poème en quatorze vers "L'Allée" a une organisation des rimes ABABAACDDCEFEF. Il s'agit évidemment d'un sonnet retourné, avec certes des irrégularités un quatrain de rimes croisées et un quatrain de rimes embrassées, des tercets sur deux rimes, mais selon un régime d'irrégularités qui était banalisé dans les contributions au premier Parnasse contemporain de 1866. Je vous donne le modèle séquencé à l'envers FEFE CDDC AAB ABA, autrement dit une organisation rimique de sonnet ABAB CDDC EEF EFE à l'envers. Après, si vous n'êtes pas convaincus, c'est que vous êtes un peu lents de la comprenette, mais bon on va ajouter pour les sceptiques que, comme par hasard, nous avons un point de fin de phrase aux seuls vers 6, 10 et 14 : fin du sizain formé par les deux tercets, fin d'un quatrain, fin de l'autre quatrain et du poème.
En clair comme la Lune, la mention "Fête galante" par Rimbaud vous invite à considérer que, bien évidemment, il faut méditer le lien des trois quatrains de "Vu à Rome" et des trois tercets de "Fête galante" comme allusion à un sonnet, et il faut même vous poser la question de l'éventuelle relation pour les visées de sens entre la parodie de Dierx et la parodie de Verlaine. Le recueil Fêtes galantes n'est pas exempt d'alexandrins. Le poème "L'Allée" en est un exemple, mais les alexandrins sont peu nombreux dans l'ensemble des vingt-deux poèmes. Je remarque que "Vu à Rome" en octosyllabes dégraisse le lyrisme plutôt en alexandrins du recueil Lèvres closes, tandis que "Fête galante" surenchérit en fait de légèreté avec des vers très courts qui ne sont pas si présents dans le recueil de Verlaine. Dans Fêtes galantes, vous avez quelques poèmes en octosyllabes, quelques poèmes en décasyllabes aussi, une poignée en alexandrins, mais après vous avez deux poèmes en vers de sept syllabes "Mandoline" et "En sourdine", un poème en vers de six et quatre syllabes "A Clymène", où noter que les vers de quatre syllabes mentionnent à la rime "odeurs" et "parfums", un poème en vers de cinq et deux syllabes "Colombine", et puis c'est tout.
Le cadre galant des poèmes du recueil verlainien peut être comparé au faste de la Sixtine, d'autant qu'il suppose la présence de personnages comiques précisément italiens : Pulcinella, Colombine, etc. On sent aussi que Léon Dierx, l'ami de Catulle Mendès, est subrepticement repoussé parmi les grincheux, alors que les poèmes de Léon Dierx font pourtant un pied-de-nez à la foi catholique. Il va être question de Louis Veuillot, et justement Veuillot est le personnage qui défend l'Eglise avec le discours rigide d'un ultramontain qui se met à dos les abbés gallicans eux-mêmes, alors qu'il est réputé pour son goût de l'obscénité verbale dans la polémique et pour les frasques sexuelles de sa jeunesse qu'il avoue lui-même.
Et il faut désormais songer aussi à comparer "Vu à Rome" à d'éventuels poèmes de Verlaine, ce qui n'a jamais été fait.
Maintenant, il y a un discours sur la religion dans "Vu à Rome", avec l'idée du schisme. Bernard Teyssèdre a publié avant moi sur "Vu à Rome" dans les pages de son livre Arthur Rimbaud et le foutoir zutique, et il est parti dans toutes les directions, et il vous a offert l'intégralité de ses réflexions. Mais, dans l'ensemble, il a fait allusion si je ne m'abuse à l'actualité dans la presse des tensions entre catholiques. Je ne sais plus s'il a employé l'expression "vieux-catholiques" pour les religieux du sud de l'Allemagne qui menaçaient de faire schisme, mais je l'ai employée en tout cas dans mes articles sur l'Album zutique sur mon blog. Toutefois, je n'arrive pas encore à cerner ce qu'a pu lire directement Rimbaud sur le sujet. Moi, je veux pouvoir dire que c'est tel texte que Rimbaud a lu ou pouvoir dire voilà un maillage serré de textes au travers duquel Rimbaud n'a pas pu passer sans y prêter attention. Il y a une recherche à faire dans la presse d'époque. Yves Reboul a publié deux articles sur "Vu à Rome" où il ferre de plus près l'idée d'une allusion directe de Rimbaud à ce sujet d'actualité. Malheureusement, il rejette le sujet important de la parodie de Léon Dierx et l'idée d'une logique où Rimbaud parle certes d'un sujet politique d'actualité mais pour mettre cela en résonance avec les débats des poètes de Paris dans cette période trouble postérieure à la répression de la Commune.
Et puis, il y a donc aussi les interventions plus anciennes de Steve Murphy qui a émis l'hypothèse que Rimbaud décrivait Veuillot en frère Milotus dans "Accroupissements" et qu'il pouvait faire allusion à nouveau à Veuillot dans "Vu à Rome" et notamment à deux titres de livres connus de Veuillot Parfums de Rome et Odeurs de Paris, en sachant que Murphy exhibe une iconographie de caricatures à l'encontre de Veuillot, caricatures qui comportent aussi du texte.
Sur ce blog, j'ai publié une découverte inconnue des travaux de Murphy : les quintils du poème "Accroupissements" ont une forme inhabituelle ABABA au lieu de ABAAB ou AABAB. La forme de Rimbaud vient des faux-quatrains faux-quintils de Baudelaire, à savoir des quatrains de rimes croisées ABAB allongés d'une répétition du premier vers. Baudelaire a également pratiqué le quatrain de rimes embrassées ABBA allongé d'une répétition du premier vers. Or, dans Les Epaves, Rimbaud a pu lire un poème inédit de Baudelaire "Le Parnaymphe" machin-bidule où les quintils de vers courts sont sur le mode ABABA, avec mention de Veuillot et du nom "chaudron", terme clef du premier quintil du poème "Accroupissements". Cet indice vient donner du crédit à l'hypothèse de Murphy.
J'ajoute un autre point : j'ai montré que "Accroupissements" et "Oraison du soir" s'inspiraient abondamment du poème "Un voyage à Cythère" et que les césures sur la forme "comme un" ou son équivalent "tel qu'un" étaient des citations de césures du poème "Un voyage à Cythère", et j'en profite pour souligner que le titre "Un voyage à Cythère" présuppose en principe une grivoiserie du type des Fêtes galantes, attente de lecteur déçue dans le cas du poème baudelairien.
Maintenant, je cherche un moyen de rendre moins vague les allusions éventuelles à Louis Veuillot dans les deux poèmes de Rimbaud.
Rimbaud ne s'est pas concentrée sur la tête boutonneuse de Veuillot, et il vise plus particulièrement le nez que Veuillot avait assez proéminent, mais on peut toujours prétendre que Rimbaud se moque d'un gros nez sans penser forcément aux caricatures connues de Veuillot.
Comment chercher ?
Il y aurait déjà un important angle d'attaque à cerner du côté des écrits de Louis Veuillot dans la presse après la Commune, et en particulier aux mois de septembre et octobre 1871.
On peut bien sûr relire l'ensemble des poésies de Veuillot. Rimbaud connaissait très bien le recueil Les Couleuvres qu'il cite dans sa correspondance, mais il existe aussi un autre recueil dont le titre est soit Satires, soit avec une orthographe ancienne valant jeu de mots Satyres. Le recueil Les Couleuvres est accessible sur le site Gallica de la BNF et vu que Rimbaud l'a possédé c'était la première lecture imposée. Je l'ai lu il y a longtemps, je vais le relire prochainement, mais j'avais été déçu. Pour les Satyres ou Satires, je n'ai pas trouvé d'exemplaire tel quel sur le site Gallica de la BNF. Il y a une édition postérieure des poésies de Louis Veuillot en 1878, je crois, que j'ai lue en intégralité ou peu s'en faut, et que je n'ai pas trouvée intéressante en fait de rapprochements éventuels avec "Vu à Rome", mais je n'ai pas supporté de ne pas avoir le recueil d'époque auquel je voulais accéder avec sa forme et sa distribution précises. Cela m'a agacé, et j'ai bâclé ma recherche.
J'ai trouvé des récits en prose de Veuillot dont un qui a l'air d'avoir inspiré quelque peu Verlaine pour le sonnet "Mon rêve familier". Il y a plusieurs publications de Veuillot, à noter que le livre Le Lendemain de la victoire publié en 1872 est une reprise de textes déjà parus au moment des révolutions de l'année 1848. Pour l'instant, je voudrais privilégier ce que Veuillot a écrit sur les événements de l'année terrible : guerre franco-prussienne, Commune et bien sûr remous au sein de l'église catholique, à quoi ajouter le problème de l'état italien par rapport à l'indépendance du Vatican. Et puis, il y a les deux livres classiques aux titres qui imposent le rapprochement avec "Vu à Rome", d'un côté Les Parfums de Rome, de l'autre Les Odeurs de Paris. Ce dernier ouvrage est complémentaire, il est récent encore puisqu'il date de 1867 et il contient bien sûr des pages sur Rome, et si Rome est dans le premier ouvrage les développements sur les odeurs repoussantes sont dans le second. Je n'ai pas trouvé Les Parfums de Rome sur le site Gallica de la BNF, et, par conséquent je me contente d'une lecture en cours des Odeurs de Paris.
Enfin, Murphy cite des caricatures au sujet de Veuillot, et bien sûr on rappelle souvent le poème des Châtiments qui s'en prend à Veuillot sans le nommer. Notez au passage que dans Les Odeurs de Paris certains auteurs sont mentionnés normalement, tandis que d'autres sont à identifier derrière des pseudonymes, du genre Galvaudin pour si j'ai bien suivi Emile de Girardin... Dans "Accroupissements", "Milotus" serait un prête-nom de la même farine pour Veuillot selon les réflexions de Murphy.
Et j'ai trouvé pas mal d'ouvrages, dont certains en vers, qui épinglent Veuillot. Il y a des ouvrages de l'abbé Descharmes, et cela veut dire qu'un homme d'église gallican règle publiquement des comptes avec l'ultramontain aux charges paradoxalement obscènes. Je vous citerai prochainement plusieurs poèmes que j'ai trouvés faisant la satire de Veuillot. C'est un personnage public sur lequel on publiait abondamment finalement. Ce n'est pas de peu d'importance si on envisage que Rimbaud y fasse directement allusion dans deux de ses poèmes.
Enfin, la dernière partie des Odeurs de Paris consiste en un ensemble de sonnets précédé d'un texte en prose. J'y ai trouvé un sonnet sur le Vatican qui n'offre pas de réécritures dans "Vu à Rome", mais il y a une symétrie de sujets qui est assez frappante.
C'est cette découverte qui donne son titre à l'article que vous venez de lire, et comme l'heure file je me propose de citer ce poème prochainement. Vous trouverez sûrement cela décevant par rapport à vos attentes, mais moi je ne vise pas à une lecture où la compréhension de "Vu à Rome" se suffit à elle-même. Je veux retrouver les textes ciblés directement par Rimbaud pour apprécier dans toute son étendue la visée de sens de son morceau satirique.
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