Tout récemment sur son site, Alain Bardel vient de mettre successivement deux commentaires, l'un sur "Being Beauteous", l'autre sur le bref poème sans titre : "Ô la face cendrée..."
Il revient sur l'hypothèse selon laquelle "Ô la face cendrée..." serait le second paragraphe du poème "Being Beauteous" en persiflant les... (comment dire ?) les petites fluctuations dans le commentaire d'André Guyaux. Je cite :
Dans sa récente édition des Œuvres complètes de Rimbaud de la Bibliothèque de la Pléiade, André Guyaux, jadis si partisan de la séparation, ne se montre plus aussi convaincu d'avoir affaire, avec ce « court fragment », à un « poème autonome » : « Ce court fragment, qui figure à la suite d'Antique et de Being Beauteous, sur le même feuillet, pourvu d'un titre constitué de trois astérisques simples et suivis d'un point, peut être compris comme un appendice aux deux poèmes précédents ou un poème autonome évoquant lui aussi un corps convoité et appelé ».
J'ai déjà expliqué les choses, mais je le redis.
Pourquoi séparer les deux poèmes ? Tout simplement, parce que, sur le manuscrit, on a trois transcriptions : deux poèmes ont un titre "Antique" et "Being Beauteous", un troisième n'en a pas, mais pour le dernier poème trois croix de Saint-André (si je puis dire) occupent la place réservée au titre, ce qui permet de confirmer que c'est un texte autonome. Et il faut ajouter que l'espacement entre "Antique" et "Being Beauteous" est le même que celui qui concerne la fin de "Being Beauteous" et la ligne des trois croix en x. Murphy, Bardel, peut-être Reboul et d'autres n'en sont pas convaincus et ils peuvent s'appuyer sur l'édition originale des Illuminations de 1886, avec une préface de Paul Verlaine, qui offre en effet l'enchaînement de deux paragraphes "Devant une neige..." et "Ô la face cendrée..." sous le même titre "Being Beauteous".
Admirez au passage qu'il y a un petit signe typographique élaboré en bas du prétendu poème unifié, mais rien entre les deux paragraphes : ni espace, ni un signe typographique équivalent aux trois croix. Il faudrait, à ce sujet, s'interroger sur la manière de travailler des ouvrières-typographes à l'époque. Elles concevaient des lignes. Elles ont sauté purement et simplement les trois croix, et on a fait un montage avec les lignes qu'elles avaient composées. Vous allez voir que ça pose un sérieux problème !
Alors, tenez-vous bien. Je vais ajouter deux preuves qui montrent que les ouvrières-typographes et les rimbaldiens d'un moment, genre Fénéon et autres, se sont trompés et que "Ô la face cendrée" est bien un poème autonome.
Avant cela, sans même citer la publication des poèmes en prose (et en vers nouvelle manière à l'époque) des Illuminations dans des livraisons en revue, je vais rappeler quelques couacs de l'édition originale de 1886.
A la page 29, les lecteurs de l'époque découvraient un poème tout à fait étrange intitulé "Marine". Il commençait pas des retours à la ligne intempestifs qui le faisait s'apparenter à un poème en vers, sauf que l'égalité de syllabes entre les vers n'y était pas, et ce passage correspondait à une phrase unique, puis on enchaînait avec un paragraphe sans aucun retour à la ligne. Qui pis est, le poème semblait changer de sujet à partir du paragraphe final en deux phrases. Nous savons aujourd'hui, grâce aux manuscrits qui ont été conservés, qu'en réalité deux poèmes ont fusionné, et que le titre "Fête d'hiver", titre en trois mots et non un seul, a sauté au passage. Ce n'est pas trois croix en x que les ouvrières-typographes ont sauté, c'est trois mots, tout un titre de poème. Et il est évident que le résultat à la publication est particulièrement étrange. Là, pour le dérèglement des formes, c'est ce que Rimbaud a fait de plus poussé et de très loin.
Mais, ce n'est pas tout. En laissant de côté le cas particulier de "Phrases" (qui aurait sa place ici, mais qui imposerait de trop longs débats), nous avons ensuite, aux pages 75 et 76 un long poème en prose intitulé "Ouvriers". Il serait intéressant de glaner les avis d'époque sur l'unité étrange de cette composition qui, là encore, semble changer de sujet en cours de route, mais, là encore grâce aux manuscrits conservés, nous savons aujourd'hui qu'un autre titre a sauté, un titre en deux mots "Les Ponts", et que du coup deux poèmes ont fusionné en un seul. En clair, ce que Guyaux ou moi-même considérons qu'il est arrivé au texte de "Being Beauteous", c'est ce qui est effectivement arrivé à deux autres reprises. Et si certains minimiseront le fait que les ouvrières-typographes n'aient tenu aucun compte des trois croix, il faudra m'expliquer comment on peut minimiser la perte des titres "Fête d'hiver" et "Les Ponts". Je précise que Verlaine a préfacé un ouvrage qui contient autant la fusion de "Ô la face cendrée..." avec "Being Beauteous" que les deux autres fusions que tout le monde s'accorde à penser inacceptables.
Par ailleurs, je l'ai déjà dit, et je ne suis sans doute pas le seul, mais sur les manuscrits des poèmes en prose, les titres sont accompagnés de crochets au crayon. Ces crochets furent faits à l'évidence par celui qui dirigeait le travail de préparation des textes pour l'imprimerie. Les ouvrières-typographes repéraient le crochet et préparaient une autre police de caractère, un autre type d'émargement, des sauts de ligne avant et après cette ligne de titre signalée à l'attention par un crochet, etc. Or, cette direction a sans doute été faite à la hâte par quelqu'un qui n'a même pas lu les poèmes en question. Ce personnage a survolé les manuscrits en effectuant un repérage à la va-vite des titres. Il n'a pas mis de crochet pour les trois croix. On peut déjà se contenter de la constater, sans préjuger si c'est un oubli ou si c'est plus probablement un embarras face à trois croix qui ne sont pas à proprement parler un titre, et il a oublié les crochets pour "Fête d'hiver" et "Les Ponts". Revenons sur les trois croix. Vu qu'il n'y avait pas de crochet, les ouvrières-typographes pouvaient elles-mêmes se demander ce qu'il fallait faire de ces trois croix. Elles n'en ont rien fait du tout, et c'est pour cela que dans le résultat imprimé il n'y non seulement aucun signe, mais en outre même pas un saut de ligne. On a deux paragraphes sans aucun espace entre les deux ! Le manuscrit, lui, nous avons de l'espace et trois croix. Deux qualités de la présentation manuscrite sont passées à la trappe.
Maintenant, passons aux preuves.
Sur les manuscrits des poèmes en prose et en vers libres des Illuminations, les titres sont chaque fois suivis d'un point, comme vous pouvez le constater vous-même sur les fac-similés fournis par le site Gallica de la BNF.
Ce point n'apparaît pas tout le temps : par exemple, "Parade", "A une Raison" et "Matinée d'ivresse" optent pour un trait allongé à la fin de la dernière lettre "e" ou "n" des titres. Il n'y a pas non plus de point pour les titres "Ouvriers" (ou "Les Ouvriers") et "Les Ponts", ni pour les deux poèmes au pluriel "Villes", alors qu'il y en a un pour "Vagabonds". Un point final apparaît aussi pour le titre biffé "Veillée". En revanche, il apparaît bien à la suite de nos trois croix. Et la variante du trait allongé invite à penser que c'est une pratique de Rimbaud lui-même. Ce n'est pas le directeur de la publication qui a mis des points insignifiants pour guider le travail des ouvrières-typographes, puisque ces points n'apparaissent pas systématiquement et puisqu'il a préféré l'usage des crochets ou du crochet.
Or, si le titre "Les Ponts" non suivi d'un point final sur le manuscrit fait partie des titres oubliés par les ouvrières-typographes, c'est le cas aussi du titre "Fête d'hiver" qui, malgré l'état du manuscrit ou peut-être à cause de ses surcharges précisément, possède un point allongé par une ligne de mise en relief ! On a bien la preuve que c'est les crochets l'indice typographique et non pas le point à la suite des titres. Autre fait remarquable, les séries de trois croix sur un feuillet manuscrit pour séparer cinq poèmes courts ne sont pas suivies d'un point final comme pour un titre, mais les trois croix pour introduire "Ô la face cendrée", si ! Cela ne veut pas dire que les statuts de ces textes courts sont nécessairement différents, mais cela veut dire que l'auteur de ce point final, selon toute vraisemblance Rimbaud lui-même, a mis un point pour bien insister sur sa valeur de séparation, cette valeur de séparation que certains veulent récuser.
Il est évident que Rimbaud concevait ces trois croix comme un substitut de titre, ce qui n'empêchera pas à un autre niveau de s'intéresser au rapprochement thématique de deux poèmes mis volontairement à la suite l'un de l'autre sur un même feuillet manuscrit, mais il n'en reste pas moins que l'auteur a spécifié qu'il s'agissait de deux poèmes autonomes.
Au sujet de ce point final à la suite d'un titre, je précise que cela apparaît déjà sur les poèmes en vers. Ce n'est pas systématique, mais dès 1870 des manuscrits remis à Izambard ont des titres suivis d'un point : "Ophélie.", "A la Musique.", "Vénus Anadyomène.", "Comédie en trois baisers.", "Ce qui retient Nina.", et cela vaut également pour plusieurs manuscrits remis à Demeny : "A la Musique.", "Bal des pendus.", "Le Mal.", "Vénus Anadyomène.", "Première soirée.", "les Reparties de Nina.", "Roman.", "Rêvé pour l'hiver.", "Le buffet.", "La Maline.", "Le Dormeur du Val.", "Ma Bohême. (Fantaisie)" (notez le point devant la parenthèse !). Cela vaut aussi pour des copies verlainiennes : "les Effarés.", voire pour la version "PETITS PAUVRES." imprimée dans le Gentleman's Magazine, ce qui semble prouver que le point est une habitude de Rimbaud, puisqu'ici elle semble avoir déconcerté des éditeurs anglais ! Cette pratique est toutefois celle de Lemerre au sujet des titres de recueils dans les réclames qu'il publie.
Dois-je citer les exemples pour les autres poèmes en vers de 1871, 1872, et éventuellement 1873 ? "Le Cœur supplicié.", "Le Cœur volé.", mais pas "Le Cœur du pitre". Je peux continuer, mais je dois préciser que nous allons avoir une concurrence entre les autographes et les copies par Verlaine : "Mes Petites amoureuses.", "Les Poètes de sept ans.", "Les Sœurs de charité.", "Les Premières Communions.", "Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs.", "Les Assis.", "Les Douaniers.", "Oraison du soir" sur le manuscrit copié par Verlaine, mais pas sur le manuscrit autographe, "Tête de faune.", l'autographe de "Voyelles." remis à Blémont, mais pas la copie de Verlaine "Les Voyelles" (sans doute un sujet d'une voluptueuse importance pour Cosme Olvera), "L'idole. / sonnet du Trou du Cul.", la copie de Verlaine : "Le Trou du Cul.", "Lys.", "Les lèvres closes. / Vu à Rome.", "Fête galante.", "Jeune goinfre.", "Paris.", "Cocher ivre.", "Le balai.", "Exil." (mais il y a débat au sujet de ce poème), "Hypotyposes saturniennes, ex Belmontet.", "Vers pour les lieux." copiés par Verlaine, les deux premiers sous-titres de "Comédie de la Soif, mais pas ce titre lui-même : "Les Parents." et "l'Esprit.", les trois premiers sous-titres pour "Enfer de la Soif" : "Les Parents.", "De l'Esprit.", "Des amis. -", "Chanson de la plus haute Tour.", "FAIM." pour la version imprimée dans Une saison enfer et "Juillet."
J'ai exclu de mon relevé un certain nombre de titres : "Credo in unam...", "Le Châtiment de Tartufe :", "Etat de siège ?", "Patience / d'un été.", et quelques autres. Je n'ai pas fait d'enquête sur "Famille maudite", Les Déserts de l'amour, les brouillons du livre Une saison en enfer et "Poison perdu". Il y a bien sûr plusieurs poèmes que je n'ai pas cités dans la mesure où ils n'étaient pas suivis d'un point final. Il faudrait enquêter sur les pratiques des poètes contemporains, à commencer par Verlaine, mais dans tous les cas la pratique rimbaldienne est caractérisée, et il faut en conclure nettement que c'est Rimbaud lui-même qui a mis ce point à la suite des trois croix qui servent de substitut de titre au poème court en un paragraphe : "Ô la face cendrée..." Et pour ceux qui voudront soutenir que cela vient d'un typographe, je rappelle que ces trois croix sont passées à la trappe lors de la publication du poème ! C'est plutôt à nouveau un indice sensible que c'est Rimbaud qui a mis ce point pour préciser que "Ô la face cendrée..." était un poème distinct de "Being Beauteous". Il va falloir bien du bagout pour soutenir l'inverse.
Passons à la deuxième preuve.
On le sait ! c'est bien beau de commenter les textes de Rimbaud, mais à quoi bon si on ne se pose pas au moins la question de ce qui fait que ces textes sont de la poésie, sont différents d'un fait divers raconté dans un journal, sont différents du premier paragraphe du roman Un certain sourire de Françoise Sagan par exemple, ou des paragraphes d'une dissertation d'élève d'il y a une vingtaine d'années ?
Rimbaud a composé "Being Beauteous" en un seul paragraphe, mais il a quand même une spécificité formelle : des couples de répétitions organisées. Le texte est tout de même suffisamment court pour ne pas manquer de voir que la mention "Être de Beauté" a sa reprise en "mère de beauté", tandis que "sifflements de mort" et "cercles de musique sourde" sont repris en "sifflements mortels" et "rauques musiques", tandis que "corps adoré" est repris en "nouveau corps amoureux", tandis que les mentions "Devant" et "loin derrière nous" participent encore à la structuration du paragraphe et à sa conception visuelle... Même en laissant de côté les spéculations sur le rapprochement des attaques syllabiques entre les mentions "vie" et "visions", c'est bien assez pour voir que le poème "Being Beauteous" a une organisation formelle qui lui est propre et qui exclut le paragraphe "Ô la face cendrée..."
Il reste sans doute des écoles de petits malins pour dire qu'on ne peut jamais rien prouver, qu'on trouve quelque chose évident mais qu'un jour ce sera fragilisé parce que quelqu'un trouvera le bon angle d'attaque pour réfléchir sur la question, etc., etc., mais il n'en reste pas moins que l'argument d'autorité de la conviction intime personnelle selon laquelle les deux textes n'en font qu'un se casse la figure sur deux preuves largement étayées.
Très peu de rimbaldiens ont eu l'occasion de consulter directement les manuscrits des poèmes en prose des Illuminations, essentiellement Guyaux, Murphy et Bienvenu, mais je crois que pour la prochaine occasion il faudra monter à l'avance un dossier de questions préalables, car il y a plusieurs petits détails à vérifier auxquels on ne pensera pas si une consultation n'est pas mûrement préparée à l'avance. Enfin, je parlais des crochets pour dégager les titres, rappelons qu'ils sont une des preuves manuscrites formelles qui établissent que la pagination des manuscrits fut le fait des éditeurs de La Vogue, et pas du tout de Rimbaud, puisque les variations coïncident avec le rythme de publication dans différentes livraisons d'une revue !
J'ai très vite décidé de calmer le jeu en modifiant le titre avec guillemets et préposition "selon". Seuls de rares premiers lecteurs des premières heures de mise en ligne auront pu apprécier le moment vertigineux de lecture avec le titre parfait qui entrait en résonance avec la fin de l'article.
RépondreSupprimerRappelons que, dans la citation que je fais, on voit que la cible de Bardel citait la présence du point à la suite des trois croix.
Il faut bien comprendre que Bardel se réclame mécaniquement d'une chapelle rimbaldienne contre une autre et que, dans sa chapelle qui regroupe il est vrai plusieurs des meilleurs rimbaldiens il y a le principe de donner toujours tort à l'éditeur actuel dans la collection de la Pléiade. Le médecin biographe, qui n'était pas un des meilleurs rimbaldiens (il était inexistant sur les textes et sa biographie est surtout une synthèse de travaux d'autrui non sans erreur) dégommait l'édition 2009 de la Pléiade dans une recension officielle. Il est vrai que l'éditeur dans la collection de la Pléiade en retour ne cite pas l'évidence de l'acrostiche Jules César et quelques autres trucs. Il y a deux camps et cela est fort préjudiciable pour le public qui subit les déformations dues à tout ça. Mais, Bardel se permet d'entrer dans les querelles de ces camps sans connaître directement les gens et on voit à quel point c'est un mécanisme puisqu'il fait dire à Guyaux ce qu'il ne dit pas sur la séparation des deux poèmes, il y a confusion du plan d'analyse entre différences de poèmes avec celui des apparentements de thèmes. Guyaux ne dit jamais que les deux poèmes pourraient n'en faire qu'un. Relisez la citation ! Ensuite, Bardel est incapable de voir les preuves, de les évaluer, il applique le terrorisme ou si vous préférez l'intimidation des opinions claniques. Il fait bien sûr la même chose avec les questions de pagination.
Derrière cela, il y a un autre vice. C'est que, en jouant sur le fait qu'on ne peut jamais être attaqué sur sa bonne foi ou jamais être dénoncé trop frontalement pour un problème d'ineptie, on peut être le relais à jamais d'idées d'autres personnes et les fixer par une répétition inlassable au prétexte qu'on pourra toujours dire qu'on ne comprend pas la réfutation. Il s'agit de politique d'occupation du terrain avec des intérêts convergents de ceux qui laissent faire Bardel. Voilà les billes pour lesquelles on vous prend, vous lecteurs de Rimbaud ! Personne ne mettra le holà.