Commençons directement par le bonus, le petit bonbon pour ceux méritants qui ont cliqué sur le titre pour connaître l'article.
Rimbaud employait des mots rares, parfois même excessivement rares, à tel point qu'on l'en croyait l'inventeur, et il faut dire qu'on avait cru qu'il avait inventé le poncif romantique du "voyant", il pouvait bien avoir créé les mots qu'il employait en ses poèmes, être l'auteur de néologismes en langue. Tel n'était pas le cas. Rimbaud a repris "abracadabrantesque" à Mario Proth, éventuellement sur la base d'une déformation d'un jeu de mots de Théophile Gautier sur le compte de la Duchesse Laure Junot d'Abrantès. Il paraît que Gautier l'appelait la duchesse d'Abracadabrantès et certains prétendent que c'est l'origine de l'adjectif employé par Rimbaud "abracadabrantesques" dans son poème "Le Cœur supplicié". J'aimerais bien avoir des attestations écrites, je n'en connais strictement aucune. Rimbaud a repris pour l'instant l'adjectif à son inventeur douaisien Mario Proth, l'adjectif étant un mélange des deux néologismes de Gautier "abracadabresque" et "abracadabrant".
Le jeu de mots a l'air fort pertinent "abracadrantès", mais jusqu'à plus ample informé il fallait que Rimbaud y ait un accès facile pour pouvoir ensuite l'utiliser. Moi, personnellement je me pose des questions de bon sens.. Vous l'avez vue où l'anecdote "Abracadabrantès" ? Dans un film, en 1967 ? Faites votre travail un peu sérieusement, quand même !
Le mot "strideurs" a déjà été exploité par Buffon et Philothée O'Neddy, et il l'est au moment où Rimbaud s'en emparer par Gautier lui-même dans ses Tableaux de siège, publication à cheval sur 1871 et 1872 justement. Et dans "Voyelles" où figure le mot "strideurs" figure justement cet autre néologisme de Gautier "vibrements".
Rimbaud employait aussi des régionalismes : "fouffes" pour chiffons, et ainsi de suite.
Pour moi, il reste tout de même de grandes énigmes lexicales. D'où vient à Rimbaud ce caprice d'employer les néologismes "bleuités" et "bleuisons" qui pour le coup ne semblent être attestés par personne avant lui ? Le mot "bleuisons" apparaît dans "Les Mains de Jeanne-Marie", poème qui parodie un poème "Etude de mains" de toujours Théophile Gautier, le mot "bleuités" apparaît d'abord dans "Les Premières communions" et ensuite dans "Le Bateau ivre", et je considère qu'il y a un lien subtil de l'un l'autre...
Et, mon autre interrogation critique porte sur l'adjectif "nitide". L'adjectif est un décalque du latin. L'adjectif latin : "nitidus, nitida, nitidum" a une certaine importance pour désigner les végétaux et les animaux. Le nom "nitidité" en français est affectionné par Diderot et quelques autres. Mais c'est l'adjectif "nitide" lui-même qui m'intéresse.
D'après le CNRTL, il y a deux attestations de l'adjectif au XVIe siècle, puis il disparaîtrait complètement pour faire sa réapparition avec le poème même de Rimbaud, disparition en contradiction avec la vie tranquille de "nitidité" employé par Diderot et d'autres.
Mais, ce qui me frappe, c'est qu'au-delà de Rimbaud les occurrences des dictionnaires impliquent des auteurs tels que Léon Bloy et Léon Daudet.
Je cite l'exemple retenu par le CNRTL :
"Les lèvres absolument décolorées n'étaient visibles qu'en opposition à la ligne sombre des dents noircies par la fièvre. Tout le reste indistinct, unifié, fondu dans cette blancheur presque nitide, presque lumineuse." Le texte date de 1894 (Histoires désobligeantes, page 111).
L'adjectif signifie "resplendissant, brillant". Dans le poème de Rimbaud, "Vierges nitides" signifie "Vierges brillantes". Merci, chef ! Le CNRTL cite ensuite un texte de Léon Daudet, lequel fait songer à l'ennemi des parnassiens qu'était Alphonse Daudet. Je cite cet extrait aussi : "Le verbe aussi, image d'images, témoin de l'harmonie ou de la discordance des grandes profondeurs de l'esprit-corps, demeure nitide, éloquent, ou sobrement juste." Il s'agit d'un texte daté de 1919 cette fois (Monde images, p. 79) et il a l'intérêt de qualifier le verbe : conception d'un verbe nitide.
L'adjectif "nitide" est lié au français "net", mais on sent que l'adjectif "nitide" a une forte aura liturgique avec les citations de Rimbaud, Bloy et Daudet. L'opposition idéologique de Rimbaud à Bloy et Daudet tend à exclure l'idée d'une influence du premier sur les deux autres. Ceci dit, sur le "Wiktionnaire, dictionnaire libre", à côté des vers des "Premières communions", nous avons encore une autre citation de Léon Bloy, elle date de 1889 cette fois, et elle rapproche étonnamment l'adjectif "nitides" de l'adjectif "lactescents", et on songe forcément au "Bateau ivre", avec cette symétrie : "bleuités" dans "Les Premières communions" où s'affiche aussi "nitides" et "bleuités" dans "Le Bateau ivre" où s'affiche "lactescent". Et dans "Les Mains de Jeanne-Marie", avec rejet d'un vers à l'autre, les "Bleuisons" à la rime sont "Aurorales", ce qui nous renvoie encore dans les blanches candeurs.
Voici la citation de Bloy qui est fournie : "Nous sommes des immaculés, nous autres, des lactescents, des nitides, et nous savons, au moins, nous barricader contre les typhus et les syphillis de la poésie !" La citation vient du récit "Le lépreux" inclus dans Un brelan d'excommuniés. Bloy s'inspire-t-il d'une précoce et inattendue lecture de la plaquette des Poètes maudits de Verlaine. Il aurait lu à la fois "Les Premières communions" et "Le Bateau ivre". Ou bien le raisonnement de Bloy est-il un poncif depuis longtemps déjà que Rimbaud aurait épinglé bien avant ?
En tout cas, l'adjectif "nitide" Rimbaud le connaissait en latin, puisqu'il l'emploie dans "Tempus erat", une composition en vers latins où il est question de Jésus se blessant avec une scie et que sa mère Marie vient consoler. Voici le vers latin en question qui date de 1868 :
Late apparebat nitidus sol montibus altis
De ce vers de Rimbaud, je vous fais une traduction un peut mot à mot exprès : "Largement apparaissait le brillant soleil au sommet des montagnes."
Je ne sais pas si ces rapprochements ont jamais fait parler les rimbaldiens. Pas pu enquêter là-dessus, je n'en ai pas l'impression.
Fin du bons, passons au sujet du jour, mais après quelques liens musicaux pour nous mettre dans l'ambiance.
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Après sa préface de remerciement à George Sand, le recueil Les Renaissances d'Armand Silvestre commence par une série de poèmes sous le titre métaphysique concis "La Nature", on pense tout de suite à Lucrèce, à "Soleil et Chair", à Sully Prudhomme... Le premier poème en alexandrins s'intitule "Introduction", mais ne riez pas trop vite. Je vous conseille bien sûr de le lire.
Voici ce poème en intégralité avec des soulignements miens :
L'esprit n'habite pas sous les confusionsD'atomes entraînés dans les métamorphoses :- C'est la Forme, oscillant sous des vibrations,Qui nous montre la Vie au plus secret des choses.L'Être attend le contour pour se manifester,Et sa source, cachée aux entrailles du monde,Vers les frêles canaux qu'elle fait éclaterPousse éternellement son eau vive et profonde.Elle jaillit sous l'herbe et court sous les glaçons ;Sève ardente, elle mord l'écorce de la Terre,Fait monter vers l'azur la splendeur des moissons,Soulève la montagne et creuse le cratère.La nature à ses jeux sans nombre s'assouplit :Chaque accident trahit le germe qu'il recèle,Et, comme un ruisseau court partout où s'ouvre un lit,L'Âme vient habiter chaque forme nouvelle.Une part de cette âme errait dans les tombeaux,Fuyant les nœuds rompus de la chair déliée ;Un vent mystérieux la prit à ces lambeaux ;Emportant le secret de la Forme oubliée.Et, dans ses renouveaux étranges, inouïs,Cette Âme des tombeaux garde, pour la pensée,Un souvenir flottant des corps évanouis,Comme une empreinte vague et par l'âge effacée.
Pour l'adjectif "étranges", je pense à la fois à "Voyelles" et aux "soubresauts étranges" des "Mains de Jeanne-Marie". Je ne vous dis pas tout sur les raisons de mes soulignements, je vous laisse vous débrouiller.
On enchaîne avec le poème "Les Arbres" dont le début métaphorique est il est vrai un peu laborieux : "Tordent dans l'air leurs bras où pend leur chevelure". Le vers 4 est drôlement marquant dans sa tournure pesante : "Des mornes désespoirs et des accablements", il faut au contraire réussi, baudelairien.
Je remarque au second quatrain la rime "vacille"/"imbécile". Le poète illustre par l'image des arbres le principe du poème "Introduction", je me permets de le passer sans citations ni commentaires.
En revanche, impossible de ne pas citer des extraits du poème suivant "Les Broussailles". Il met en avant l'idée du respect des morts, et cela rejoint ce que je dis depuis 2003 sur le sonnet "Voyelles". J'ai identifié un tombeau de la Commune dans les "puanteurs cruelles" et les "strideurs" du "Suprême Clairon", je me suis dit que c'était flagrant les liens d'images et de mots avec "Paris se repeuple" et "Les Mains de Jeanne-Marie". Marrant comme les liens entre "Voyelles" et les poésies de Silvestre confortent ma lecture si unanimement rejetée par tous les rimbaldiens... Rimbaud s'oppose bien sûr à Ludovic Hans, à tous ceux qui pleurent les morts de la guerre franco-prussienne sans un mot pour la répression de la Commune dont ils moquent les conceptions et les partisans dans leurs écrits.
C'est l'âme des aïeux que vers l'azur clémentLes grands arbres des bois élèvent lentement,Debout dans leur vieillesse héroïque et superbe ;Nos morts, nos jeunes morts, à nous, dorment sous l'herbe.
Et Silvestre le pieux de nous expliquer que cela nous invite à courber nos fronts jusqu'à Terre, embrassement suprême.
Et par pitié, "Dans le recueillement des longs soirs parfumés", la Terre fait pousser des roses en retour, et cela, "A l'heure où, scintillant comme un pleur sous des voiles, / La tristesse des nuits monte aux yeux des étoiles."
Le poème suivant "Les Sources" est en octosyllabes, son emphase me semble assez ampoulée :
Errant sous le dôme emperléDes verdures ensommeillées ;Parfois, au sortir des feuillées,L'œil clair des sources m'a troublé.
L'eau regarde et l'aurore éveille, etc.
Je passe tout de même plus vite.
Le poème "Les Nuages" est flanqué de la célèbre citation de Burger en épigraphe : "Les morts vont vite", la ballade de Lenore pour dire vite.
Notez ce vers qui témoigne d'une constante poétique de la part de Silvestre : "Nés des pleurs éternels de l'onde," Camper van Beethoven - Surprise Truck.
Et j'en arrive enfin à la pièce intitulée "Les Astres".
Comme au front monstrueux d'une bête géante,
Des yeux, des yeux sans nombre, effroyables, hagards,
Les Astres, dans la nue impassible et béante,
Versent leurs rayons d'or pareils à des regards.
Des haines, des amours, tout ce qui fut le monde,
Vibrent dans ces regards obstinés et vainqueurs ;
Et la bête, sans doute, a broyé bien des cœurs ;
Pour que toute la vie en ses yeux se confonde.
Ceux que l'hydre a couchés en ses flancs ténébreux,
Ce sont nos morts sacrés, devenus la pâture
[...]
Lumière de Vénus, faux pâles et mouvants,
Rouge et sanglant flambeau que Sirius allume,
Soleil d'or où l'esprit d'Icare se consume,
Tous, vous êtes des yeux éternels et vivants !
Et la Terre, œil aussi, brûlant et sans paupière,
Sent, dans ses profondeurs, sourdre le flot amer
Que déroule le flux éternel de la Mer,$
Larme immense pendue à son orbe de pierre.
Ah l la mer, faite ou faîte d'une éternité de chaudes larmes.
Et comme Lautréamont a fait une ode en strophes à l'Océan, Silvestre nous fait un poème de "La Mer" dans la suite immédiate de son recueil : "O Mer, sinistre Mer, pleine de funérailles !" Le poème a un côté "Oceano Nox". Elle engloutit dans ses "flancs de charnelles semailles".
Le poème suivant "La Neige" y mêle le rouge du sang et contient la rime "anges"/"étranges". Les flancs de la Terre sont invités au repos et le front du poète est étreint par le sentiment d'un mystère.
Le poème "Les Voix" confirme un peu son mode métaphysique aristotélicien forme et matière. Il s'y mêle des corbeaux aux amis des tombeaux qui écoutent, charmés. "Vous êtes la pitié cruelle de la Vie". L'adjectif "cruelle" est rejeté après la césure.
Et puis voilà le poème "Les Parfums", plus fait pour un rapprochement avec Baudelaire qu'avec "Les Voyelles" croirait-on ! Les parfums sont pénétrants, donc oui l'allusion au sonnet "Les Correspondances" est bel et bien envisageable, mais je n'hésite à aucun moment à rapprocher la fin du premier des quatre vers suivants de des "mers virides" à la rime dans "Voyelles" :
Les charnelles senteurs des verdures marines
Suivent, le long des flots, le spectre de Vénus,
Et des grands bœufs couchés les bruyantes narines
Aspirent, dans l'air chaud, des bonheurs inconnus.
Silvestre lyricise :
La Vie exhale une âme à la Mort arrachée ;
[...]
L'âme des morts sacrés dont la dernière haleine
Vient errer, chaque nuit, sur les lis odorants,
Le souffle intérieur qui roule sur la plaine
Des parfums infinis, tièdes et pénétrants.
Et cela se termine par un "Epilogue" tout de "vapeur légère"
Notre "immortalité" se forme nous dit Silvestre.
Et je cite le quatrain conclusif qui bien sûr ne concerne pas vraiment Rimbaud :
Le trésor de nos vœux perdus grossit sans trêve
Et le flot de nos pleurs jusqu'au ciel est monté :
- Des larmes de l'Amour et des splendeurs du Rêve
Se forme et croit en nous notre immortalité [?]
[Note : paresseusement, j'ai pris pour support le site "Wikisource", ponctuation finale à vérifier]
Je vais arrêter là pour l'instant. Il y aura de la suite bien sûr. Puis, en parallèle, je prévois un article sur Horace, Orbilius, Rimbaud et certains poèmes d'Hugo dans Les Contemplations. Je prévois aussi un dossier poussé sur "L'Ange et l'enfant" de Reboul allant jusqu'aux "Etrennes des orphelins".
On va entrer dans l'imaginaire ésotérique de Rimbaud, un petit peu. Evidemment que moi je ne crois pas un instant à toutes ces fadaises de l'occultisme. Je suis toujours impressionné de voir des gens croire déjà dans les religions monothéistes, mais quand j'entends des discours sur Bouddha, sur la franc-maçonnerie, sur l'illuminisme, je suis toujours là à me demander comment on peut parler ainsi dans le vide avec des concepts flous qui ne vont nulle part, qui n'aboutissent à rien, et se raffermir avec des bricoles. "Ah ! c'est historique, ah ce serait charmant de vivre à une époque ou dans un monde où on croyait toutes ces même pas choses, mais toutes ces , toutes ces subtilités décousues et impensables, quoi ?"
Non, mais vous êtes tarés. Je ne comprends pas comment c'est possible. A aucun moment !
Dès l'âge de six ans, puisque j'ai des souvenirs avec des repères de ma première année primaire, je trouvais insupportable qu'on m'impose les récits sur Dieu et Jésus-Christ. Je me disais : "Mais qu'est-ce que c'est que ce cirque ?" Et le bouddhisme, le shintoïsme, Swedenborg, c'est pire. Je ne pige pas un instant qu'on puisse passer sa vie à parler pour ne rien dire. Je ne comprends pas cette bêtise, je ne la partage pas. Tu les écoutes parler de leur passion, ils n'ont rien à dire. C'est du vent !
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