mercredi 13 novembre 2024

Analyse du livre L'Art de Rimbaud de Michel Murat de 2002 et réflexions allant au-delà (partie 1 : les recensions de Reboul et Murphy)

Je possède les deux éditions du livre L'Art de Rimbaud de Michel Murat, mais je vais rendre compte du contenu de l'édition originelle de 2002. Il ne sera donc pas question pour l'instant de la partie consacrée à Une saison en enfer. Mais, malgré les retouches, dans l'édition révisée le discours originel est quelque peu reconduit à l'identique. La "Nouvelle édition revue et augmentée" date de 2013, elle vient dix à onze ans après, et il faut tout de même signaler le problème qu'elle aggrave par rapport à l'édition de 2002. Le livre L'Art de Rimbaud est quelque peu un ouvrage de synthèse sur les questions de poétique autour des compositions rimbaldiennes. La partie sur les Illuminations est plus personnelle, et à cet égard la réédition en 2013 est peu problématique, même si elle traite forcément cavalièrement les réflexions rimbaldiennes qui ont pu voir le jour pendant les dix ans d'intervalle, voire les prolongations à cet ouvrage lui-même. En revanche, le discours sur la partie en vers est conditionné par une volonté de mise au point sur les avancées de la recherche au sujet du vers, de la rime et de la forme du sonnet. Le premier ouvrage faisait un état des lieux de la recherche qui mettait en avant certains noms et certaines conclusions. Cela pouvait être discutable, mais il n'y a en principe rien à dire sur le fait que l'auteur publie ce qu'il croit la vérité. Mais, la réédition de 2013 établit une permanence du discours, elle renforce l'acquiescement du grand public aux conclusions et aux personnalités de chercheurs qui ont résisté à l'usure du temps. Et là, on va voir dans mon analyse qu'il y a un petit problème qui se pose réellement.
Maintenant, le livre de 2002, plus que la réédition, avait fait l'objet de recensions visant à serrer de près l'intérêt de la somme critique proposée.
Sur le site internet Persée, vous pouvez lire un compte rendu de 2004 par Yves Reboul qui est intitulé "Un livre décisif" et qui a été publié dans la revue universitaire toulousaine Littératures.

Reboul se montre dithyrambique et cela se fait à grands coups d'idées ressassées : "livre décisif", "livre capital", "ouvrage fondateur", "pièce maîtresse" en quelques lignes. Jusqu'à un certain point, Reboul a raison de parler d'un projet qui n'avait pas encore eu d'exemple, tant le mythe du voyant faisait prédominer le contenu sur l'analyse artiste de la forme.
Tout de même, à propos de la partie inaugurale sur le vers, Reboul ne fait pas remarquer que c'est la seule partie de l'ouvrage qui se réclame d'antériorités lourdes et bien balisées. C'est nettement l'unique partie de l'ouvrage qui ne soit pas personnelle. Reboul félicite Murat d'avoir dépassé le mythe de la "crise de vers", qui nous vient plutôt du discours mallarméen, en suivant des affirmations de Murat selon lesquelles Rimbaud fut d'abord un "poète correct", bien inscrit dans les consensus de ses contemporains, et il était plutôt que d'une "vieillesse d'Alexandre" question d'une "autonomisation progressive du rythme par rapport à la structure métrique."
Personnellement, j'ai des réserves sur ces deux points. Il faudrait déjà définir ce qui oppose une "crise de vers" à une "autonomisation progressive du rythme par rapport à la structure métrique". Les deux expressions ne sont pas spontanément opposables. Et surtout, je n'identifie pas une autonomisation du rythme. Le rythme peut relever pour partie de la manière de lire. Reboul est un lecteur du vingtième siècle, lié à une tradition antérieure aux livres La Vieillesse d'Alexandre de Roubaud et Théorie du vers de Benoît de Cornulier. Je sais d'expérience qu'il n'aime pas la lecture de soulignement des rejets et enjambements, son principe c'est plutôt celui de la lecture naturelle à la prose, d'une voix blanche. Or, on connaît le jeu théâtral exagéré de Sarah Bernhardt par des enregistrements. La lecture d'une voix blanche est caractéristique du vingtième siècle, de Benoît de Cornulier lui-même, mais, quels qu'aient été les avis personnels de Verlaine et Rimbaud sur la question, leur époque était semble-t-il plus favorable aux effets oratoires. Surtout, et malgré les analyses de Cornulier, la césure était identifiée comme une pause par les poètes, par Banville en son traité et par forcément tant d'autres. Les poètes avaient appris à identifier la césure à un repos. Par l'analyse statistique et grammaticale des vers, on s'aperçoit que la notion de "repos" est erronée, il s'agit plutôt d'une conception d'articulation syntaxique de la lecture qui est très difficile à définir, puisque nous pouvons constater une hiérarchie où une césure après une conjonction d'une syllabe est plus dérangeante que d'autres configurations, alors même que la conjonction permet un suspens au profit d'une virgule, comme on le voit sans arrêt à la lecture des alexandrins des tragédies du Grand Siècle. Il n'en reste pas moins qu'il y a une psychologisation de l'idée du repos. Dans le poème "Le Mariage de Roland", Hugo qui a pratiqué les césures acrobatiques que lui reprennent Baudelaire, Baznville et quelques autres dans la décennie 1850, en place une qui vaut calembour métrique : "sans me reposer". La préposition "sans" est placée à la césure et cela donne du sens au verbe qui suit "me reposer". Le héros infatigable nous dit : "Je n'ai pas pris la peine de souffler à la césure." Cette analyse est connue des métriciens, elle est faite par Cornulier ou d'autres. Et c'est tout le nœud du débat. Si le lecteur doit penser à la césure normale pour apprécier le rejet ou l'enjambement, c'est que cette autonomie est factice ou pleine de duplicité. Cornulier s'y est lui-même laissé piéger au vu de son discours sur les vers de 1872 et sur "Tête de faune". Et je ne crois pas non plus que le fait de ne pas prêter attention à la césure permette aux vers enchaînés de s'enrichir de beautés venues de la prose, puisque l'absence métrique correspond directement à un discours en prose. Le propos sur l'autonomie du rythme n'est pas résolument faux, mais il pose problème et on le verra à nouveau tout à l'heure quand je citerai le passage même de Murat que cite ici Reboul.
Je ne veux pas traiter de tout le détail de la recension faite par Reboul, Je ne veux retenir que les thèses qui sont dégagées. Sur la rime, nous avons le rappel qu'elle est quelque peu secondaire, ce qui importe c'est le discours tenu et la cohérence harmonique entre syntaxe et structure métrique. Cela est juste. En revanche, je suis réservé quant au discours de Banville sur la rime, comme quant au discours de Murat qui semble s'inscrire dans l'ornière tracée par le traité banvillien. Reboul formule un résumé du propos de Murat où Hugo, Banville et Baudelaire sont ainsi départagés. Les trois poètes sont des adeptes de la rime riche, mais Hugo fait prédominer la rhétorique, Banville serait dans la primauté de la rime et Baudelaire serait dans un équilibre entre les deux avec une "rime enrichie" qui "diffuse le jeu verbal à travers un mot long ou un groupe entier". Banville aurait réellement pratiqué son principe selon lequel la "Rime" est "unique harmonie du vers". Je ne suis pas d'accord à plusieurs égards. Banville est un bonimenteur dans son traité qui ne coïncide pas avec le poète qu'il est réellement. Pour preuve, Banville est un admirateur des enjambements de Victor Hugo qu'il poursuit dans ses propres créations, et surtout Banville a pratiqué avec Baudelaire les césures acrobatiques initiées parcimonieusement par Hugo dans son théâtre, ce qui est indépendant de l'intérêt porté à la rime. Quant à la rime enrichie baudelairienne, elle est tributaire d'une analyse réelle à faire qui porte non plus sur la rime, mais sur les assonances, allitérations et répétitions syllabiques ou les répétitions partielles de séquences de consonnes et voyelles. Or, mon ressenti est différent. Peu de gens le savent de nos jours, mais les assonances et allitérations étaient mal vues à l'époque de la poésie classique, à tel point que certains commentaires actuels vont dire qu'il n'y a aucune allitération en [s] voulue par Racine dans le vers cité pourtant dans plein de manuels : "Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?" Personnellement, je suis tout de même convaincu que cette allitération est un fait exprès de la part de Racine, d'autant que ce vers est un cliché d'époque qu'on doit trouver dans Desmarets de Saint-Sorlin ou d'autres avant lui, mais avec moins de [s] à l'oreille. Mais, peu importe le débat avec ce vers-là de Racine, j'ai déjà remarqué dans les cadres scolaires et universitaires qu'on a habitué les élèves, les candidats de concours, les enseignants, les chercheurs universitaires à identifier des allitérations significatives. On précise poliment qu'il faut au moins trois fois un même phonème ou son pour faire une assonance ou allitération, mais partant de là on voit des allitérations et assonances partout dans les poèmes, puisque forcément il y a toujours une concentration quelconque de voyelles ou de consonnes dans un vers ou deux. Racine voulait qu'Oreste décrive avec horreur une vision irréelle des Erinnyes qui appartiennent à sa sphère culturelle : l'emploi du démonstratif "ces" s'imposait pour "pointer du doigt" en quelque sorte, tandis que les mots "serpents", "sifflent" et la préposition "sur" étaient rendus indispensables à la description : "des serpents sifflent sur vos têtes". Toutefois, on devine que Racine pouvait éviter leur accumulation plus conséquente encore avec la formule interrogative : "Pour qui sont [...] ?" Le verbe "sont" et le déterminant "ces" étaient quelque peu évitables, et Racine, après avoir créé son vers, aurait pu le réviser. Mais si on débat ainsi d'un vers où figurent cinq phonèmes [s] renforcé d'un [f] avec un verbe explicitant l'effet "sifflent", imaginez le doute légitime qu'on peut avoir sur les analyses systématiques en allitération de groupement de trois [s] seulement dans un vers ou... deux.
Au XIXe siècle, tous les poètes ne se lancent pas dans la pratique des allitérations et des assonances, car cela demande un investissement réel, une réflexion soutenue pour trouver les mots qui s'y prêtent et les employer et aussi pour les ordonner à bon escient. Je lis en ce moment la traduction en alexandrins verset par verset de La Divine Comédie par Ratisbonne, et je n'identifie pas une prosodie romantique opposable à l'esprit de la poésie classique. Particulièrement mélodique, Lamartine a une concordance classique entre mètre et syntaxe, et il n'est pas évident de parler d'un poète pratiquant les assonances et allitérations. Surtout, il est particulièrement indigent comme l'étaient les classiques la plupart du temps dans l'élaboration des rimes. Hugo est au contraire très investi et bien avant Baudelaire dans la sonorité interne de ses vers. Et des effets de rimes enrichies, j'en trouve chez Hugo avant la publication des Fleurs du Mal. Peut-être que Murat a raison d'attribuer un mérite d'invention à Baudelaire sur un exemple précis qu'il traite, mais avant d'attribuer quoi que ce soit à Baudelaire il faudrait convenir d'une enquête statistique d'ampleur. Le point attribué à Baudelaire, c'est que certains phonèmes en-dehors de la rime permettent malgré tout de structurer la relation d'un vers à l'autre, ce qui permet d'éviter la rime trop riche tout en renforçant pourtant les échos de phonèmes entre deux vers. Mais j'en arrive au point suivant : qui se rend compte de l'importance de la rime à une lecture naïve des vers de Banville, Hugo ou Baudelaire ? Personnellement, quand je lis dans un véritable esprit de délassement, je n'identifie pas les rimes, j'identifie uniquement les césures et les vers longs ou courts. Les rimes ont de petites incidences en les lisant, mais je n'identifie pas tant que ça la structure des vers deux par deux. C'est pour cela que je lis très rarement des vers en dilettante, je les lis presque toujours avec un surcroît de concentration intellectuelle. Moi, je n'y crois pas au statut de la rime prédominante opposable à la primauté du discours tenu. Les consonnes d'appui ne signifient pas clairement ce jeu entre deux pôles : le rime ou le mètre, parce que pour moi le mètre est une évidence qui s'impose à la lecture, surtout avec le formatage graphique, alors que la rime demande un effort de prise de conscience de sa présence constante tout au long d'un poème. Cette dialectique entre Hugo thèse, Banville antithèse et Baudelaire synthèse, je n'y crois tout simplement pas. Qui plus est, le problème de fond est autre. Ce qui permet à la rime de prendre le pas sur le mètre, c'est le fait de renoncer à l'armature syntaxique de la phrase pour créer des énumérations, des juxtapositions, pour créer des suspens autour d'un seul mot, et de ce point de vue là Hugo est le modèle de Banville en bien des cas, et non celui qui préserve le régime discursif. Toutefois, les juxtapositions ne datent pas d'hier, il suffit de citer des vers de Ronsard pour s'en apercevoir. Et surtout, le problème n'est pas alors d'une primauté de la rime, mais d'une primauté des mots, qu'ils soient à la rime ou non. Et cela nous intéresse quant à "Voyelles" de Rimbaud, et cela nous intéresse aussi pour les rejets et les enjambements, comme pour l'analyse interne de certains hémistiches.
Pour moi, le débat est problématique entre le mètre et la rime, parce qu'il n'a aucune rigueur scientifique ainsi posé.
En conclusion de la partie consacrée à la rime, Reboul cite alors une idée de Murat selon laquelle Rimbaud déconstruit pour reconstruire, et c'est la diffusion de la suite phonétique [wa] dans "Larme" qui sert à illustrer le propos. Malheureusement, je vois mal comment cet exemple unique vaut pour tout le reste, ni en quoi cet exemple est ce qu'on dit qu'il est. Nous aurons à affiner notre jugement en nous confrontant au texte de Murat lui-même, ce que nous ferons ultérieurement.
Murat n'a pas voulu traiter dans son ensemble de la question des formes de strophes pratiquées par Rimbaud, ce qui est en réalité regrettable, puisqu'il y avait des choses à dire sur les triolets enchaînés, sur l'importance de quatrains de rimes croisées pour comprendre plus en finesse les défauts de rimes des poèmes de 1872, sur la forme d'alternance des mesures dans "Rêvé pour l'hiver" et sur quelques autres spécificités que seul un érudit en principe est capable de traiter.
Pour la partie sur le sonnet, nous avons surtout le constat étonnant et depuis longtemps fait par Murat lui-même dans un article précoce que Rimbaud est passé d'un type de sonnet libertin en 1870 à une forme plus rigoureuse de sonnet académique dans "Voyelles", "Les Douaniers", les "Conneries", "Oraison du soir" et Les Stupra, "Poison perdu" n'étant pas attribué à Rimbaud. Il s'agit d'un paradoxe dans l'évolution de Rimbaud.
Et Reboul passe alors à l'étude des poèmes en prose. Reboul prend position non à bon droit, mais complètement à tort en faveur de l'idée que les Illuminations sont un recueil de Rimbaud à la pagination partielle autographe. La pagination autographe, c'est faux, archi-faux. Le fait d'intervenir sur les manuscrits aux crayons gris, rouge ou bleu, ou bien à l'encre avec différents signes est typique des éditeurs. On en a la preuve dans le cas de Rimbaud avec les épreuves de Vanier pour les éditions de ses dites Œuvres complètes en 1895, et cela est confirmé par ma consultation de l'exemplaire annoté d'une édition du Reliquaire de 1891 qui a servi à Vanier de point de départ à tout son travail. Et les signes sur la pagination coïncident parfaitement avec la publication au fur et à mesure des Illuminations, petits groupes de poèmes par petits groupes, dans différents numéros de la revue La Vogue, avant une publication en volume dans un ordre encore différent. Jacques Bienvenu a publié en deux parties un article décisif à ce sujet, où s'accumulent des arguments d'un poids décisif que Murphy, ni Murat, ni Reboul n'ont réfutés. Ils n'ont même pas protesté. Ils ignorent le débat, parce que c'est évident que finalement Guyaux avait raison et Murphy complètement tort sur la pagination. Et je rappelle qu'on ne sait même pas si tous les poèmes en prose ont été publiés, on sait que le ou les feuillets manuscrits des poèmes "Dévotion" et "Démocratie" ont disparu, mais on ne sait pas si "Circeto" et "Voringhem" ne sont pas des coquilles pour "Derceto" et "Voringhen" non plus, et on ne sait pas si d'autres manuscrits ou non ont disparu. On sait que les éditeurs selon les dires de Verlaine se sont partagés les manuscrits avant même la publication des derniers poèmes en prose connus. Et nous avons un ensemble de feuillets qui ne sont pas paginés, ou qu'ils le sont partiellement en fonction d'une nouvelle publication en revue, on sait que Verlaine n'a pas remis la main sur les manuscrits en question, et il faudrait croire que nous avons en face de nous un recueil dont l'ordonnancement a été précisément voulu par Rimbaud, lequel n'était pas impliqué dans le projet de publication. Il faudrait croire qu'en 1878 vu le projet de publication l'ordre était déjà décidé, mais bien sûr, et c'est la marmotte qui emballe le chocolat...
De toute façon, l'hypothèse du recueil est inutile pour légitimer les échos des poèmes en prose entre eux, il n'y a pas besoin de recueil pour ça. Et enfin, personne n'a jamais identifié un récit dans la distribution des poèmes les uns après les autres. Vous respectez comme sacré un ordre qui n'a de sens pour personne au monde !!! Il faut le faire ! Je ferai une mise au point imagée à ce sujet dans une prochaine partie de l'analyse du livre L'Art de Rimbaud, parce qu'il faut que les choses soient clairement posées une fois pour toutes !
Bref, je rendrai compte ultérieurement de la partie en prose de l'ouvrage de Michel Murat, et je vais éviter de citer l'analyse de Reboul qui suppose nettement qu'on digère les développements de Murat lui-même. Cependant, pour moi, un fait me saute aux yeux, c'est la disjonction entre les deux parties. La première partie sur la poésie en vers étudie des objets concrets qui définissent la poésie en vers de manière univoque pour tous : le vers, la rime et la strophe, ici ramenée à l'objet sonnet, alors que la partie sur la prose est plus spéculative et consiste plutôt en une réflexion sur ce qui fait dire subjectivement par un chercheur ce qui fait qu'un texte en prose appartient à la poésie. Les objets de réflexion sont stimulants, mais pas du tout du même ordre.
Dans sa conclusion, Reboul précise qu'il regrette que la notion de "prosodie", utilisée notamment par un Baudelaire, n'ait pas été mobilisée, et il félicite l'ouvrage de s'opposer à un certain courant obscurantiste dans le discours sur la poésie moderne au tournant du troisième millénaire.
Le site internet Persée fournit également un compte rendu de la même année 2004 par Steve Murphy dans la revue Romnatisme.


Murphy applaudit la "limpidité argumentative" et la capacité de l'auteur à renouveler l'étude d'un sujet en demeurant accessible à tous les lecteurs. Murphy parle en personne concernée sur la partie consacrée à la mesure du vers, il introduit une divergence au sujet de certains vers. Murat a considéré que des alexandrins de Baudelaire avait un schéma semi-ternaire 4-8 ou 8-4 en même temps qu'une structure classique 6-6 en tension, ce qui est repris à Théorie du vers de Cornulier, et Murphy pense que les vers sont plutôt une tension entre le ternaire 444, quasi-trimètres donc, et la scansion normale de l'alexandrin 6-6. Je me pose autrement dans le débat. Je considère que les semi-ternaires sont une illusion à laquelle Cornulier a fait l'erreur de donner de l'importance et une prétendue validité chronologique. Je remarque que cet objet gênant dans la théorie qu'est le semi-ternaire a quelque peu disparu des écrits de Cornulier depuis quinze ou vingt ans. L'objet semi-ternaire est une invention de Philippe Martinon au début du vingtième siècle dans le cadre d'une croyance en l'accentuation de l'alexandrin passant du tétramètre au trimètre, et cette théorie a été adaptée à l'approche non accentuelle de Cornulier améliorant celle de Jacques Roubaud dans La Vieillesse d'Alexandre, sauf que l'adaptation pose des problèmes de logique élémentaire qui n'ont pas été traités. Murphy n'a pas l'air de croire à la thèse du semi-ternaire, mais pour la résoudre il accentue l'idée que les poètes se référaient forcément au trimètre en tant que tel, et cette théorie ne résiste pas à l'analyse des faits. En réalité, la césure normale est chahutée et de temps en temps il y a une exhibition d'une régularité de trimètre, mais cette exhibition n'est pas du tout automatique. Et comme le trimètre va être lui-même déréglé, il se posera forcément la question de la frontière entre les enjambements qui jouent sur le trimètre et ceux qui y sont indifférents, puisqu'il n'y aucune solution de continuité objective entre les deux, quand bien même il existe des vers pensés simplement comme des enjambements à la césure et d'autres comme des trimètres déréglés. Il arrive un moment où le débat est impossible à trancher au plan du vers lui-même sans se reporter à tout le poème ou à ce que nous savons de l'auteur. Mais, le problème n'apparaît qu'à l'étude de poètes de la toute fin du XIXe et du début du XX qui n'ont pas la notoriété d'un Hugo, Rimbaud ou Verlaine. Pour Hugo, Rimbaud et Verlaine, il est possible d'avoir quelques points de débat sur la référence au trimètre approximatif, mais une étude doit parvenir à trancher le débat vers par vers.
Au plan de la rime, la recension de Murphy a l'intérêt de citer les ouvrages antérieurs d'Alain Chevrier ou de Dominique Billy, mais pour souligner aussitôt à quel point Murat innove et va plus loin et balise tout le corpus des vers rimbaldiens avec une réelle richesse d'angles d'attaque.
Murphy salue surtout la partie sur les Illuminations pour laquelle il parle d'un "véritable bond en avant". Il est vrai que certaines oppositions formulées sont très stimulantes, mais je rappelle ce que j'ai dit plus haut. Il y a une différence de nature entre les deux parties du livre de Murat. Seule l'étude de la versification est rigoureuse au plan scientifique, celle sur les Illuminations n'est pas scientifique de la même façon, elle est beaucoup plus spéculative et moins contrainte, et surtout on a une première partie d'étude formelle alors que la seconde partie n'offre pas la contrepartie en prose de la première.
Pour la pagination et l'idée de recueil, Murphy prêche pour lui-même. Il est juge et partie. Mais la partie, elle est perdue depuis. Murat et Reboul, qui sont effectivement parmi les meilleurs rimbaldiens, n'auraient jamais dû prendre ainsi parti pour la question du recueil et de la pagination autographe dans les Illuminations à la suite de Steve Murphy qui est lui aussi un des meilleurs spécialistes de Rimbaud. Cette convergence critique a fait du dégât, et il est temps qu'en toute bonne foi, Reboul parle de bonne foi dans sa recension traitée plus haut, on admette qu'objectivement la pagination des Illuminations n'est pas autographe. Et si on n'est pas d'accord, on réfute l'article en deux parties de Jacques Bienvenu (et mon argument qui y est inclus, mais il y a aussi des arguments terribles de Bienvenu lui-même bien sûr) autrement que par-dessus la jambe, et autrement qu'en publiant des articles de disciples de gourous. Cela devrait être une évidence pour tout le monde. La postérité, elle n'aimera pas beaucoup les rimbaldiens qui ont caché la vérité compromettante sous le tapis, quand tout était évident. Moi, je n'aimerais pas que la postérité me juge de la sorte. Je n'en veux pas de ça !
Je ne vais pas rendre compte des remarques de Murphy sur les différents sujets : deux manières contrastées de concevoir la poésie en prose entre Baudelaire le prosaïque d'un côté et Bertrand ou Rimbaud les chercheurs formels, ou bien la variété des dispositifs de Rimbaud pour composer un poème en prose, sinon en vers libres.
Quant à la conclusion, Murphy déclare que s'il est un ouvrage à acquérir pour étudier Rimbaud, c'est bien celui de Murat, et il va nourrir la critique rimbaldienne pour de nombreuses années. Certes, le livre est excellent et profitable, mais je pense qu'il souffre d'un déficit d'analyse du sens des poèmes. Je ne peux pas le mettre sur le même plan que les livres de Murphy lui-même, sur le même plan que les livres d'Antoine Fongaro, Bruno Claisse, Yves Reboul ou Benoît de Cornulier. Il est en revanche plus important que les livres de Yoshikazu Nakaji sur Une saison en enfer ou de Bernard Meyer Sur les Derniers Vers, plus important que le livre de Sergio Sacchi, que les livres de Pierre Brunel en général, ou que le livre d'Antoine Raybaud Fabrique d'Illumiunations. C'est un livre important qui a sa place, les éloges dithyrambiques sont quelque peu justifiés si on s'en tient au sujet du livre, mais pour l'analyse du sens il y a un petit cap supplémentaire que l'auteur n'atteint pas.
Je meurs d'envie de poursuivre immédiatement mon analyse en attaquant le premier chapitre intitulé "Le Vers". La fatigue m'aide à me convaincre de faire une pause, mais je devrais très rapidement rédiger une suite.

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