J'ai fini par acheter la fameuse traduction en vers de La Divine comédie de Dante par Louis Ratisbonne, il ne s'agit pas d'une édition contemporaine de Rimbaud, puisque mon livre est paru en 1982 et porte surtout en grand le nom de Gustave Doré écrit en rouge et en plus grand que l'auteur italien et l'ouvrage lui-même. Et Nous avons la précision : "texte intégral - traduction en vers de Louis Ratisbonne / 136 illustrations de Gustave Doré". On se rappelle que Rimbaud avait eu accès à l'édition du Don Quichotte flanqué des illustrations de Doré. Rimbaud avait mis la main sur l'exemplaire de son professeur Izambard et insistait sur son temps passé à faire la revue des gravures. Doré était célèbre à l'époque, et toujours en vie d'ailleurs. Je n'en suis qu'au chant dixième, je n'ai traversé qu'un quart de l'Enfer, pas même un tiers.
Je n'ai pas sous la main le volume La Poésie jubilatoire avec l'article de Cornulier sur "L'Angelot maudit". Il me souvient que le mot "cloaque" est déterminant dans le rapprochement de sourcier proposé. Ceci dit, j'ai fait une recherche hier pour avoir le texte en ligne de la traduction de Ratisbonne et j'ai lancé une recherche du mot "cloaque", et pour l'instant c'est la douche froide. Il ne m'en a fourni qu'une seule occurrence, et pas même dans les alexandrins. Ratisbonne a tout traduit en vers, mais chaque chant est précédé d'un chapeau en prose qui résume ce qu'on va lire. Le mot "cloaque" n'apparaîtrait que dans le seul chapeau du livre dix-huitième.
Je cite ce chapeau le dernier court paragraphe du chapeau :
Les deux poètes, en suivant toujours le pont de rochers, atteignent le second bolge, hideux cloaque d'immondices où sont plongés les flatteurs.
Le mot "bolge" semble signifier "fosse". Dante et Virgile viennent d'atteindre le huitième cercle, "le cercle de la fourbe, appelé Malebolge (fosses maudites)."
Le chant sixième nous fait lui passer au cercle où sont punis les gourmands, mais je n'ai pas remarqué de liens exploitables avec "Jeune goinfre".
Cette édition de 1982 a malheureusement plusieurs coquilles, en particulier il manque des mots, il manque "je", ou une forme pronominale "l'autre", il faut donc parfois recomposer le vers par quelques inférences logiques.
La préface de Ratisbonne lui-même est intéressante, elle commence par la citation célèbre : "Traduttore, traditore, traduire, c'est trahir." Ratisbonne signale à l'attention que ce livre de Dante était oublié aux XVIIe et XVIIIe siècles. Boileau ne le mentionne jamais, Voltaire en a parlé à la légère. Le regain d'intérêt apparaît au XIXe siècle, mais l'essentiel des traductions est en prose. L'exception vient du poète Antony Deschamps, mais celui-ci n'en a traduit en vers que quelques passages. Ratisbonne dit qu'il faut rendre la forme poétique de la terza rima pour prendre la mesure du chef-d'oeuvre. Toutefois, son adaptation en vers n'est pas de l'ordre de la terza rima. Il compose des tercets, mais couplés par deux en manière de sizains avec un schéma de rimes AAB CCB, et il ne faut que conclure le dernier sizain par un vers allongé qui reprend la rime B. Mais, du coup, je me dis que dans son système Ratisbonne compose toujours un nombre pair de tercets avant de conclure par l'ajout du vers final, ce qui voudrait dire que Dante lui-même aurait toujours pratiqué soit le même nombre de tercets dans chaque chant, soit il aurait toujours eu un nombre pair de tercets. Je n'ai pas encore fait toutes les vérifications à ce sujet.
Pour la versification, Ratisbonne est très régulier, mais il pratique les rejets d'épithètes. Malgré cela, il est plus régulier que Victor Hugo, mais il faut dire que cette traduction date de 1852.
Ratisbonne annonce une traduction en prose attendue de la part de Lamennais. Je n'en ai jamais entendu parler. Je rappelle que Lamennais est très connu depuis longtemps, puisqu'il est cité en épigraphe par Hugo dans son premier livre d'odes en 1822.
Evidemment, en 1856, Victor Hugo publie Les Contemplations et il est difficile de ne pas penser à une inspiration dantesque dans l'opposition entre les volumes "Autrefois" et "Aujourd'hui", et surtout au plan des visions du poète qui témoigne de ses contemplations.
Et j'en arrive au point de rapprochement avec "Voyelles". Déjà, dans sa préface, Ratisbonne parle de voir le ciel dans les yeux de Béatrix, mais je suis allé d'emblée éprouver une hypothèse en ce qui concerne la toute fin de la traduction. Normalement, en italien, La Divine Comédie se termine par le mot "étoiles". Mais je suis allé en quête d'un lien possible avec le tercet final de "Voyelles". Nous finissons sur la rime "feu"/"Dieu". Il faut avouer que nous ne passons pas loin, puisque nous avons l'identité divine supposée par les majuscules "Ses Yeux". Je cite les sept derniers vers, où je relève l'occurrence "étrange", un "comme" à la césure sur le modèle hugolien (copié ensuite par Baudelaire), mais aussi le trait de la Grâce frappant les yeux :
Tel étais-je devant l'étrange phénomène.Je voulais voir comment notre effigie humaineS'adapte au cercle et comme elle y peut pénétrer.Or, pour ce vol mon aile eût été mal habile,Si la Grâce d'un trait frappant mon œil débileN'avait dans un éclair réalisé mon vœu.Ici ma vision sombra dans la lumière :Mais telle qu'une roue avançant régulière,Déjà mouvait mon cœur, m'embrasant de son feu,L'Amour qui meut le Jour et les étoiles, Dieu !
Pourtant, dans l'ensemble, la versification n'est pas audacieuse, en tout cas pour les dix premiers livres, mais j'ai remarqué que le dix-huitième livre enjambait pas mal en le survolant.
J'ai remarqué aussi une césure épique sur le mot "juste" dans un alexandrin :
N'est-il pas un seul juste parmi ces insensés ?"
Visiblement, c'est le genre de lacune que seul s'autorise un traducteur en vers.
J'ai relevé pas mal d'emplois très religieux de l'adjectif "suprême" et des "voix stridentes" au début du chant troisième qui décrit l'entrée en Enfer avec la rencontre "syncrétique" du nocher Charon, chant où les moucherons ont leur place...
Je rappelle qu'au sujet du "Suprême Clairon plein des strideurs étranges", vu qu'il est question de voyelles identifiées à des couleurs, je lis "Clairon comme un équivalent de "Clarté" et je lis des "striures" dans le mot "strideurs", fatalement ! Je ne sais plus, je crois avoir relevé "Clarté suprême" dans les vers de Ratisbonne, mais je vais devoir le relire, et j'ai en tout cas relevé la mention "trompette divine" à la rime.
Les liens ne sont pas évidents avec des passages précis des poésies de Rimbaud, mais au plan culturel ces citations ne sont pas vaines, parce qu'elles confirment que mes intuitions de lecture dans "Voyelles" sont bien inscrites sur les lieux communs poétiques du dix-neuvième siècle.
Je rappelle que Ratisbonne a été parodié par Rimbaud dans l'Album zutique avec "Jeune goinfre" et "L'Angelot maudit". "Jeune goinfre" est une parodie à plusieurs niveaux : Pommier, Daudet, Valade, Verlaine et comme l'a montré Steve Murphy Louis Ratisbonne. Rimbaud parodie alors les poèmes de la série "Le Gourmand" de "La Comédie enfantine". Pour "L'Angelot maudit", la parodie n'était pas évidente avant l'article de Cornulier mobilisant le mot "cloaque". Evidemment, j'ai aussi découvert le modèle satirique du soldat saoul se cognant à une borne dans la poésie du dix-huitième siècle et j'ai fait remarquer qu'un vers du poème "L'Heure du berger" des Poëmes saturniens de Verlaine était parodié. J'ai aussi une thèse verlainienne sur l'emploi des distiques. Le sonnet "Voyelles" a été composé quelques mois après, ce qui permet de ne pas repousser sans procès l'idée d'une influence potentielle d'une lecture de La Divine Comédie en vers, et j'enquête donc sur le sujet.
Je fais remarquer qu'en 1863 Catulle Mendès a publié un recueil Philoméla où il se vante explicitement de composer des poèmes en treize vers sur deux rimes qui sont sur le mode de la terza rima de Dante, ce qui correspond à un voyage en Enfer, mais en vase clos. Et Verlaine a imité et à peine déformé la terza rima en treize vers sur deux rimes dans "Crépuscule du soir mystique", le seul poème de Verlaine à ma connaissance dont Murphy, Cornulier et les autres n'ont pas précisé la forme. Eh bien, je vous l'apprends, c'est une terza rima en treize vers légèrement trafiquée pour l'allusion imprécise aux sizains inversés.
J'ajoute que dans "Les Premières communions" Rimbaud emploie l'adjectif "purpurine" ce qui anticipe sur sa reprise à Mendès de l'adjectif "écarlatine" à la rime dans "Vu à Rome", sachant qu'il y a une abondance de rimes en "-ines" dans les parodies zutiques de Rimbaud et dans les poèmes ciblés par ses parodies avec présence décisive de l'adjectif "narine" à plusieurs occasions.
Petit à petit, je rassemble les données, c'est un sujet encore à creuser.
J'aurais aussi à dire sur la manière classique oratoire de la traduction de Ratisbonne, mais je passe, pratique classique très conventionnelle, simplement efficace sans plus, mais au moins on lit le chef-d'oeuvre de Dante dans une certaine aura littéraire, et à moins d'être rapidement ennuyé par cette monotonie déclamatoire en continu, ça peut passer.
Pour me délasser, je lis aussi du Ronsard.
Dans mon souvenir, les rejets d'épithètes disparaissent assez tôt des poésies de Joachim du Bellay, du moins ils sont rares et sont surtout dans Les Antiquités de Rome, sinon dans L'Olive, et de mémoire il est dur d'en trouver dans Les Regrets, mais je vais les relire. Mais je pense qu'ils sont plus difficiles encore à trouver dans les poésies de Ronsard. Cela tend à se confirmer pour l'instant, mais je vais reprendre tout ça patiemment.
Il n'y a pas de rejets d'épithètes dans "Contre les bûcherons de la forêt de Gâtine", ni dans l'Hymne de la mort, et ainsi de suite. J'ai tout de même un quasi rejet d'attribut dans L'Hymne de la mort, mais ce n'est pas un vrai rejet, car le second hémistiche est une sorte d'attribut corrigé :
Que ton âme n'est pas Païenne, mais Chrétienne,
J'ai relevé une coordination comme j'en ai cité récemment des exemples dans la Sophonisbe de Mairet. J'ai presque trouvé un enjambement de complément du nom, mais il est assoupli comme le faisaient les classiques et donc ne compte pas comme un antécédent aux "Troupeaux / De Cée" de Malfilâtre. Je prévois une grande étude pour commenter ce que j'appelle les rejets assouplis des classiques et qui donc finalement ne sont pas à admettre comme tels.
Fait important, bien que la versification des Hymnes de Ronsard soit plus régulière que celle d'un Victor Hugo ou d'un poète parnassien, il y a pas mal de "e" languissants qui y figurent.
Voilà, je ne pouvais pas appeler cet article un pot-pourri de réflexions, merci de vous y être fait prendre.
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