Récemment, j'annonçais le rôle de Chénier dans l'évolution de la versification, mais je n'étais pas capable de citer un rejet d'épithète de mémoire, ce qui était assez ballot. Je n'avais plus que le traitement de la phrase avec les rejets de verbes ou de compléments verbaux. Je cherchais à tort un rejet d'un adjectif "jaune" ou "jaunissant" alors que pas si loin, voyez l'initiale et le nom "moissons", j'aurais dû chercher "moissons" ou "joyeuses". Le présent article rattrape l'affaire.
Je fais les rappels nécessaires.
L'évolution provoquée par les poètes Chénier, Vigny, Hugo s'évalue comme venant à la suite d'une longue période de versification classique qui est allée du début du dix-septième à peu près à la décennie 1820 du XIXe siècle, et il faut ajouter que la mise en place de la versification classique s'est faite en gros de 1550 à l'avènement de Malherbe.
Les romantiques étaient partiellement conscients de ce fondement historiques, mais je vais expliquer ci-dessous les nuances.
Par la force des choses, il y a des centaines de milliers d'alexandrins classiques qui sont parvenus jusqu'à nous pour les XVIIe et XVIIIe siècles, et on peut allonger cela d'une étude des dizaines milliers de décasyllabes de la même période. Nous avons des auteurs emblématiques qui furent et qui sont beaucoup plus lus que les autres, et qui servent de modèles, de références.
Les rejets d'épithètes sont quasi inexistants, à tout le moins du côté des tragédies, de la grande comédie classique, du côté de la grande poésie lyrique ou littéraire. La grande exception vient du dernier vers du poème "Le Mondain" de Voltaire qui n'est pas en alexandrins d'ailleurs, mais en décasyllabes, et ce rejet est de l'ordre du calembour : "Le paradis terrestre est où je suis."
Chénier, Roucher et Malfilâtre vont changer la donne, mais notez que dans sa traduction des Géorgiques de Virgile qui compte quand même une quantité élevée de vers, de pages, voire de volumes à tenir en main, nous n'avons qu'un rejet d'épithète "Lamentable" et qu'un rejet de complément du nom "De Cée".
André Chénier a surtout joué sur les rejets de verbes et de compléments du verbe, autrement dit sur les interruptions brusques de la phrase en-dehors des bornes métriques. Il a tout de même fourni le rejet d'épithète suivant à l'entrevers dans le poème "L'Aveugle" :
Puis aussi, les moissons joyeuses, les troupeauxBêlants ou mugissants, les rustiques pipeaux,Les chansons, les festins, les vendanges bruyantes,Et la flûte, et la lyre, et les notes dansantes[.]
L'adjectif "joyeuses" est clairement placé en rejet. Et notez que son occurrence est suivie de celle du nom "troupeaux". Je rappelle l'unique rejet de complément du nom de Malfilâtre concerne le mot "troupeaux" à la rime : "troupeaux / De Cée". L'expression "troupeaux / Bêlants" fait songer au "Mugitusque boum" de Virgile, et "joyeuses" est l'inversion de "Lamentables", l'unique rejet d'épithète de Malfilâtre, avec le décalage d'un jeu à l'entrevers qui passe à la césure. Le rejet d'épithète de Malfilâtre était connu, il est cité dans certains traités, et je pense qu'André Chénier joue ici à faire référence aux audaces de versification de Malfilâtre dans sa traduction des Géorgiques, et quelqu'un qui connaît la versification latine de Virgile et même d'autres est capable de mesurer ce que ces audaces en français doivent à la connaissance de la poésie latine lue dans le texte.
Je me demande s'il existe un quelconque universitaire qui a jamais dit ce que je viens de dire : Chénier fait volontairement un clin d'œil dans ces vers de "L'Aveugle" aux audaces de Malfilâtre.
Pour des raisons que j'ignore, le rôle de Chénier sur la versification est connu, mais pas au plan des rejets d'épithètes. Ce point précis est passé complètement à la trappe. Et les métriciens n'ont même pas eu conscience de l'apparition progressive des rejets d'épithètes dans les poésies de Vigny, Lamartine et Hugo. Et les éditions de leurs poésies n'ont pas aidé à cette reconnaissance des faits. Vigny a éliminé le poème "Héléna" de son recueil Poèmes antiques et modernes, lequel est un recueil qui contient des poèmes de la décennie 1830 qui plus est. Victor Hugo n'est plus lu pour son tout premier recueil. On lit directement son recueil Odes et ballades de 1828 en constatant de loin en loin une audace métrique peu classique. Quant à Lamartine, même ceux qui vont au-delà des Méditations poétiques ne lisent pas son "Chant du sacre", ni même son "Dernier chant du pèlerinage de Lord Harold". Ils lisent les Nouvelles Méditations poétiques, peut-être La Mort de Socrate, ils parcourent les Harmonies poétiques et religieuses, peut-être qu'ils lisent son Jocelyn et ils ne retiennent de la "Chute d'un ange" et des publications tardives que les anthologies de morceaux clefs. Donc ils ignorent qu'en 1825 Lamartine s'est essayé à trois rejets d'épithètes avant d'y renoncer. Il est le poète romantique qui écrit comme un classique, tandis que Victor Hugo et Alfred de Vigny, puis Alfred de Musset écrivent comme des poètes romantiques, et on admet une sorte de tunnel de Chénier à Victor Hugo où la versification aurait été assouplie par des poètes pourtant incapables de passer à la postérité, où plutôt on suppose qu'ils ont fait comme Chénier.
C'est faux. Ils ont une versification classique et les poésies de Chénier n'ont commencé véritablement à être diffusées qu'en 1819.
Il suffit de citer la notice d'André Lemoyne à l'anthologie par Lemerre des poètes du dix-neuvième siècle.
Lemoyne dit qu'André Chénier a vécu au XVIIIe siècle, mais que ses oeuvres furent publiées au XIXe, ce qui justifie le choix de Lemerre de l'inclure en tête de sa somme anthologique. Et Lemoyne affirme bien sûr l'idée que Chénier est "le vrai rénovateur de la poésie française". Vouys voyez que je peux ajouter l'antécédent de Malfilâtre et insister un chouya sur le cortège procuré par Roucher. Mais, peu importe.
Sainte-Beuve pense bien sûr la même chose et l'écrivait dès la fin de la décennie 1820. Sainte-Beuve a en réalité acté quelque chose qui était tout frais en 1828. Le public aujourd'hui pourrait croire qu'il parlait avec une certaine profondeur de champ. Pas du tout. En-dehors de Vigny, les débuts de la versification souple parmi les romantiques ne datent que de 1824 au plus tôt, Victor Hugo. Lamartine n'a fait d'incursion qu'en 1825 avant de se retirer. Et après, vous les connaissez vous les versificateurs romantiques de la décennie 1820. Sainte-Beuve et Musset arrivent à la toute fin de la décennie seulement, tandis que les frères Deschamps ne sont certainement pas les meneurs du mouvement de rénovation du vers. Ne croyez pas que Sainte-Beuve parle d'une poésie ultra courante avant 1830.
Mais il y a un autre point. Sainte-Beuve va bien sûr identifier que la versification à la Chénier tournant le dos au classicisme ne fait que revenir à la formule des poètes du XVIe siècle, d'avant le classicisme donc, et Sainte-Beuve va pouvoir inclure Mathurin Régnier qui passe un peu vite pour un contre-modèle au classicisme de Malherbe. C'est cela qui s'est joué. Et Sainte-Beuve va encenser Ronsard, du Bellay avec leurs versifications libres, et c'est là qu'il faut dénoncer l'illusion de Sainte-Beuve, puisque, en réalité, Ronsard et du Bellay ont joué un rôle au contraire d'assagissement du vers. Plusieurs proscriptions sont mises nettement en place au début du XVIe siècle, notamment en ce qui concerne le traitement du "e" féminin, souvent dit à tort muet de nos jours, et l'alternance des rimes féminines et masculines inventée par un poète de second ordre contemporain de Ronsard va être systématisée par Ronsard, du Bellay et les successeurs. Et du Bellay va raréfier son recours aux rejets d'épithètes, et il y a toute une évolution d'assagissement des césures qui va de Ronsard à Malherbe en passant par Desportes. C'est pour ça qu'intellectuellement Malherbe est un imposteur dans l'histoire de la poésie française. Il est le résultat de ce qu'ont amené ses prédécesseurs, et il les a critiqués en retour, alors qu'il n'a rien inventé. Il est le terme du mouvement, il n'a rien initié du tout.
Vous imaginez l'énorme contresens des opinions de Sainte-Beuve sur la versification de Ronsard...
Il se trompe aussi à opposer pour la versification Mathurin Régnier à Malherbe. Seule l'opposition des Tragiques d'Agrippa d'Aubigné aux poésies de Malherbe, Mainard, Racan, Régnier, Saint-Amant, Viau, Tristan l'Hermite, a du sens. Aubigné a fait perdurer l'ancienne versification non assagie, pas Régnier.
Enfin, sur les rejets d'épithètes, il y a un dernier sujet à soulever, celui de la coordination ou de la complémentation complexe.
Prenez le deuxième vers des "Etrennes des orphelins" de Rimbaud :
De deux enfants le triste et doux chuchotement.
Vous avez un contre-rejet "le triste...", et ce vers est typiquement hugolien avec un nom en "-ment", une coordination d'adjectifs antéposés courts et ce qui signe la modernité hugolienne du vers c'est exclusivement que l'adjectif en contre-rejet ne soit que d'une seule syllabe "triste", Hugo employant par exemple l'adjectif "vaste" dans une configuration similaire.
Or, prenez la Sophonsibe de Mairet qui a été jouée à partir de 1629 et passe pour la première tragédie classique. J'ai d'énormes réserves sur la valeur classique de cette tragédie, tant la prétendue conduite dynamique de l'action n'y est pas. Je n'identifie pas des rebondissements de l'action dans ce que je lis, je n'identifie que des pensées qui évoluent au fur et à mesure que les personnages comprennent la situation réelle dans laquelle ils sont, car il n'y a aucune péripétie digne de ce nom dans la pièce, mais peu importe : nous sommes là pour parler d'histoire de la versification. Voyez à quel point ce type de configuration ne posait pas problème dans le cadre de la versification classique. J'imagine qu'une solennité d'élocution a pesé dans la balance quant à l'acceptation de tous ces contre-rejets d'épithètes. Sans l'unité du second hémistiche, les premiers hémistiches seraient systématiquement considérés comme incorrects, et ils étaient bannis comme tels, c'est le second hémistiche qui vient légitimer la forme du premier hémistiche, fait métrique remarquable qu'aucun métricien ne commente jamais.
Pour voir cette mortelle et douteuse mêlée, (Acte II, scène 1, vers 332)
Mairet n'aurait jamais écrit : "Pour voir cette douteuse + allée, Aristophane," encore moins : "Pour voir cette douteuse + allée, rends-toi là-bas", ni "Pour voir cette douteuse allée, qui va bientôt, / [...]"
Grâce aux Dieux, cette insigne et dernière victoire
Je viens de citer le tout premier vers de l'Acte III, scène 1, le 595. Mairet n'aurait jamais écrit : "Grâce aux Dieux, cette insigne aéropage en gloire...". On le voit, il y a un rééquilibrage du second hémistiche qui autorise la construction du premier hémistiche. Je précise aussi que le rejet n'existe que pour les adjectifs placés devant le nom, ajouter un adjectif coordonné, ce n'est pas le problème. Le problème, c'est celui du suspens de l'adjectif antéposé au nom qu'il complète.
Que défend une lâche et faible populace ; (Acte III, scène 1, vers 652)
Mais vous qui par un long + et familier usage (Acte IV, scène 2, vers 1131)
Ce vers fait mentir ce que j'ai dit plus haut, nous avons un adjectif d'une seule syllabe devant la césure, mais j'estime que l'engrappement trisyllabique "par un long" a joué psychologiquement en sa faveur. Les classiques seraient plus sévères quant à la configuration du vers 2 des "Etrennes des orphelins". Pour me contredire, à vos relevés !
Cette désespérée et pitoyable reine ; (Acte V, scène 1, v. 1456)
Leur plus considérable et plus parfait ouvrage ! (Acte V, scène 2, vers 1523)
Ah ! le renfort du superlatif, important le superlatif dans la réflexion sur les adjectifs détachés du nom.
Il va de soi que je ne relève pas les configurations attributives. Bref, voilà, sur une pièce de 1821 vers (je pense qu'il y a une erreur de décalage dans le document exploité, forcément), sur une pièce de 1820 vers donc, vous avez six vers concernés par notre propos analytique ! Presque 0,33% des vers si je ne m'abuse, c'est pas mal.
Et Mathurin Régnier m'offre l'autre configuration trouble qui m'intéresse, et je précise bien qu'au-delà de Mathurin Régnier j'ai retrouvé cette configuration dans des poètes ultérieurs bien admis comme classiques : "De la douce liqueur roussoyante du ciel", car pour "moi "roussoyante du ciel" n'est pas une coordination de deux éléments mis sur un même plan comme "d'éclat rouge et de ciel".
Après, j'aurai à poursuivre tous ces jeux d'études sur les vers classiques. Dans quelle mesure, la tolérance des rejets des termes d'adresse : "Madame", "Prince", "Oreste", etc., permet ou non de retrouver des enjambements brusques de verbes, de compléments, d'épithètes, etc.
J'ai aussi des idées pour comparer les répétitions de mots d'un côté à l'autre de la césure chez les classiques, ou au sein d'un hémistiche, et dans le cas des vers hugoliens. Cela n'a aucune incidence sur l'analyse des césures, mais cela en a il me semble sur l'analyse de la relation du discours au patron de la versification. Vous imaginez les années gagnées si j'étais à un poste influent pour publier des articles sur l'histoire du vers, de la poésie, de la littérature ? Vous imaginez ce que vous avez perdu ? Vive moi, vive moi, vive moi. I believe I am the best !
J'en profite pour vous citer les échos amusants de la Sophonsibe de Mairet avec "Chanson de la plus haute tour" de Rimbaud. Je n'en suis pas à croire que Rimbaud s'inspire de cette tragédie, mais c'est intéressant quand même :
Rendez-vous au sommet de la plus haute tour,D'où l'œil découvre à peine tous les champs d'alentour ;[...] (Acte II, scène 2, vers 337-338)
Eh oui, la plus haute tour, c'est pour mieux observer les champs, vous remarquerez la césure sur la locution prépositionnelle trisyllabique "au sommet + de...", configuration que Jean-Michel Gouvard tend à considérer comme romantique d'initiation hugolienne pourtant.
Que celui dont le sort affligerait ma vieSi ce peuple odieux la tenait asservie, (Acte I, vers 95-96)
Sympa tout ça, non ?
J'ai un autre sujet sur les césures à l'intérieur d'un mot, j'en reparlerai un jour.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire