Poursuivons notre méditation sur le poème en trois quatrains "Tête de faune". Je suis un peu agacé de ne pas remettre la main plus rapidement sur l'article de Steve Murphy dans le numéro 20 de la revue Parade sauvage. En attendant, je vais quand même développer quelques petites réflexions.
Le poème nous est parvenu dans deux versions distinctes. Il y a d'abord la version publiée par Verlaine dans Les Poètes maudits, et puis il y a la version manuscrite révélée au début du vingtième siècle qui est inévitablement devenue la plus connue, la version de référence. Qui plus est, avec sa plus grande instabilité métrique, la version manuscrite passe pour plus récente, pour le dernier remaniement connu du poème. Toutefois, au plan du vocabulaire, la version manuscrite est plus proche de ses sources, les deux poèmes intitulés "Sous bois" de Banville et Glatigny que la version publiée dans Les Poètes maudits. L'adjectif "splendides" reprend "resplendit" au poème "Sous bois" de Banville et l'expression "sous les branches" reprend telle quelle la fin du poème de Glatigny. Autrement dit, si, entre le vers : "D'énormes fleurs où l'âcre baiser dort" et sa variante : "De fleurs splendides où le baiser dort," nous avons sans doute une préférence spontanée pour "splendides" face à "énormes" et le sentiment que la césure à l'italienne : "De fleurs splendi+des où le baiser dort," fait plus honneur à l'avènement d'une nouvelle manière de dérèglement du vers que le respect à la césure pour "D'énormes fleurs où l'âcre baiser dort", il faut tout de même remarquer que les choix des mots "énormes" et "âcre" contribuent plus nettement à éloigner Rimbaud de ses modèles. Je préfère, en revanche, ne pas trop spéculer sur la variation entre "par les branches" et "sous les branches". D'autres détails permettent de considérer avec un plus grand intérêt la version des Poètes maudits. On sait qu'il y a pas mal de variantes entre les deux textes : "Vif et crevant l'exquise broderie," contre "Vif et devant l'exquise broderie," "Le Faune affolé" contre "Une faune effaré", "ses grands yeux" contre "ses deux yeux", variantes qu'on peut préférer selon sa sensibilité. En revanche, il me semble que sur les autres variantes le texte des Poètes maudits est plus subtil. Dans cette version, il n'est question que de "la fleur rouge" et non des "fleurs rouges", ce qui a tout de même beaucoup plus d'impact à la lecture. Il va de soi que les fleurs rouges sont un symbole banal de vie intense et de passion amoureuse, mais le singulier donne à la morsure une portée à la fois plus symbolique et plus sexuelle. Je trouve également la formulation "tel un écureuil" plus gracieuse que la tournure "- tel qu'un écureuil -" qu'alourdit encore le renforcement suspensif des tirets en guise de parenthèses. Au vers 11, la copie manuscrite nous implique comme spectateur "Et l'on voit", mais elle nous impose l'idée d'une ramée secouée et donc effrayée par un bouvreuil : "Et l'on voit épeuré par un bouvreuil"... La version des Poètes maudits joue plus agréablement sur l'idée de "feuillée incertaine", autrement dit de feuillage au contour vague, et implique l'incertitude de notre perception : "Et l'on croit épeuré par un bouvreuil"... Enfin, sur le manuscrit, au vers 10, le choix du verbe "tremble" entre dans une collection de mots qui s'accumulent avec une insistance peut-être un peu vaine : "effaré", "a fui", "tremble", "épeuré". Dans la première version éditée du poème, la collection est un peu différente et diminuée d'un terme : "affolé", "a fui", "épeuré". Le choix du verbe "perle" nous sort de cette série et nous permet de réinvestir l'idée d'une "exquise broderie" naturelle.
En clair, c'est essentiellement la platitude d'attaque du vers 3 : "D'énormes fleurs", qui encouragerait à privilégier la version désormais plus célèbre du manuscrit, et sans doute l'idée d'un vers 4 plus dynamique avec l'option "crevant" qu'avec la leçon plus retenue "devant". Le premier quatrain serait plus agréable sur la version manuscrite, mais pour les deux autres quatrains la version des Poètes maudits deviendrait plus pertinente.
Le poème "Tête de faune" a toutefois une réputation de composition parnassienne, tant dans le sujet que dans la forme. Jusqu'aux années 1980, le poème était vanté avoir une facture formelle parnassienne dans la mesure (c'est le cas de le dire) où l'importance de la césure n'était plus envisagée par beaucoup de monde quand on étudiait la poésie. Même quand la critique tentait de repérer la césure, l'idée d'un mélange des profils de décasyllabe était admise sans recul. Cela a changé. Toutefois, dans son édition philologique des Poésies d'Arthur Rimbaud (Champion, 1999, p. 578), Steve Murphy cite le "jugement" suivant de Benoît de Cornulier :
Le seul poème d'avant la fin 71 où l'uniformité métrique me semble être radicalement menacée est la Tête de faune, où la mesure 4-6 (et éventuellement son équivalent naturel 6-4) paraît laisser place par endroits à la mesure 5-5, qui ne lui est équivalente que sur le papier, par le total syllabique 10 sans doute non perceptible dans son exactitude. [...]
Par l'expression "sans doute non perceptible dans son exactitude", Cornulier veut signifier que notre cerveau n'est pas capable de sentir spontanément l'égalité de segments d'un même nombre de syllabes quand ce nombre est trop important. Prenons des cas exagérés. Personne n'éprouvera le moindre mal à sentir une scansion de trois syllabes en trois syllabes, mais personne ne prétendra sentir comme égaux deux segments de dix-huit syllabes. On aura le sentiment d'une masse difficile à évaluer, et, pire encore, avec quelques artifices sur la confection des syllabes et les choix riches ou non en orthographe on peut facilement donner l'impression que deux segments égaux de dix-huit syllabes n'ont pas la même longueur. Or, dans Théorie du vers, Cornulier fait état d'un constat empirique selon lequel notre cerveau ne peut pas reconnaître spontanément une quelconque égalité au-delà de huit syllabes, ce qui coïncide parfaitement avec la limite maximale des vers sans césure en français. Toutefois, la plupart des lecteurs ne reconnaissent pas spontanément les égalités de segments de sept ou de huit syllabes, ce qui ne permet pas de bâtir une étude de la métrique définitive sur le seul critère d'une perception stable acquise à toute la population. Toutefois, cela suffit à expliquer pourquoi les césures s'imposent au-delà de huit syllabes et à justifier l'idée que leur déplacement dans les vers d'un poème n'a aucun sens, puisque non raccordé à une quelconque possibilité de perception humaine.
On observe cependant dans cette citation d'un jugement de Cornulier quelques idées à nuancer. Par exemple, le poème était encore envisagé comme datant de la fin de l'année 1871, alors qu'il s'impose de plus en plus à l'idée qu'il date des premiers mois de l'année 1872. On observe aussi que Cornulier privilégie la scansion en hémistiches de quatre et six syllabes, et qu'il a une formulation assez prudente : "me semble être radicalement menacée", puisque les termes "semble" et "menacée" n'imposent pas l'idée d'une abolition de la mesure littéraire. Toutefois, je trouve plus discutable la parenthèse sur la mesure 6-4 comme équivalent naturel du 4-6 dans la tradition des vers français. La possibilité de cette inversion existe dans la poésie italienne, mais elle n'appartient pas à la tradition française, et reste même à démontrer dans le cas de poètes isolés, voire dans le cas d'ouvrages isolés, puisque Voltaire ne se la permet pas non plus, sauf éventuellement dans quelques textes qui restent à étudier de près. Cornulier restait très réservé quant à l'idée d'une concurrence de deux mesures dans le poème, il écrit "paraît laisser place" et non "laisse place". L'idée s'est ensuite développée que le poème jouerait à fixer un pôle d'attention métrique distinct quatrain après quatrain. Le premier quatrain privilégierait l'idée d'une césure après la quatrième syllabe, le second quatrain celle d'une césure après la cinquième syllabe, et le dernier quatrain celle d'une césure après la sixième syllabe. Toutefois, l'idée fut en même temps tempérée par le constat que les deux derniers quatrains n'arrivent pas à imposer pleinement leurs mesures. L'idée d'un changement de mesure quatrain par quatrain n'aboutit pas à un résultat avec un ensemble de douze césures plus probantes. J'ai même plaidé pour le caractère plus probant d'une suite de douze césures toujours après la quatrième syllabe, et il me semble essentiel d'insister sur l'anaphore des deux premiers vers "Dans la feuillée" qui n'aurait guère de sens si elle ne marquait la mesure que pour un premier quatrain où seuls deux vers suivent l'anaphore précisément.
Je ne vais pas m'attarder ici sur les questions métriques. Je précise que je considère que le poème est à lire en décasyllabes littéraires aux hémistiches de quatre et six syllabes, mais que les césures sont chahutées avec des effets de sens à la clef, ce qui, à la fois, me fait soutenir un discours nouveau par rapport à l'état des études métriques sur ce poème et me permet de confirmer que formellement le poème est au-delà de l'idée de forme impeccable du Parnasse. L'idée de la forme impeccable pour les césures est un leurre au sujet des parnassiens, mais cela c'est encore un autre débat.
Or, passons au problème du sujet du poème. Dans ses commentaires du poème, Murphy rappelle que "Tête de faune" est considéré comme un thème parnassien et, dans son édition philologique, il cite une opinion de Delahaye qui fait de "Tête de faune" "une jolie chose parnassienne". Je voudrais nuancer l'idée que Rimbaud s'abandonne au poncif du sujet parnassien. Le poème a un sujet mythologique à cause du "faune", et ce thème précis du faune a plusieurs fois été traité dans les années d'affirmation du mouvement parnassien. Mais, outre qu'il ne faut pas réduire le Parnasse au traitement de sujets tirés des mythologies, en illustrant cela par des exemples de poésies de Leconte de Lisle, Banville et Heredia, il faut rappeler que les poèmes de Victor Hugo "La Statue" et "Le Satyre" ne font pas partie du mouvement parnassien et que le thème a par conséquent une origine romantique. Le poème "La Satyre" fait partie de la première version Les Petites épopées de 1859 du recueil La Légende des siècles. Le Parnasse n'existe pas encore à ce moment-là. Les quatre futurs maîtres du Parnasse sont alors des poètes en vue, mais considérés comme des romantiques tardifs pour trois au moins d'entre eux : Banville, Baudelaire et Gautier. On laissera à peine à part Leconte de Lisle à cause de son refus du lyrisme personnel, bien que lui aussi soit dans la continuité du romantisme. Pour sa part, le poème "La Statue" fait partie du recueil de 1840 Les Rayons et les ombres, quand Baudelaire, Banville et Leconte de Lisle n'ont encore rien publié.
Mais, il ne suffit pas de signaler à l'attention l'origine romantique du motif. Il ne faut pas oublier que les poètes classiques célébraient eux-mêmes la Nature au moyen d'images mythologiques. Enfin, si on excepte la mention du "faune", le poème de Rimbaud rejoint parfaitement une certaine littérature populaire sur l'érotisme de la Nature. Et pour les oiseaux et la feuillée, on pourrait aussi bien rapprocher le poème de Rimbaud de vers de La Fontaine. Le mot "feuillée" est synonyme de "ramée", "ramures," "ramage", "frondaison", j'ai même envie de dire de "feuillage", de "couvert", etc. L'expression "écrin vert" est une réappropriation de l'expression connue "écrin de verdure". Il me semble assez évident qu'on enferme les significations du poème dans un cercle trop étroit à l'identifier ainsi à un sujet académico-parnassien. Le premier quatrain ne pose véritablement aucun problème de lecture. C'est une littérature fort accessible et c'est peut-être un peu aussi ce qui fait que, paradoxalement, on ne va guère s'intéresser à ce qui s'y joue de rimbaldien. Et comme on se persuade que le poème est une variation sur un thème donné et que son mérite est dans la subversion ou la nouveauté, on en oublie que le sens symbolique populaire immédiat contient les véritables enjeux de sens, la vraie expression de la foi du poète. Ce qu'il faut étudier c'est le jeu de la lumière et le mouvement de la feuillée, et ce qui manque aux analyses faites du poème c'est ce plan allégorique pourtant très simple qui veut qu'on ait en miniature une idée d'amour universel.
Cette feuillée, je la rapprocherais très volontiers de celle métaphorique du poème "Eclaircie" des Contemplations de Victor Hugo :
L'infini semble plein d'un frisson de feuillée.
Je ne saurais que vous inviter à relire tout le poème "Eclaircie" avec son "immense baiser" et à mieux cerner cette "feuillée" comme un abri.
Toutefois, pour le second quatrain de "Tête de faune", il y a plusieurs idées plus originales à souligner. On constate que le faune regarde moins qu'il ne se montre et aussi que c'est plutôt lui-même qui a peur autant que la Nature. Mais, dans la mesure où Rimbaud a ciblé deux poèmes homonymes intitulés "Sous bois", il me semble intéressant de songer d'une part au genre pictural du sous-bois, et d'autre part à l'idée des arômes du vin vieux. J'ignore l'ancienneté des désignations d'arômes pour les vins, mais Rimbaud caractérise favorablement la maturité du faune, et on comprend que le thème de sous-bois signifie que cette nature un peu abritée du soleil le reçoit malgré tout et sert de cadre protecteur. Après tout, les nids et les feuillées nous charment par le fait d'être l'abri des oiseaux chanteurs. Le sous-bois est un lieu de vie avec sa faune et son rapprochement avec l'humus. Or, le faune, même si dans une version il est dit qu'il se trouve "devant l'exquise broderie", se trouve lui-même plongé "Dans la feuillée". Et si sa lèvre fait songer à un vin vieux, c'est qu'il est un fruit mûr bonifié par sa vie dans un pareil retrait. Les arômes du vin se développent avec leur conservation dans un fût, le bois du contenant joue un rôle, et on parle de vin boisé. Et parmi les notes les plus intenses d'un bon vin, on va retrouver le "sous-bois". Ce vin a des arômes de sous-bois, etc. Il faut quand même souligner que la lèvre du faune mord à une fleur rouge, couleur de sang et de vin. La lèvre est brunie, c'est la couleur un peu marron d'un vin vieux. Cette couleur marron peut être aussi celle d'un vin trop vieux, sauf que si le vin est encore bon il y a encore un éclat lumineux, translucide, et ici le décor est "taché d'or". Puisque la feuillée est assimilée à un "écrin", pourquoi ne pas dire que le sous-bois est un fût de vin ? Il est vrai que cette idée d'arôme fort de sous-bois correspond mieux à l'automne, quand les fleurs du poèmes font plutôt songer au printemps, mais la convocation de la comparaison au "vin vieux" justifie sans doute cette superposition mentale des deux saisons.
Enfin, le dernier quatrain insiste sur le caractère fragile et inquiet du cadre. Nous ne sommes pas du tout dans l'idée de la force affirmée du faune, et dans une sexualité arrogante du bois. Et la mention du bouvreuil va nettement en ce sens. L'oiseau est célèbre pour sa couleur rouge, mais c'est aussi un oiseau discret, il ne s'agit pas de l'oiseau le plus connu et célébré pour son chant sous la ramée.
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