Avec son statut d'œuvre brève à part qui se voit du coup très peu citée, la prose des "Déserts de l'amour" est un parent pauvre des études rimbaldiennes, alors que son importance dans la rapide évolution poétique de Rimbaud est sans aucun doute bien réelle.
Si nous laissons de côté la qualification de poèmes en prose, il n'en reste pas moins que c'est la première expérience connue d'écriture poétique en prose de la part de Rimbaud. Les récits des "Déserts de l'amour" n'ont pas du tout la même nature littéraire que la nouvelle Un cœur sous une soutane, et leur composition est autrement élégamment stylisée que ce à quoi nous assistions avec la pièce précoce "Le Rêve de Bismarck", même si cette dernière a pu être retouchée par Jacoby, l'éditeur censeur du Progrès des Ardennes. Et en même temps, les récits des "Déserts de l'amour" posent la question du potentiel de romancier d'Arthur Rimbaud. Il s'agit de deux récits en prose qui ont l'apparence de chapitres étant donné les indices de continuité dans les attaques : "C'est certes la même campagne[,]" "Cette fois, c'est la Femme que j'ai vue dans la ville [...]". Ces deux récits pourtant autonomes sont par ailleurs précédés d'un "Avertissement", ce qui correspond plutôt au lancement d'un roman qu'au lancement d'un projet de poésies lyriques.
Sur la datation des "Déserts de l'amour", je me permets d'aller vite. Les manuscrits nous sont parvenus par l'intermédiaire du chansonnier Millanvoye qui avait reçu un ensemble de manuscrits remis à Forain par Rimbaud sinon Verlaine en mai-juin 1872, la liasse manuscrite contenant des poèmes datés précisément du mois de mai 1872. Une lettre de Verlaine à Rimbaud datée d'avril 1872 nous apprend que Verlaine a confié à Forain les manuscrits de Rimbaud pour les mettre en sécurité. Mais il s'agit alors d'un dossier antérieur au retour de Rimbaud à Paris. A son retour à Paris, soit Rimbaud a repris les manuscrits autographes à Forain, soit il a remanié le dossier que détenait Forain, puisque nous avons un remplacement de la copie de "L'Homme juste" avec deux quintils inédits de la main de Rimbaud lui-même, quintils composés visiblement en mai 1872 même pour maudire les Justes de la revue La Renaissance littéraire et artistique, puis des ajouts de quatrains de la main de Verlaine à une copie antérieure des "Mains de Jeanne-Marie". Partant du principe que les poèmes de Rimbaud n'existaient pas que par les seules copies connues de Verlaine, j'imagine que Forain possédait jusqu'en mai des copies autographes, puis qu'il a hérité d'un jeu de copies par Verlaine qui faisait office de doublon. Hélas, en mai 1872, le portefeuille de manuscrits autographes, le portefeuille le plus important et le plus abouti, sans doute aussi le plus complet (avec "Bateau ivre", etc.) est sans doute passé dans les tiroirs de Verlaine dans la résidence de la famille Mauté de Fleurville. En tout cas, de toute évidence, Rimbaud a remis à Forain un jeu de 24 pages de poèmes recopiés par Verlaine, poèmes en vers réguliers composés de septembre 1870 ("Les Effarés") au mois de février 1872 ("Les Mains de Jeanne-Marie"), il y a joint des compositions toutes fraîches : "Comédie de la soif", "La Rivière de Cassis", "Bonne pensée du matin" et "Larme", et il faut y ajouter bien évidemment la prose qui nous intéresse ici : "Les Déserts de l'amour". Le 7 juillet 1872, Rimbaud et Verlaine quittent soudainement la vie littéraire de la capitale, fuguent en Belgique, puis en Angleterre, pendant que s'engage le conflit conjugal juridique avec Mathilde. Celle-ci a fait lire des lettres de Rimbaud à des proches, et pour étouffer le scandale Verlaine veut faire croire que les extraits lus sont en réalité une fiction littéraire de Rimbaud intitulée "La Chasse spirituelle". Plus tard, dans Les Poètes maudits, Verlaine ne se souvient plus du titre, mais parle de poèmes en prose contenant les plus fins aperçus psychologiques qui ont été jetés au panier pour des raisons rancunières de la plus basse mesquinerie. Et pour précision, Verlaine donnait le change entre d'un côté des poèmes en prose et de l'autre un récit sous pli cacheté intitulé "La Chasse spirituelle". Jacques Bienvenu a plaidé pour l'idée que le récit "La Chasse spirituelle" n'existait tout simplement pas. Mon idée est qu'il n'a pas existé de pli cacheté, et qu'il n'existait que des poèmes en prose peu nombreux, et ces poèmes en prose sont pour moi "Les Déserts de l'amour" dans une version éventuellement augmentée, pas beaucoup plus conséquente, mais peut-être un peu. Il est possible aussi que le titre ait évolué de "Les Déserts de l'amour" à "La Chasse spirituelle". En tout cas, dans Les Poètes maudits, Verlaine parle d'un récit en prose perdu contenant de fins aperçus psychologiques, et le dossier Forain fournit ce qui correspond exactement à cette description, les deux récits des "Déserts de l'amour" flanqués d'un "Avertissement" typique des romans d'introspection amoureuse. On peut difficilement faire plus adéquat.
La fugue de Rimbaud et Verlaine a mis un terme au projet, les manuscrits sont demeurés à Paris chez les Mauté, et Rimbaud ne les récupérera jamais. Il ne pensera pas non plus à en récupérer un double partiel auprès de Forain pour des raisons qui, là, nous échappent complètement.
Abstraction faite des proses qui parodient quelque peu les Evangiles, Une saison en enfer a pris le relais des "Déserts de l'amour" en tant que récit en prose, puisque les poèmes en prose des Illuminations offrent certes des récits, mais pas un ensemble narratif suivi. Et le thème de la mort prouve l'importance du lien entre "Déserts de l'amour" et Une saison en enfer : dans l'Avertissement des deux récits remis à Forain, nous apprenons que le locuteur : celui qui emploie la première personne "je", est un jeune homme "fuyant toute force morale" qui, plus "troublé" et "ennuyé" que quiconque en ce monde, n'a fait "que s'amener à la mort comme à une pudeur terrible et fatale", ce qui correspond on ne peut plus clairement à un avant-goût des étapes d'un révolté qui cherchait à périr jusqu'à ce que l'imminence du "dernier couac !" lui fasse réévaluer ses objectifs.
Pour parler comme Pierre Brunel et Yann Frémy, l'ensemble des "Déserts de l'amour" fait partie des plus indiscutables "avant-textes" utiles à une étude de la genèse du projet Une saison en enfer.
Mais il y a encore du chemin à parcourir avant de poser ainsi le débat. Pour l'instant, nous avons un récit qui a une conception proche du roman d'introspection et qui développe en même temps une forme d'écriture qui s'apparente nettement à un essai de poésie en prose.
Ce qui m'a toujours frappé avec "Les Déserts de l'amour", c'est cette impression forte de lire des récits sur des patrons mille fois connus, mais améliorés par la perfection aboutie de la poéticité qui s'en dégage.
Je lis "Les Déserts de l'amour" et je me sens sur un terrain romantique familier. Le premier modèle qui me vient à l'esprit n'est rien d'autre que La Confession d'un enfant du siècle de Musset. Je ne suis pas le seul à y penser, d'autres l'ont déjà cité depuis bien des décennies, en compagnie du René de Chateaubriand. Malheureusement, cette impression forte n'a, semble-t-il, jamais été approfondie par quiconque. Je n'ai pas encore lu le livre consacré aux Déserts de l'amour par Christophe Bataillé. Je prévois de l'acheter, je vais finir par l'acheter, mais j'aurais préféré le lire en bibliothèque plutôt que débourser 40 ou 80 euros pour une étude de 370 pages sur trois feuillets manuscrits. Une bonne partie de l'étude est d'intérêt limité : confirmation de la datation plausible de mai 1872, des remarques philologiques et génériques dont j'appréhende le caractère dérisoire, et les titres de la troisième partie consacrée au sens du récit ne me parlent pas du tout : "Dossier à charge", "L'Agneau, le loup et le chien", "L'éteignoir" et "A juste titre". Je constate qu'aucun lecteur de cette thèse n'en tire des remarques conséquentes et décisives. Dans le Dictionnaire Rimbaud paru en 2021, aux mêmes éditions Classiques Garnier, Bataillé ne traite personnellement que de l'étude du manuscrit des "Déserts de l'amour", et l'autre intervenant, Hyojeong Wi, ne développe aucune lecture suivie renouvelée de ces deux proses.
Ce qui m'intéresse dans ce stade de ma réflexion, c'est l'absence d'étude sur les sources romanesques aux "Déserts de l'amour", et ce que je vois se dessiner à la lecture du texte de Hyoeong Wi c'est que le caractère onirique du récit a occulté sa dimension romanesque. Cela semble se retrouver dans l'étude de Bataillé puisque deux sous-parties de son "Approche générique" portent les titres suivants : "La question du rêve ou le rêve en question" et "Poétique de la prose". Loin de moi l'idée de me détourner des réflexions des chercheurs sur l'onirisme des "Déserts de l'amour", mais il me semble primordial d'explorer les modèles d'introspection psychologique des romans dont s'inspire à l'évidence Rimbaud.
Nous avons affaire à des récits d'amour d'un jeune homme qui expose les émotions par lesquelles il passe et qui les interroge. Il ne faut pas s'écarter de cette base. Qui plus est, je m'empresse de souligner que l'Avertissement a une forme de dérision brutale qui fait pour une fois penser à Isidore Ducasse, on a une écriture ironique tout à fait similaire à celle des Chants de Maldoror : "n'ayant pas aimé de femmes - quoique plein de sang !" et surtout : "[...] il faut sincèrement désirer que cette âme, égarée parmi nous tous, et qui veut la mort, ce semble, rencontre en cet instant-là des consolations sérieuses et soit digne !" Le persiflage est ici d'une évidence absolue.
Il me faudrait produire une étude comparative entre "Les Déserts de l'amour" et La Confession d'un enfant du siècle, mais je dois avouer que à chaque fois que j'arrive au récit des amours avec madame Pierson le roman de Musset a tendance à me tomber des mains. Je me suis promis pourtant d'un jour relire intégralement ce roman d'une traite pour pouvoir bâtir un article comme il se doit.
En attendant, j'ai une deuxième référence à citer. Les récits d'amour remontent à la plus haute Antiquités, mais il est ici question d'un tout jeune homme découvrant la vie et les femmes, et ce n'est pas du tout un récit à la Marivaux non plus, il s'agit d'une expérience faite de souffrances. On peut penser à Jean-Jacques Rousseau, mais il faudrait une enquête du côté des Souffrances du jeune Werther de Goethe. Je pense que c'est dans cette continuité romanesque-là que se situe La Confession d'un enfant du siècle et "Les Déserts de l'amour", ainsi que René de Chateaubriand. Cependant, il y a un roman d'introspection psychologique très célèbre au début du dix-neuvième siècle qui n'est autre que Adolphe de Benjamin Constant. C'est un roman très court. Il est clairement dans la lignée du roman cité plus haut de Goethe. Constant était un ami de Mme de Staël et son roman fait parler un jeune homme de vingt-deux ans qui a fait ses "études à l'université de Gottingue", le nom de ville "Gottingue" étant peut-être une facétieuse allusion au nom de l'auteur des Souffrances du jeune Werther.
Le roman s'est enrichi de deux préfaces à partir des deuxième et troisième éditions, mais il s'ouvre véritablement par un "Avis de l'éditeur" qui fait déjà partie de la fiction : on peut ne pas lire les préfaces, mais il est indispensable de lire cet "Avis" avant de consommer la lecture des "chapitres", puisque cet "avis" annonce l'intérêt de la partie finale de l'ouvrage avec une "Lettre à l'éditeur" et sa "Réponse".
Je fais sans hésiter le rapprochement entre le mode rimbaldien de l'Avertissement et cet "Avis de l'éditeur". Evidemment, il faut ensuite partir à la recherche des autres modèles d'avis ou avertissements dans les romans parus à l'époque entre la publication d'Adolphe et la composition des "Déserts de l'amour". Je ne tiens pas du tout à imposer le roman de Constant en source directe pour Rimbaud. Je veux simplement montrer que l'histoire littéraire permet de relier Adolphe aux "Déserts de l'amour".
Passons au deuxième stade de ma réflexion.
Le roman de Benjamin Constant est un peu particulier. Le héros, Adolphe, a reçu une certaine éducation stricte qui l'invite à fonder une famille et à respecter la femme dans le mariage, mais ceci ne va pas sans un étrange contrepoids. Le père d'Adolphe considère qu'on peut s'amuser avec les femmes, tant que ça n'engage à rien, et, enfant, Adolphe était surpris de voir les gens sourire finement en espèces de complices lorsqu'il y avait des récits d'amours contraires à la morale enseignée. La logique du récit conduit par Constant relève d'une sorte de mélange indistinct entre sincérité et hypocrisie. Les personnes ne sont pas tout d'une pièce, nous dit le narrateur Adolphe. Il y a un mélange de vrai et de faux, etc. En clair, jusqu'à un certain point, Adolphe s'éprend d'une femme mariée, mais il sait que son amour n'est pas solide, sauf qu'avec l'étrange licence que lui a fait observer son père il se met en tête de séduire pour de bon cette femme mariée et se retrouve dans une situation qui va le dépasser complètement, puisque s'il ne saurait se marier avec elle il se retrouve pris dans un scandale public, et au lieu de raconter la difficulté de deux êtres à se dire leur amour le récit se concentre sur la difficulté du narrateur à se retirer d'une relation amoureuse compromettante. Et ce que nous explorons, c'est l'insuffisance du sentiment amoureux chez le héros Adolphe, avec notamment à la fin du chapitre V, une révélation théâtrale, puisque la femme amoureuse Ellénore met un mot sur les sentiments réels du jeune homme, il a une certaine générosité qui le fait agir par pitié comme s'il était amoureux. C'est un des moments les plus fins du roman, et c'est un moment d'aperçu psychologique. Tout n'est pas si solide que ça dans l'analyse psychologique du roman, puisqu'il manque dans les réflexions des personnages les émois sexuels qui ont poussé à agir, puisqu'on enrobe un peu facilement la légèreté morale des deux personnages. Ellénore ne fait aucun cas de ses enfants, par exemple. Les deux personnages sont tout de même assez foncièrement immoraux. Mais peu importe, l'analyse psychologique du faux sentiment amoureux d'Adolphe reste bonne et puis c'était un sujet romanesque assez neuf, prenant le contrepied des romances habituelles. Et ce n'est pas non plus un roman sur un libertin cynique du type de Valmont des Liaisons dangereuses. Rimbaud est lui-même très différent dans "Les Déserts de l'amour" où il dépeint un personnage épris vivant intensément ses amours. Il n'empêche pas que l'inversion ironique du roman de Constant est particulièrement intéressante à rapprocher du récit rimbaldien qui, après tout, est lui-même ironique, mais à un niveau plus implicite.
L'Avertissement nous annonce que le personnage des "Déserts de l'amour" cherche à mourir, mais il semble aussi considérer que le récit n'a pas de véritable conclusion. Le personnage serait encore à chercher la mort et serait encore à détourner de la mort par des consolations sérieuses et dignes.
Peu importe ce que prévoyait d'écrire Rimbaud, nous n'avons que deux récits attribués à un tout jeune homme qui nous sont parvenus.
Ici, la comparaison peut opposer les modes d'écriture. Constant n'est pas du tout un poète. Il écrit un roman d'amour comme on disserte dans un débat d'idées, et le charme littéraire réside dans les effets d'éloquence, dans la recherche de formes grammaticales rhétoriques un tant soit peu élaborées. Nous sommes aux antipodes des choix de Rimbaud. Voulant composer des poèmes en prose, Charles Baudelaire a opté pour les ressorts de la prose habituelle, il a opté pour la dissertation, il a opté pour le déroulement grammatical des énoncés. Rimbaud opte pour des phrases moins élaborées, souvent de la forme ramassée : sujet verbe compléments. Il y a bien des compléments circonstanciels ou des subordonnées, mais Rimbaud ne crée pas des agencements grammaticaux rhétoriques, il ne déploie pas une phrase organisée en plans de compréhension, comme c'est le cas de Benjamin Constant. Je vous cite des extraits du seul premier chapitre en guise d'illustrations :
Organisation d'un raisonnement sur plusieurs phrases par des amorces clefs pour chaque phrase : "L'intention de mon père... Il voulait ensuite... Ces espérances l'avaient rendu..."
Correctif verbal en incise : "Il avait toujours accordé, quelquefois prévenu mes demandes à cet égard."
Introduction d'une espèce de définition poussée par juxtaposition : "Je ne savais pas alors ce que c'était que la timidité, cette souffrance intérieure qui nous poursuit..."
Enchâssement de subordonnées explicatives : "cette souffrance intérieure qui nous poursuit... qui refoule sur notre cœur... qui glace nos paroles... qui dénature... et ne nous permet... comme si nous voulions..."
Reprise d'un mot pour développer un raisonnement annexe : "Cette indifférence sur tout s'était encore fortifiée par l'idée de la mort, idée qui m'avait frappé très jeune, et sur laquelle..."
Il y a bien un ressort poétique qui apparaît avec une certaine maîtrise sous la plume de Constant, une exploitation du miroir autour d'une répétition de mot : "[...] et après avoir tant causé de la mort avec elle, j'avais vu la mort la frapper à mes yeux."
Les emplois de "que", conjonction ou forme adverbiale restrictive, s'accumulent dans les phrases du roman, et de temps en temps Constant passe naturellement à l'exhibition de structures répétitives qui donnent à la phrase une structure élaborée claire et sensible : "J'étais reconnaissant de l'obligeance qu'on me témoignait ; mais tantôt ma timidité m'empêchait d'en profiter, tantôt la fatigue d'une agitation sans but me faisait préférer la solitude..." / "Mes paroles amères furent considérées comme des preuves d'une âme haineuse, mes plaisanteries comme des attentats..." / "Elle pèse tellement sur nous, son influence sourde est tellement puissante..." / "Nous ne sommes plus surpris alors que de notre ancienne surprise, et nous nous trouvons bien sous notre nouvelle forme..." (Note : passage de "surpris" à "surprise" couplé à l'opposition "ancienne" et "nouvelle") / "[...] ils n'en plaisantent plus, parce que le mépris remplace la moquerie, et que le mépris est silencieux."
Les répétitions jouent un rôle dans la prose de Rimbaud, mais ça n'a pas du tout la même allure rhétorique, voyez avec l'exemple "même" :
C'est certes la même campagne. La même maison rustique de mes parents : la salle même où les dessus de porte...
Le premier des deux récits des "Déserts de l'amour" dont nous venons de citer le début ne contient que des éléments de narration et de description. Nous ne pouvons presque pas extraire une phrase d'analyse psychologique. Je peux à peine relever la phrase : "c'était pour être plus libre". Les modalisations ne font qu'esquisser le recul du raisonnement, tout en demeurant dans la mise en récit : "je puis dire que c'était un petit chien", "ce n'est pas pour me rappeler son bras...". Le passage suivant : "Moi j'étais abandonné, dans cette maison de campagne sans fin", ne s'élève pas à l'analyse du sentiment d'abandon, on reste dans la description et le récit. La deuxième histoire des "Déserts de l'amour" qui commence par : "Cette fois, c'est la Femme..." semble impliquer une part d'introspection plus grande, mais ça reste assez vague tout de même et sans se séparer de la mise en récit : "Je fus très ému, et beaucoup parce que c'était la maison de famille", "et elle, mondaine, qui se donnait", "Les amis [...] répondaient faussement [...]". L'articulation entre les deux derniers paragraphes s'approche d'un basculement dans le discours analytique : "Et mon épuisement me revenait pourtant toujours !" amorce un retour à la réflexion qui domine bien l'ensemble du dernier paragraphe amorcé par la phrase : "J'ai compris qu'elle était à sa vie de tous les jours [...]" Cependant, en fait d'analyse, le dernier paragraphe est assez frustrant, le narrateur conclut qu'il ne reverra jamais cette Femme et monte en épingle la montagne de larmes que l'événement lui a coûté.
Un fossé s'établit entre Adolphe et "Les Déserts de l'amour". Toutefois, le début du chapitre II du roman de Constant permet un double rapprochement avec Musset et Rimbaud, puisque nous avons la figure de l'ami corrupteur qui apparaît, ce qui est à comparer très nettement avec La Confession d'un enfant du siècle de Musset, et on peut quelque peu penser à l'ami du poète des "Déserts de l'amour", sachant qu'il voulait être "plus libre" et ce désir d'être "libre" est aussi une constante du narrateur dans Adolphe :
Un jeune homme avec lequel j'étais assez lié cherchait depuis quelques mois à plaire à l'une des femmes les moins insipides de la société dans laquelle nous vivions : j'étais le confident très désintéressé de son entreprise. Après de longs efforts il parvint à se faire aimer ; et, comme il ne m'avais point caché ses revers et ses peines, il se crut obligé de me communiquer ses succès : rien n'égalait ses transports et l'excès de sa joie. Le spectacle d'un tel bonheur me fit regretter de n'en avoir pas essayé encore ; je n'avais point eu jusqu'alors de liaison de femme qui pût flatter mon amour-propre ; un nouvel avenir parut se dévoiler à mes yeux [...]
Il faut prêter attention à la précision du récit. Adolphe a déjà suivi l'exemple de son père en fait d'amourettes sans conséquences ni avenir. Au début du premier chapitre, Le père a été indulgent pour diverses fautes commises par son fils durant ses études, ce qui inclut les frasques sexuelles visiblement. Ici, il est question de séduire une femme échappant à l'insipidité commune. Dans le premier récit rimbaldien, il est question de livre cachés d'un prêtre par l'apparence, au sein d'un récit sur les rêves amoureux d'un jeune homme, et ces livres sont dits avoir trempé dans l'océan, autrement dit dans un infini de vie au-dessus de l'insipidité sociale. C'est dans un contexte d'isolement insipide, mais fort de telles lectures licencieuses, que le narrateur prend prétexte de la servante pour découvrir le plaisir sexuel immoral. Les implications sont différentes du roman de Constant, puisque la servante n'est pas une personne des moins insipides de la société. L'intérêt est ici dans la découverte d'une sexualité sans tabou, favorisée par une situation sociale particulière, et on a plutôt l'image d'un personnage encore un peu niais qui se fait une représentation idéalisée du plaisir à deux. Le récit montre clairement que le plaisir sexuel ne suffisait pas au narrateur qui après l'acte, qu'il l'ait vécu en rêve ou non, plonge dans une tristesse déçue. Le personnage se faisait une idée de plaisir divin de la sexualité, mais ce fut un acte de sexualité sans amour si je comprends bien le récit et le narrateur qui ne se rappelle plus rien de la servante a l'impression qu'après le plaisir sexuel il ne lui reste rien. Il n'a pas obtenu le petit bout d'éternité en souvenir qu'il convoitait. Les récits des "Déserts de l'amour" font nettement songer au thème du poème "Les Soeurs de charité" soit dit en passant, et l'importance des larmes invite aussi à ajouter des poèmes en prose comme la série des cinq "Enfance" au corpus qui semble pouvoir se dessiner autour des "Déserts de l'amour" et d'Une saison en enfer.
Poursuivons !
Notons que cette rencontre d'Adolphe avec un ami s'exprime dans des phrases qui se rapprochent d'un coup plus nettement du style dynamique et concis des deux récits rimbaldiens, ce que renforce aussi le recours à des temps verbaux du passé. Adolphe insiste aussi sur les principes moraux qu'il a appris dans la "maison de [s]on père", autrement dit dans la "maison de famille", et on a la même idée de poids de la maison de famille chez les deux écrivains. La différence, c'est qu'Adolphe a "adopté sur les femmes un système assez immoral" du fait même de l'influence particulière du père, alors que l'immoralité du personnage rimbaldien n'est pas liée à l'influence pernicieuse de la famille.
Suite à l'envie de faire comme son ami, Adolphe découvre alors le personnage féminin d'Ellénore, une femme de dix ans plus âgée que lui, une femme mariée, mais une femme avec laquelle il a des conversations intéressantes. Rimbaud offre des récits plus triviaux : découverte de la sexualité par le fantasme bourgeois classique du fils de famille qui profite de la servante, puis idée de l'enfant pauvre à qui une mondaine vient se donner. Ici, il y a un sentiment d'élite intellectuelle qui rapproche les deux amants. Notons tout de même la restriction : "Ellénore n'avait qu'un esprit ordinaire". Adolphe admire ses idées justes, sa simplicité, la noblesse et l'élévation de ses sentiments. Eprouvant un besoin d'amour et aussi un vain désir de succès, Adolphe décide de séduire cette femme. Tout est affaire d'instant clef, mais il n'est pas amoureux en tant que tel. Adoptant une théorie du mélange humain, Benjamin Constant peint un personnage qui sait qu'il n'est pas amoureux, mais qui est quand même emporté par un sentiment amoureux non maîtrisé. On sent quelque peu le lecteur des Maximes de La Rochefoucauld avec les occurrences "amour-propre". Bien qu'il ne soit pas amoureux, Adolphe est tout entier à son objectif amoureux et il déclare sa flamme par lettre. Pour le rapprochement avec Rimbaud, deux choses m'intéressent. D'abord, il y a le côté excessif des émotions, émotions dont on sait qu'elles ne sont pas pleinement sincères chez Adolphe. Il est pourtant dominé par une émotion amoureuse, et surtout il va sortir des propos absolus du type "ma vie dépend de vous", etc. Il va être absolu dans sa déclaration amoureuse, et dès les premiers échanges. L'autre aspect, c'est le fait d'aller chez l'un ou l'autre. En réponse à sa lettre par exemple, Adolphe apprend qu'il ne pourra être reçu chez elle avant le retour de son mari. Je pense à la mondaine qui vient de manière inespérée dans la chambre du pauvre jeune homme. Pour l'expression excessive des sentiments, nous avons le second récit exalté des "Déserts de l'amour", qui contraste avec l'expérience décevante de la servante, et dans le roman de Constant c'est un peu surprenant de voir le récit s'emballer. Le personnage vient à peine d'envoyer des signes à l'être aimée, vient à peine de se déclarer par lettre et le voilà qui court à la maison de cette femme pour savoir pourquoi elle ne répond pas. Nous avons droit à un récit haletant à phrases courtes de la sorte :
[...] Je courus chez Ellénore ; on me dit qu'elle était sortie. Je lui écrivis ; je la suppliai de m'accorder une dernière entrevue ; je lui peignis en termes déchirants mon désespoir [...] Je me présentai de nouveau chez elle le lendemain. Elle était partie pour une campagne dont les gens ignoraient le nom. [...]Je restai longtemps immobile à sa porte [..;]
Ce n'est qu'une partie des réactions enflammées du héros, et il a beau nous rappeler que son "amour-propre" s'en mêle et qu'il appréhende que cette femme réagisse mal à sa déclaration écrite, j'ai un peu de mal à trouver vraisemblable ou naturel ce comportement excessif dans ce récit où la déclaration amoureuse est tout de même quelque peu jouée. Enfin, bref ! On a droit aux clichés de la mort en pâmoison si l'être aimé ne vient pas, ne répond pas, etc. C'est un peu ces ressorts sur lesquels joue aussi Rimbaud, pour les tourner selon un autre angle d'attaque tout autant en dérision.
Constant aime joue sur une symétrie souffrir de la solitude, souffrir en société. Je n'ai plus les extraits précis en tête, mais il y a une phrase consacrée à Adolphe, puis une autre à Ellénore dans les premiers chapitres du roman.
Cela semble pouvoir être tout pour les rapprochements avec Rimbaud. Le récit de Constant dépasse la consommation de l'adultère pour très rapidement s'intéresser à la volonté du héros de rompre avec cette importune Ellénore. Ce n'est que par le début du récit que Adolphe offre de solides points de comparaison, et c'est si je ne m'abuse la même chose pour La Confession d'un enfant du siècle. Je vérifierai cela plus tard.
Mon article est déjà assez conséquent et si je rappelle que je ne prouve en rien la lecture d'Adolphe par Rimbaud c'est pour insister sur le fait que "Les Déserts de l'amour" s'inscrit dans une histoire de l'introspection amoureuse dans les romans dont l'amour est le thème. Dans une préface à son "anecdote", Constant balance la formule "souffrances de l'amour" qui m'a tout l'air d'une citation voilée de Goethe. Le titre "Les Déserts de l'amour" est quelque peu proche de cette idée justement. Le premier récit rimbaldien parle de "nuit du siècle dernier", ce qui conforte l'idée de références à creuses du côté de Musset avec peut-être ses poésies, ses Nuits, mais aussi avec sa Confession d'un enfant du siècle qui orchestre l'idée d'une rupture d'un siècle à l'autre, suite à une période révolutionnaire englobant l'épopée napoléonienne. Et évidemment, je ne peux manquer de rapprocher de Lamartine l'expression : "ému jusqu'à la mort", c'est le cliché de l'expression "Mon âme est triste jusqu'à la mort" qui a eu des suites en vers chez Musset comme chez Verlaine.
L'idée me vient d'un petit bonus avec les premières pages du roman Je m'en vais de Pierre Echenoz. Echenoz n'est pas une plume éblouissante, mais les premières pages de Je m'en vais m'ont frappé. Le personnage Ferrer quitte Suzanne dès les premières pages, cela s'inscrit dans un prolongement de ce qu'a pu initier quelque peu le roman de Constant, même si le lien est involontaire de la part d'Echenoz. Mais je comparais plus haut pour les opposer les phrases de Constant et celles de Rimbaud. J'évoquais aussi les phrases des poèmes en prose de Baudelaire, et je prévois de travailler cela dans un article à part prochainement. Mais, profitons-en avec Echenoz.
On sait que Verlaine a fait cette petite confidence qu'il préférait quelque peu le Rimbaud versificateur au Rimbaud en prose, et récemment j'ai lu dans un de ses articles qu'Alain Vaillant partageait cette préférence avec Verlaine, ce qui est évidemment à contre-courant de la réputation supérieure accordée aux Illuminations. Au passage, cela peut se concevoir si on songe que les vers réguliers perfectionnaient des modèles déjà peaufinés par d'autres, partaient de reprises de modèles pour aller plus loin dans la performance, alors que la prose de Rimbaud malgré sa séduction immédiate ne porte pas le poids d'une tradition de perfectionnements par les meilleurs auteurs. Ceci dit, il y a une singularité de réussite poétique de la formule de la prose rimbaldienne que personne d'autre n'a jamais su rendre. Or, personne n'étudie jamais les procédés poétiques de la prose rimbaldienne. Je signalais à l'attention les conjonctions avec une sorte de rime interne : "l'orgie et la camaraderie", etc. Or, j'ai bien conscience que ce procédé est très prégnant dans la critique universitaire. Je pensais par exemple citer des exemples du même type de la part d'Henri Scepi dans un article de critique littéraire sur Rimbaud. Je pourrais en citer d'autres, et du coup montrer sous un jour extrêmement trivial et peu méritoire le procédé rimbaldien, cela ferait du procédé rimbaldien une sorte de premier degré sommaire de recherche de l'expression poétique en prose...
Ce qui m'a frappé dans les premières pages de Je m'en vais, c'est le procédé qui consiste comme on le voit chez Baudelaire notamment à jouer sur les initiales identiques de mots : "miasmes morbides", etc., et ici nous avons : "la porte du pavillon", "moins préoccupé que prévu", "panonceaux publicitaires", "entre Vaugirard et Volontaires", "des guirlandes électriques" et "des étoiles éteintes", "une poche pectorale. Puis, le portail franchi," et je ne relève pas tout. Le "p" est particulièrement mis à l'honneur. J'ai pensé au film d'Antonioni avec le plan sur la prise électrique en lisant la troisième phrase du roman, phrase qui contient des initiales en sifflants "s" :
Je m'en vais, dit Ferrer, je te quitte. Je te laisse tout mais je pars. Et comme les yeux de Suzanne, s'égarant vers le sol, s'arrêtaient sans raison sur une prise électrique, Félix Ferrer abandonna ses clefs sur la console de l'entrée." Notez les initiales identiques pour d'un côté "Félix Ferrer" et de l'autre "Manuel Montoliu", et on pourrait relever si la prononciation des "C" ne différaient pas : "la station Corentin-Celton". Les premières pages du roman Je m'en vais sont particulièrement travaillées et élaborées poétiquement, et d'une manière plutôt heureuse, ce que la suite du roman, dès l'attaque du second chapitre ne conforte pas malheureusement. Je n'ai pas adoré les trois premières pages, mais j'ai été sensible à leur élaboration stylistique. Il y a quelques bons déliements symétriques, qu'on pourrait comparer à des exemples de Constant cité plus haut : "[...] il était soulagé mais comme contrarié par ce soulagement même." Ceci dit, dès les trois premières pages, on sent l'effort, on sent aussi que la phrase n'a pas le tour poétique absolu. Et comme je l'ai dit, dès le deuxième chapitre, ce problème prend le dessus, tandis que les promesses d'élaboration poétique s'éclipsent vite.
Alors, ça vous a plu cet article ? Vous en voulez d'autres dans le style ?
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