jeudi 17 décembre 2020

Poison perdu : sonnet ou rondel ? Rondel ou sonnet ?

Voici un poème intitulé "Rondel" d'Albert Glatigny. Je n'ai pas l'édition de 1870 réunissant Les Vignes folles, Les Flèches d'or et Le Bois. J'ai un volume plus tardif avec une notice d'Anatole France et mon volume réunit Poésies complètes.  Vignes folles - Les Flèches d'or - Gilles et Pasquins. J'en profite pour faire remarquer que Lemerre a l'habitude de mettre un point comme pour une fin de phrase après les titres. Par exemple, sur la première de couverture, il a écrit "POESIES COMPLETES" en majuscules, en appliquant même l'accentuation sur les "E", ce que je ne sais pas faire avec la police de caractères de ce blog. Ensuite, voici comment les trois titres de recueil sont présentés : Les Vignes folles. - Les Flèches d'or." sur une ligne, puis sur la ligne suivante "Gilles et Pasquins." En haut des pages paires, on a systématiquement un rappel du nom du recueil en cours, et donc page 16 "Les Vignes folles." Il n'y manque pas le point. En haut des pages impaires, on a toujours un rappel du poème qui y commence ou qui s'y termine, et donc pour la page 17, nous avons le titre "Rondel." accompagné d'un point. Au milieu de la page 16, commence un poème "Partie de campagne." dont le titre est flanqué d'un point et sur la page 17, le titre est transcrit toujours de la même sorte : "Rondel."
Je rappelle que sur les listes de recueils à paraître Lemerre opte pour une présentation qu'imite Rimbaud dans l'Album zutique quand il écrit ainsi "L'idole." avec un "i" minuscule et un point, quand il écrit "Les lèvres closes." avec un "l" minuscule et un point.
Vous voulez encore discuter longtemps du statut de poème à part entière de "Ô la face cendrée..." introduit par trois croix suivies d'un point : "xxx."
[Pendant ce temps-là, chez A. B. Production : "Ouaouawahhaha [décrochement de mâchoire] je vais m'attaquer à un écrit sur Rimbaud d'un vieil universitaire pour voir si je peux ajouter décemment un texte à ma section "Florilège de sources". Je pourrais les chercher moi-même, mais il faut lire de la poésie pour ça, ce qui ne m'a jamais beaucoup intéressé."]
Maintenant, j'ai récemment signalé à l'attention les liens troublants entre le "Rondel" de "Mademoiselle Valentine" et "Roman", par les mots repris, par les idées en commun, et j'allais même jusqu'à mettre en parallèle le bouclage du poème "Roman" avec la forme du rondel.
Mais j'ai eu une nouvelle idée. Je cite donc le poème Rondel ci-dessous. C'est un poème en octosyllabes, et c'est aussi un poème en 14 vers qui commence par deux quatrains aux rimes embrassées. Ce sont les mêmes rimes dans les deux quatrains, mais avec une inversion : ABBA BAAB. Ensuite, le poème se termine par un sizain.
Tout cela conviendrait à la définition d'un sonnet et même pour les quatrains cela correspond au schéma canonique.
Dans un sonnet, nous avons deux quatrains, en principe sur les deux mêmes rimes, et avec des rimes embrassées et une inversion de leur ordre de défilement d'un quatrain à l'autre. En revanche, dans un sonnet, le sizain est présenté sous la forme de deux tercets, ce qui donne l'illusion que le poème a quatre strophes, distribuées deux par deux, alors qu'un sonnet a deux strophes quatrains et une strophe sizain en principe problématique puisqu'isolée.
L'autre différence entre un rondel et un sonnet, c'est dans l'organisation des rimes. Le sizain du rondel est conçu sur les deux mêmes rimes que les quatrains, et sur deux rimes seulement, tandis que le sizain d'un sonnet a en principe des rimes distinctes des quatrains et il est en principe conçu sur trois rimes. Il y a deux schémas canoniques : soit on a un sizain pur et simple de type AAB CCB, soit on a un sizain où la rime importante du dernier tercet monte à l'avant-dernière position : AAB CBC, sur le principe de la rime embrassée, sauf qu'en passant de la structure en quatre vers ABBA à la structure en 6 vers AAB CBC, cela a l'air aberrant et sans symétrie ni logique.
Toutefois, à partir d'audaces de Musset, Sainte-Beuve et même de Théophile Gautier à ses tout débuts, les poètes du dix-neuvième siècle ont commencé à explorer toutes les possibilités de distribution des rimes dans les tercets d'un sonnet. L'influence du modèle du sonnet anglais en trois quatrains et un distique a également joué, puisque Sainte-Beuve s'en est inspiré. Dans son recueil Philoméla, Catulle Mendès a réintroduit la manière italienne de rimer dans les tercets, celle de Pétrarque, avec une organisation ABA BAB que Rimbaud reprend dans quelques poèmes : "Oraison du soir" et les deux sonnets aujourd'hui nommés "Les Immondes".
Mais il y a d'autres excentricités qui ont été pratiquées. D'ailleurs, dans Fêtes galantes, s'il n'y a aucun sonnet en tant que tel, il existe au moins un poème en quatorze vers "L'Allée" qui a une organisation déconcertante des rimes, sauf si on lit sa structure en commençant par le dernier vers pour découvrir une organisation des rimes à l'envers pour un sonnet. "Poison perdu" fait partie des excentricités dans l'organisation des rimes dans les tercets, si ce n'est que ces tercets correspondent tout de même à un arrangement déjà essayé par Musset, puis éprouvé par Mérat et Valade dans leur recueil publié anonymement Avril, mai, juin. On m'a signalé que cette forme était employée aussi par Verlaine dans Sagesse et je n'ai pas cherché beaucoup plus au-delà de "Poison perdu", mais c'est une forme rarissime, étonnamment absente du premier volume du Parnasse contemporain de 1866 pourtant si fourni en exemples déviants.
Et, en fait, je viens de faire une découverte et je suis surpris de n'y avoir jamais pensé. J'ai l'archet en main, je commence :

                      Rondel.

Mademoiselle Valentine
A les yeux clairs et le teint blanc ;
Comme un calice étincelant,
Elle ouvre sa bouche enfantine.

Le rondeau, le sonnet galant,
Semblent croître sous sa bottine ;
Mademoiselle Valentine
A les yeux clairs et le teint blanc.

Son épaule ondule, mutine
Et pareille au flot nonchalant,
Et vous l'adorez en tremblant,
O mon cœur ! vous qu'elle piétine.
Mademoiselle Valentine
A les yeux clairs et le teint blanc !

Je précise que ce "Rondel" est un intertexte du poème "Roman", un intertexte bien connu des rimbaldiens, c'est juste qu'Alain Bardel a oublié de le mentionner dans son "Florilège des sources", à moins qu'il attende poliment le feu vert du prochain Dictionnaire Rimbaud dirigé par Alain Vaillant le 17 février 2021 ou d'un quelconque important rimbaldien qui publie dans les revues universitaires. Chacun ses dieux !
Il va de soi que ce rondel a partiellement inspiré le passage suivant du poème "Roman", un passage que j'adore en plus :
Et, comme elle vous trouve immensément naïf,
Tout en faisant trotter ses petites bottines,
Elle se tourne, alerte et d'un mouvement vif...
- Sur vos lèvres alors meurent les cavatines...
Le motif de la "lèvre" est très présent chez Glatigny. Dans les premiers poèmes des Vignes folles, dans "Aurora" qui suit immédiatement le poème liminaire et éponyme, nous avons l'expression suivante "sur tes seins" "Ma lèvre retentit avec un bruit sonore." Plus loin, le poète s'écrie encore : "L'idéal, c'est ta lèvre et ses joyeux carmins," et ce motif se retrouvera dans "Tête de faune" le poème de 1872 en trois quatrains très clairement inspiré à nouveau des poésies de Glatigny.
Nous avons le passage du singulier au pluriel pour "bottines", nous avons un glissement de la "bouche enfantine" de l'aimée qui s'ouvre à la bouche béante un peu stupide du mauvais poète qui ne sait plus quoi chanter, avec du coup aussi une opposition puisque la poésie est censée croître sous cette botine. Nous avons aussi la femme "mutine" qui "trouve immensément naïf" celui qui s'en éprend. Dans un cas, le trottinement tue d'amour, dans l'autre l'amoureux est piétiné. Dans les deux poèmes, nous avons le vouvoiement et l'adoration : "vous l'adorez", "- Puis, l'adorée, un soir, a daigné vous écrire... !" Nous passons également de la mention "Mademoiselle" à la mention "demoiselle aux petits airs charmants" où "petits airs charmants" s'entend sans doute pour "les yeux clairs et le teint blanc".
Le quatrain précédent du poème "Roman" est lui aussi de toute beauté, avec un rythme exceptionnel, et rappelons que le poème s'intitule "Roman" et que le mot "romans" est à la rime du vers 17, sorte de milieu d'un poème en 32 vers précisément. J'aime bien envisager encore la relation entre les deux titres, d'un côté "Roman", de l'autre "Rondel". Le poème en 32 vers est réputé assez mince pour faire un roman, et son bouclage par répétitions ou reprises de vers le rapproche soudainement du "rondel". En effet, le dernier quatrain reprend les vers du premier, et en plus pas dans le même ordre, ce qui serait un trait à rapprocher plutôt cette fois de la forme du rondeau.
Je n'ai pas fini. Avant de l'oublier, je veux déjà faire remarquer que l'expression "O mon coeur ! vous qu'elle piétine[,]" a un écho évident dans "Mes Petites amoureuses" : "Piétinez mes vieilles terrines / De sentiment ;" on pourrait même aller plus loin. Mais ce n'est pas tout, car, le poème "Rondel", c'est seulement le cinquième poème des Vignes folles. Il y a d'abord eu le poème liminaire qui porte le titre du recueil "Les Vignes folles.", puis le poème "Aurora.", puis le poème "A Ronsard.", puis le poème "Partie de campagne." qui n'est pas sans faire songer à "Ce qui retient Nina" : "Pendant que le soleil luira sur nos deux fronts, / Demain, si tu le veux, nous nous embrasserons ; / Nous irons au hasard, ô petite Laurence, / En devisant gaîment, et j'en ai l'espérance, / L'air se fera plus chaud, et les vents bienheureux / Annonceront au bois qu'il vient des amoureux. // Nous nous éveillerons, [...] / Mais qu'Avril nous rendra, puisqu'il nous rend l'amour. / [...] / Demain le rossignol, éparpillant ses notes, / Jettera vers le ciel son cantique éperdu,; / Tout honteux qu'on ne l'ait pas encore attendu / [...] / Pour baiser doucement ta gorge qui tressaille. // Viens hâter le Printemps [...]"
Au fait, le vers : "Tout honteux qu'on ne l'ait pas encore attendu", c'est rigolo, il y a "honteux" et un rejet en second hémistiche de la négation "pas", ne me dites pas qu'il y a un lien avec le poème "Honte" et sa négation "Pas" rejeté au vers suivant tout de même !
(- Oh non ! il recommence !)
En attendant, le poème "Partie de campagne" est pile à côté de "Rondel", comme "Ce qui retient Nina" et "Roman" qui se donneraient la main.
Précisons qu'il ne faut pas trop vite tourner les poèmes de Glatigny à la rigolade dans la perspective parodique de Rimbaud, c'est un peu plus compliqué que ça.
Alors, venons-y. Le titre "Roman", je l'ai mis en tension avec le titre "Rondel" naturellement, mais le titre roman a un autre prétexte dans le recueil de Glatigny et c'est pour cela que j'ai énuméré les cinq premiers poèmes du recueil Les Vignes folles
Le recueil s'ouvre par un poème en terza rima. on dit tierce rime en français, mais "terza rima", ça fait plus classe, on pense tout de suite à La Comédie de Dante. De mémoire, le premier poème du recueil Les Cariatides de Banville, ne porte-t-il pas le titre du recueil et n'est-il pas lui aussi en terza rima ? Ah non ! Il est précédé par le poème "A ma mère", puis le poème "Les Cariatides" n'a qu'approximativement une forme de "terza rima", mais il s'inspire tout de même du modèle.
J'aurai bientôt d'énormes développements à faire sur le discours de Glatigny dans ses poésies, et notamment sur des poèmes aux positions si éminemment stratégiques tels que "Les Vignes folles" et "Aurora". Et j'aurai aussi des choses à dire sur le troisième poème intitulé "A Ronsard". Ce troisième poème est en sizains classiques d'octosyllabes aux rimes distribuées clairement en AABCCB et il signale à l'attention une référence à l'ode "Mignonne, allons voir si la rose..." par une reprise de rime vers la fin du quatrième sizain :
[...]
Pourvu que ta mignonne rose
Allât voir sa sœur fraîche éclose,
Ton désir était assouvi.
Ce poème "A Ronsard" n'est pas si anodin qu'il pourrait y paraître, il se fonde sur une opposition entre poésie perdue et prose de ce siècle. J'en cite le début :
Afin d'oublier cette prose
Dont notre siècle nous arrose,
Mon âme, courons au hasard
Dans le jardin où s'extasie
La vive et jeune poésie
De notre vieux maître Ronsard !
Et dans le sizain suivant, nous relevons cette assertion qui ne déparerait pas les poèmes rimbaldiens du printemps 1872 : "Salut ! Nous avons soif de vers ;" et cela se poursuit par une dénonciation de notre époque malade :
La Muse française engourdie
Se débat sous la maladie
Qui gangrène les pampres verts.
- Putain, il fait chier, quand est-ce qu'il va parler de "Poison perdu" ?
- Ouais, il ne sait pas rester dans les limites de son sujet !
Bzzz.
Je ne vais pas citer tout le poème, mais je passe au cinquième sizain, qui fixe là encore des idées très importantes qui se retrouveront chez Rimbaud, le discours étant au demeurant défendu par d'autres poètes, Baudelaire par exemple :
Comme tout est changé, vieux maître !
Le rimeur ne s'ose permettre
Le moindre virelai d'amour ;
La fantaisie a dû se taire ;
Le poète est utilitaire
De Molinchard à Visapour !
(Bardel : - Hein ! Oui, bon ! Je peux retourner lire de la critique universitaire sur Rimbaud ?)
Le discours tenu, il ne faut pas le négliger en attendant des pépites ailleurs, sous prétexte qu'ici ce ne sont que des variations de poncifs et d'idées toutes faites, et faciles !
Rimbaud s'est arrêté sur de tels vers, il faut comprendre que ce qui est dit explicitement ici par Glatigny est aussi présent tacitement chez lui.
Il faut bien voir que, derrière l'abandon à une forme ancienne, puisque Rimbaud parle d'inventer des formes nouvelles, il y a ici un discours sur l'opportunité des formes anciennes. Le "virelai d'amour" devient un acte de foi et de révolte face au monde contemporain. Le mot "fantaisie" est significativement déployé dans ce sizain : "La fantaisie a dû se taire", ce qui va de pair avec le discours du sonnet "Ma Bohême" qualifié de "Fantaisie", puisque dans ses quatorze vers Rimbaud se déshabille, échappe au paletot et à la société pour lui opposer la fantaisie dans la fugue.
L'idée du poète utilitaire est décisive également. Plus loin dans le poème "A Ronsard" de Glatigny, nous aurons à la rime le mot "émaux" qui renvoie au titre du dernier recueil en date de Gautier, recueil de référence du mouvement parnassien. Et il faut ici noter un point important. Je disais tout à l'heure qu'il ne fallait pas d'emblée prendre à la rigolade les poésies d'amour de Glatigny à la lumière du persiflage de "Ce qui retient Nina". C'est en effet plus compliqué que ça. Dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871, où Glatigny n'est pas cité, Musset en prend pour son grade et, avec ironie, Rimbaud dit de sa poésie "en voilà de l'émail !" Glatigny est un poète qui revendique l'accès à la "fine dentelure / Des vers étincelants d'émaux !" pour citer donc le passage du poème "A Ronsard" avec le mot "émaux" à la rime. Rimbaud est au moins d'accord avec cette ambition poétique, comme il est d'accord pour que la poésie soit du printemps, il l'a dit dans sa lettre à Banville de mai 1870, et Glatigny le dit déjà en plusieurs endroits de son recueil Les Vignes folles que, selon toute vraisemblance, Rimbaud avait déjà lu ou même venait de fraîchement lire avec appétit en mai 1870. Vous n'avez décidément pas idée à quel point ces poncifs que vous négligez comme très en-dessous du mystère Rimbaud sont importants et sont la nourriture spirituelle de l'hermétisme de l'auteur d'Une saison en enfer, des vers "nouvelle manière" et des poèmes en prose des Illuminations. Or, Musset est partiellement ancré dans le projet, même s'il persifle pas mal "l'humanitairerie" à côté de l'utilitarisme. Quant à Glatigny, s'il est réputé républicain en 1870 et 1871, il ne faut pas oublier qu'il a évolué politiquement. En 1860, si Glatigny dénonce la complaisance à rimer "en patrie, / en école, en idolâtrie," ce n'est pas du tout avec les accents politiques qui pourront être les siens en 1870-1871, et donc pas du tout à l'unisson d'un Rimbaud critiquant le second Empire, etc. Glatigny est plus proche de l'esprit de Banville et des Odes funambulesques : il critique le "bourgeois au nez écarlate" qui "Graisse la main à qui le flatte", et dénonce le slogan : "De l'argent, c'est l'essentiel" en faisant rimer "essentiel" avec "ciel" et quand je parlais d'opposer la poésie à la prose dans l'optique de Glatigny, je ne peux qu'en citer une illustration tout à fait banvillienne, banvillesque même, avec les vers suivants qui s'enchaînent d'un sizain à l'autre :
[...]
Voici le règne fantastique
Du monstre roman-feuilleton.

On fait un drame au pas de course,
Dans l'intervalle de la Bourse,
[...]
J'observe avec émotion que le poème en sizains "A Ronsard" fait allusion par la forme à l'ode "Mignonne, allons voir si la rose.." de Ronsard, laquelle est explicitement convoquée, mais encore au poème final des Odes funambulesques "Le Saut du tremplin", et je rappelle que les tercets d'un sonnet forment un sizain et que les deux tercets de "Ma Bohême" réécrivent un important sizain du "Saut du tremplin" où figure le mot "fantastique" à la rime. Ce mot "fantastique", vous l'avez ici aussi à la rime, et notez que la rime "course"::"Bourse" est effrayante à rapprocher de la rime "course"::"Grande-Ourse" du second quatrain cette fois de "Ma Bohême" :
- Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
- Oh non, il continue avec ses rapprochements intempestifs !
Comme on dit quand un jury et un public veulent vous contester la victoire que vous venez de remporter sur un 10.000 mètres : "I believe I am the best !"
Evidemment, la mention "roman-feuilleton" entre en résonance terrible avec le drame du petit poète menacé d'embourgeoisement par sa "demoiselle" et son père à faux-col dans "Roman".
Et pour ce qui est du poème "A Ronsard", j'ai encore envie de citer le sizain suivant qui se joue sur la lyre :
Au lieu de l'extase féerique
Dont vibrait la corde lyrique,
On n'entend plus que de grands mots
Vides de sens et pleins d'enflure ;
Adieu la fine dentelure
Des vers étincelants d'émaux !
Je n'aurais pas cru qu'on pouvait faire rimer ainsi "mots" et "émaux". J'adore la rime "l'extase féerique"::"la corde lyrique". Cette "extase féerique" est ciblée quelque peu dans les poèmes en prose où il est question de "féerie", "fairy", etc.
Notez bien aussi l'emploi de la forme verbale "vibrait" qui me fait penser, moi en tout cas, aux "vibrements divins des mers virides" dans "Voyelles". Notez aussi que ce dernier sizain que je viens de citer permet de nourrir d'une mesure ambitieuse la fin troublante de "Ma Bohême" avec ses élastiques tirés "comme des lyres". Vous voyez que la résonance entre ce sizain et les tercets de "Ma Bohême" n'est pas de ces choses "Vides de sens" précisément ?
J'ai encore plusieurs choses à citer dans ce seul poème "A Ronsard", mais nous pouvons maintenant revenir au poème "Rondel" et le relire. Et cette fois, la révélation n'est pas mal du tout. Le poète vante la sincérité de son amour pour Valentine, mais il n'est pas dupe du jeu bourgeois de la demoiselle finalement. Ce sont des nuances qu'il n'est pas mauvais de sentir à la lecture. Elles permettent de mettre de la distance entre Glatigny et les continuateurs de Musset, par exemple. Evidemment, dans "Rondel", le vouvoiement suppose de l'autodérision puisque le poète s'adresse à son cœur, alors que dans "Roman" le poète s'adresse à un "mauvais poète" de "dix-sept ans" qui n'est pas lui-même, car le consensus est d'attribuer à Rimbaud le sentiment amoureux raconté, ce qui est un parfait contresens, quand bien même on essaie de donner le change en parlant d'autodérision. D'ailleurs, à la fin du mois de septembre, quand Rimbaud compose "Roman" à Douai, le poète amoureux que Rimbaud a sous ses yeux est un homme de dix ans de plus que lui, un homme de 26 ans et demi, Paul Demeny le destinataire du seul manuscrit connu du poème. En effet, Demeny courtisait une jeune fille en présence de Rimbaud, puisque neuf mois plus tard elle mettra au monde un enfant et entre-temps la situation sera régularisée par un mariage comme l'atteste la lettre du 17 avril 1871 de Rimbaud à Demeny. Celui-ci aurait peut-être mieux fait de lire les manuscrits de Rimbaud. Il aurait vu dans la fin du poème "Roman" un petit avertissement, puisque, à la fin de "Roman", on comprend entre les lignes, que "l'adorée" "a daigné" "écrire" en vue d'une relation conjugale et que le poète, face au poids des exigences de la réalité sociale, a préféré retourner aux bocks et à la limonade. Il est vrai que Rimbaud pouvait difficilement écrire : "On n'est pas sérieux quand on a vingt-six ans".
Mais, il est temps de nous pencher sur la question des rimes à comparer entre rondel et sonnet.
Le poème "Rondel" est en octosyllabes, tout comme "Poison perdu". Il est sur deux rimes uniquement. Les deux quatrains ont des rimes embrassées ABBA BAAB. Quant au sizain de ce "Rondel", il a une forme ABBAAB.
Citons maintenant le sonnet "Poison perdu" :

Des nuits du blond et de la brune
Pas un souvenir n'est resté ;
Pas une dentelle d'été,
Pas une cravate commune.

Et sur le balcon, où le thé
Se prend aux heures de la lune.
Il n'est resté de trace aucune,
Aucun souvenir n'est resté.

Au bord d'un rideau bleu piquée,
Luit une épingle à tête d'or
Comme un gros insecte qui dort.

Pointe d'un fin poison trempée,
Je te prends, sois-moi préparée
Aux heures des désirs de mort.
Les quatrains d'octosyllabes sont sur deux rimes, ce qui est le modèle canonique avec la variation ABBA BAAB. Cette similarité formelle ne tire pas immédiatement à conséquence. En revanche, les tercets de "Poison perdu", s'ils ont des rimes distinctes des quatrains, sont dans tous les cas conçus sur deux rimes, ce qui est un fait exceptionnel, et ils n'ont pas une organisation régulière. Dans un sonnet où les tercets seront rimés à la manière de Pétrarque, comme nous en trouvons chez Catulle Mendès, les tercets seront décomposables en trois distiques, ce sera le cas dans "Oraison du soir".
Or, ici, nous avons une suite ABB AAB fortement inhabituelle. Nous ne la trouvons pour nous répéter que dans un sonnet de Musset et dans quelques-uns du recueil Avril, mai, juin de Mérat et Valade, pour nous en tenir aux sonnets antérieurs à l'époque de composition du sonnet "Poison perdu" qui tourne à peu près autour de la fin 1873 et la première moitié de l'année 1874.
Mais, cette suite ABBAAB, c'est exactement celle du sizain du "Rondel" de Glatigny sur "Mademoiselle Valentine" puisque nous l'avons sous la main :
Son épaule ondule, mutine
Et pareille au flot nonchalant,
Et vous l'adorez en tremblant,
O mon cœur ! vous qu'elle piétine.
Mademoiselle Valentine
A les yeux clairs et le teint blanc !
Je vais évidemment lancer dans les prochains jours une enquête sur les rondels de Glatigny, Banville et quelques autres. De mémoire, j'ai remarqué qu'il était question d'être piqué par une épingle dans un poème des Vignes folles, mais il va me falloir retrouver cet extrait.
Mais je voudrais poursuivre avec les données que j'ai déjà en main.
Reprenons les rimes du sonnet "Poison perdu". Les poèmes "Rondel" et "Poison perdu" ont la même cadence pour ce qui est l'alternance des rimes masculines et féminines. Les deux poèmes ont la même organisation des rimes, mais le poème "Poison perdu" aurait pu commencer par une rime masculine. Non, les deux poèmes commencent par une rime féminine ("Valentine" / "brune") et par voie de conséquence ils se terminent tous deux par une rime masculine : "blanc" / "mort". J'observe encore que la rime initiale en "-ine" a une nasalisation féminine, si je peux parler ainsi, comparable à la rime initiale en "-une" du poème "Poison perdu", et la première rime fait mention d'une personne féminine : "Valentine" / "brune". Ensuite, la ponctuation des fins de vers est souvent comparable, elle est identique pour le premier quatrain de chacun des deux poèmes. Est-ce subjectif de ma part : j'aurais tendance à comparer les surcharges "piquée" et "mutine" de fin de premier vers de chaque groupe sizain ? J'ai un peu dans l'idée de comparer "flot nonchalant" à "gros insecte qui dort", tandis que la mention "piétine" est au vers de la "Pointe d'un fin poison trempée". Ces rapprochements n'ont rien d'évident, certes, mais en tout cas au plan de la comparaison avec la forme du rondel, il y a encore deux faits à observer. Premièrement, dans les tercets de "Poison perdu", parmi les deux nouvelles rimes, nous avons la rime féminine en "-ée", rime considérée comme mauvaise, car le phonème "é" est tellement courant en français que, même chez les poètes classiques, la consonne d'appui est toujours appliquée, ce qui n'a pas empêché Racine de faire entorse à la règle dans les célèbres vers de Phèdre :
Depuis que sur ces bords les dieux ont envoyé
La fille de Minos et de Pasiphaé.
Mais, dans le cas de Racine, la rime se fonde sur le recours à un nom propre, ce qui atténue l'outrecuidance, alors que dans "Poison perdu" le poète descend même à l'identité de terminaison verbale : "piquée"::"trempée"::"préparée", en se refusant à une quelconque consonne d'appui pour au moins deux des trois mots à la rime.
Cependant, au-delà de la consonne d'appui, nous avons ici une façon de reconduire un timbre vocalique à la rime dans les quatrains dans les rimes des tercets. Si nous faisons une comparaison avec "Rondel", les rimes féminines en "-ée" ne seront pas aux places attendues. En effet, en passant de la rime masculine à la correspondante féminine, l'écho entre les quatrains et le sizain des tercets ne se fait pas sur les mêmes positions que dans le rondel.
Pourtant, l'autre fait à observer, c'est que dans "Poison perdu" le poète joue à répéter des vers ou à presque les répéter. Dans "Rondel", les deux premiers vers sont repris dans le même ordre à la fin du second quatrain. Puis, ces vers vont revenir, et toujours dans le même ordre, pour finir le rondel en tant que deux derniers vers du sizain.
Dans "Poison perdu", la reprise n'est que partielle des deux premiers vers aux vers 7 et 8. Mais il y a tout de même une reprise. La mention "n'est resté" est martelé aux vers 2, 7 et 8, dans la version que j'ai exploitée ici et qui vient de l'édition Vanier de 1895. D'autres forces tirent le sonnet dans d'autres directions. Nous avons une anaphore en "Pas" des vers 2 à 4.
Ensuite, si les deux derniers vers ne reprennent pas les deux premiers vers en tant que tels, ni les vers 7 et 8, je propose l'exercice de pensée suivant. Je cite d'abord du sonnet "Poison perdu" les seuls vers censés se répéter si nous lui appliquons le principe du "rondel" :
Des nuits du blond et de la brune
Pas un souvenir n'est resté ;
[...]
Il n'est resté de trace aucune,
Aucun souvenir n'est resté,
[...]
Je te prends. Sois-moi préparée
Aux heures des désirs de mort.
Citons trois fois en pensée les deux vers qui se répètent dans "Rondel" de Glatigny :
Mademoiselle Valentine
A les yeux clairs et le teint blanc[.]
Dans le poème de Glatigny, entre chaque occurrence, un petit récit se déroule qui fait qu'à chaque retour des vers-refrains une pensée se colore différemment.
Il me semble évident que, dans le cas de "Poison perdu", nous avons une orchestration de délitement. C'est le sens formel profond et génial de ce poème : l'altération est signe de mort.
Le sonnet "Poison perdu" est loin d'être un poème avec le génie auquel nous a habitué Rimbaud, il ne ressemble pas à du Rimbaud, mais voilà que se dégage un enjeu de signification par le délitement de la forme tout à fait étonnant. Par ailleurs, un argument formel objectif en faveur d'une attribution du sonnet "Poison perdu" vient des répétitions "prend(s)" et "heures" qui ont une distribution symétrique et organisatrice du second quatrain au dernier tercet. Ce procédé de reprise est typique de Rimbaud et est nettement objectivable bien que les rimbaldiens n'en fassent rien et l'ignorent complètement, à tel point que, ne le voyant pas, Bardel, Murphy, Reboul et plusieurs autres pensent que "Ô la face cendrée..." est ou pourrait être le second paragraphe de "Being Beauteous". Je ne suis évidemment pas connu pour avoir soutenu précocement l'attribution du sonnet "Poison perdu" à Rimbaud, car moi au moins je dis les choses, mais il y a désormais de la matière à traiter avec ce fameux problématique sonnet.
"Poison perdu" contient la rime "d'or"::"dort" complétée par "mort", ce qui nous rapproche forcément de Banville, mais aussi de "Tête de faune" en tant que ce poème en trois quatrains réécrit très clairement un ensemble de textes en vers de Glatigny.
Décidément, j'ai encore de quoi m'occuper dans les jours qui suivent. Allons lire et relire divers recueils de poésies du dix-neuvième siècle, de ceux que Rimbaud fréquentait assidûment avant de composer lui-même.
(Bardel : - bon, j'ai lu tel critique universitaire sur Rimbaud, je vais en lire un autre aujourd'hui. Hein ! Quoi ? Des liens du poème "Rondel" de Glatigny avec "Roman" et "Poison perdu", c'est du délire complet. Steve, vous y croyez, vous, à cette idée grotesque ?
Steve : Non, non, moi et Bruno Claisse, nous n'écrivons plus sur Rimbaud. Si je reprends Rimbaud, je lirai ce que fait David avec plaisir, mais là non, ce n'est pas à l'ordre du jour, je n'ai rien à répondre, demandez à quelqu'un d'autre.
Teyssèdre : oh moi, vous savez, maintenant que mon bon frère est mort, j'ai du mal à repartir, j'ai fait des effets d'annonce en parlant d'un prochain ouvrage sur "Voyelles". Puis, bon, le David, il a fait une recension, il a dit que mon livre sentait l'huile rance, il a énuméré des griefs auxquels personne n'a su répondre. On va arrêter les frais !
- Quelqu'un pour réagir, viiite, viiite ! On ne peut pas laisser des pistes en or pareilles à ce David.
- Boah, on va demander à un tel d'en citer un bout dans deux mois, à un tel d'en citer un bout dans un an, à un autre d'en prélever un autre aspect dans deux ans, et puis on dira que ce qu'il a dit ça allait de soi et que nous étions tous d'accord sur ce qu'il dit avant qu'il le dise. Où est le problème ? C'est la fêêteuh !

3 commentaires:

  1. Bonus !
    La rime "d'or"::"dort" concerne-t-elle Glatigny, au-delà du discours entre Banville et Rimbaud déjà pas mal décanté par Bienvenu ?
    J'ai un truc intéressant au plan formel et intéressant aussi pour l'idée de déployer à la rime trois "d'or", "encor" et "mort", mais non "d'or", "dort" et "mort" comme dans "Poison perdu".
    L'idée d'une source à Poison perdu, voire à un quelconque poème de Rimbaud est faiblement défendable, mais j'indique tout de même ceci.
    Dans Les Flèches d'or, nous avons un poème en terza rima, forme qui sert à relier "Les Cariatides" et "Les Vignes folles" quelque peu déjà. Le poème s'intitule "L'épouse coupable" et la terza rima fait sans doute plutôt référence à l'enfer de Dante.
    La particularité de la terza rima, c'est que, comme le poème est en tercets avec un vers isolé final, et que la rime au centre d'un tercet est reprises aux vers "externes" du tercet suivant, le poète compose donc des rimes par trois, sauf pour les vers 1 et 3 du premier tercet, et sauf pour le vers final et le vers du milieu du tercet final. Le poème "L'épouse coupable" respecte la règle, mais, il joue sur un retour rapproché de la rime en "-or". D'abord, rime en "-or[]s" au début du poème : corps::dehors-mors, mais ça on peut zapper, l'important c'est la fin : on a un entremêlement de quatre rimes (je laisse de côté celle en "aire") "corridor"::"coeur d'or"::"encore", et puis "honte"::"prompte"::"comte" et enfin rime en "-ort" : "effort"::"mort". Autrement dit, les deux dernières rimes masculines du poème sont un glissement de "or" à "ort" !

    RépondreSupprimer
  2. Autre bonus. En fait, j'avais dans mon souvenir que le rondel avait un nombre impair de vers. Je n'ai aps encore cherché de définition ni relu les "Rondels pour après" de Tristan Corbière. Une recherche de rondels de Banville antérieurs à 1873-1874 et du coup à 1860 a fait chou blanc. J'ai trouvé les Rondels composés à la manière de Charles d'Orléans, recueil de 1875. On a une rime en "-une" à rapprocher de "Poison perdu" toutefois avec le poème "La Lune", mais les quatrains ont des rimes croisées, et au lieu d'un sizain à la Glatigny on a un quintil final à la d'Orléans. Il me reste à enquêter sur le recueil Nouvelles Odes funambulesques et sur Occidentales, rimes dorées, toutefois, mais mes recueils sont en mauvais état... Glatigny n'a pas commis un autre rondel dans ses recueils de 1860 et de 1864.

    RépondreSupprimer
  3. Maux de tête toujours, mais voici quelques autres remarques importantes.
    1) apparemment, sur internet, les pages rondel et rondeau sont distinctes alors qu'elles parlent de la même chose. J'ai mal à la tête, donc le truc m'échappe, je n'essaie pas de démêler.
    Maintenant, ce qui m'intéresse. J'ai lu il y a longtemps tous les rondeaux de Charles d'Orléans, je pense même que j'ai toujours le volume Ballades et rondeaux couverture grise. Et je me rappelle que quand on les lit on se demande s'il faut ou non reprendre un ou deux vers. Mais, apparemment le fait de ne répéter qu'un vers, le rentrement, est un procédé un peu plus tardif, on en a des exemples avec Marot, et j'avais le souvenir aussi des rondels où le rentrement n'est même pas un vers entier.
    La page Rondel de Wikipédia enregistre bien la variation entre 14 et 13 vers, et comme il me semblait m'en souvenir il n'y a pas forcément deux quatrains avant un quintil ou un sizain. Corbière et d'autres font une seconde "strophe" en trois vers, tercet !
    En revanche, Banville fait les rondels à la manière de Charles d'Orléans, prétend-il, et cela en 15 vers, avec un passage de rimes embrassées à rimes croisées d'un quatrain à l'autre.
    En revanche, Banville n'a pas l'air d'initier la mode des rondels et les Rondels qu'il publie en 1875 sont postérieurs à l'histoire poétique de Rimbaud et postérieurs au rondel de 1860 de Glatigny.
    Sur la page Wikipédia du Rondel, on a quelques illustrations (je passe Corbière, Banville et Mallarmé), on a Charles Guinot un banvillien qui imite les Odes funmabulesques (voir sa table de matière avec les titres !) mais en 1890, on a Louis Salles un parnassien, mais des rondels postérieurs encore. J'ai relevé Haruacourt ailleurs, mais postérieur lui aussi. Guinot a l'intérêt de produire un rondel de 14 vers comme celui de Glatigny, je crois.
    Enfin, les rondels de Banville ont des mots intéressants à la rime "Thé", "été", "d'or" et "Lune", mots-rimes de Poison perdu. Mais ce n'est pas parlant.
    Donc, il faut enquêter sur le rondel avant Banville et dans la presse...
    2) Pour moi, "Poison perdu" est forcément antérieur à la fin de l'année 1874, puisque le sonnet "Janvier" envoyé par Germain Nouveau à Mallarmé serait farfelu. Toutefois, la piste 1875 ne s'effondre pas et il reste le fait que Nouveau a publié ce sonnet dans les années 1880.
    3) Je rappelle que dans la préface aux Vignes folles Glatigny cite Fortunio, et "Ce qui retient Nina" et "Mes Petites amoureuses" ont la forme strophique de la "Chanson de Fortunio".

    RépondreSupprimer