Le 13 mai 2011, j'ai publié sur le blog Rimbaud ivre de Jacques Bienvenu un article intitulé "Nina et Ninon" où je faisais remarquer que la forme rare du quatrain à rimes croisées qui faisait alterner l'octosyllabe et le vers de quatre syllabes était commune à deux poèmes de Rimbaud : "Ce qui retient Nina" rebaptisé "Les Reparties de Nina" et "Mes Petites amoureuses" et que cette forme avait toute chance de venir du poème de Musset la "Chanson de Fortunio", d'autant qu'il figurait dans les Poésies nouvelles de l'auteur à côté d'un poème intitulé "A Ninon", Nina étant une corruption évidente de ce petit nom.
Cette idée de source n'a eu aucun succès, n'a été recensée par personne, sauf par son découvreur lui-même, et si l'auteur d'une découverte revient pour lui faire une promotion, c'est... c'est...
- (tous en chœur) C'est mauvais signe !
Ah ! il y en a qui suivent !
Reprenons tout de même avec notre comique insistance.
Je ne vais pas développer ici les mentions de Ninon, Ninette, etc., dans les poèmes de Musset et de ses imitateurs. Je peux garder ça après tout pour le prochain projet de mise en avant de cette source.
Je vais travailler aujourd'hui sur la seule "Chanson de Fortunio". La forme est rare, mais si on lit le poème on peut se dire que cela n'a rien à voir avec "Ce qui retient Nina". On pourrait même soutenir que le discours est pratiquement inverse, puisque la chanson de Musset prétend ne pas dévoiler son amour, alors que le poème "Ce qui retient Nina" contient une déclaration explicite avant une fin de non-recevoir à se casser le nez.
Oui, mais cette "Chanson de Fortunio" incluse dans les recueils des poésies nouvelles ou même complètes de Musset signale son origine par son titre. Elle est tirée d'une pièce de théâtre de l'auteur, d'une comédie en trois actes publiée en 1835 dans la Revue des deux Mondes. La comédie Le Chandelier n'est pas la plus méconnue des pièces de Musset. Toutefois, sa reconnaissance sur les planches fut assez laborieuse. Elle n'a été montée qu'à partir de 1848, mais fut d'abord boudée par le public avant d'être consacrée par une mise en scène de la Comédie-Française en juin 1850, mais, dès le mois d'octobre, elle fut interdite de représentation par le ministre de l'intérieur Léon Faucher.
Cependant, la comédie vaut par sa "Chanson de Fortunio" qui est au cœur de l'intrigue. Cette chanson est interprétée au milieu du second acte sur les trois que compte la pièce et elle est nommée à plusieurs reprises au troisième acte dans les dialogues puisqu'elle a son importance dans l'intrigue.
Et il semble qu'en 1850 même, alors que la pièce et le poème existent déjà depuis un certain temps, Jacques Offenbach ait lui-même composé une musique pour cette chanson lors des représentations par la Comédie-Française. Et en 1861 Offenbach va créer une suite à la comédie de Musset Le Chandelier, mais cette suite sera de l'ordre de l'opéra-comique, et il va intituler cet opéra-comique La Chanson de Fortunio. Cette œuvre n'est pas parmi les plus connues d'Offenbach, elle est de toute façon médiocre comme pas permis, mais elle a eu un certain succès jusqu'à la Première Guerre Mondiale et surtout ce qui a toujours eu un certain succès c'est la chanson elle-même, cette chanson commune à la comédie Le Chandelier et à l'opéra-comique d'Offenbach. Pour l'anecdote, précisons qu'en 1907, un nouvel opéra-comique d'André Messager intitulé Fortunio a adapté la comédie de Musset directement.
Il convient évidemment de vous donner à entendre la chanson elle-même.
Je peux aussi vous mettre en lien une interprétation en Amérique de l'opéra-comique lui-même datée de 2014. Je n'ai pas assez d'intérêt pour Offenbach, donc vous en jouirez sans moi ! La vidéo est accompagnée de sous-titres en anglais.
Ceci dit, si la musique d'Offenbach n'est rien à mes oreilles, et si le livret de Crémieux et Halévy n'est pas des plus réussis, on va voir qu'il faut tout de même en passer par sa lecture, comme il convient de connaître le texte de la comédie de Musset Le Chandelier pour éprouver si oui ou non Rimbaud a pu s'en inspirer quand il a composé "Ce qui retient Nina", puis "Mes Petites amoureuses".
Mais, auparavant, je voudrais signaler à l'attention un autre fait qui justifie l'importance à consacrer à cette source.
En 1870, une édition a réuni trois ouvrages de Glatigny, ses deux premiers recueils Les Vignes folles et Les Flèches d'or, puis sa pièce Le Bois. Pour l'occasion, Glatigny a composé une préface "A J. Lazare". L'auteur qualifie ce qu'il livre au public de "poëmes de la première jeunesse", retenez cette expression qui peut avoir son importance si on y réfléchit bien. Le poète revendique avoir écrit ces poèmes avec la "foi" et le grand "amour" de ses débuts, et "Là peut-être est le secret de succès qui les accueillit à leur apparition" nous dit-il. Et le poète poursuit : "exhumons ces morts oubliés", "sans fard sur la joue, sans retouches savantes". Et j'en viens maintenant au passage qu'il est indispensable de citer :
[...] Je n'écrirais plus Les Vignes folles aujourd'hui, et il y aurait trop à refaire pour les corriger. D'ailleurs, de même que l'on conserve les portraits d'un homme aux différents âges de sa vie, il est bon de conserver les portraits distants de l'âme d'un poëte. Toutes ces choses puériles, enfantines, ces grandes douleurs à propos d'une piqûre d'épingle, c'est la vérité après tout. Fortunio dit : j'en mourrai ! avec conviction. Plus tard, gras, riche, positif, il sourit en songeant aux déclamations des premières années qui, maintenant, seraient grotesques dans sa bouche.Hélas ! je n'ai jamais été Fortunio. Réimprimons donc ces chansons, avec la date de leur jeunesse, destinée à me rappeler que l'âge est venu. D'autres illusions m'éblouissent aujourd'hui. [...]
La citation est conséquente et elle évoque deux âges de la vie de Fortunio, et pour ceux qui se renseignent ou qui savent, et Rimbaud a dû être du nombre, Glatigny évoque d'abord la comédie de Musset Le Chandelier avec le jeune Fortunio, puis l'opéra-comique La Chanson de Fortunio où il est devenu "gras, riche, positif" !
Nous savons que Rimbaud s'est inspiré du poème des Flèches d'or "Promenades d'hiver" pour composer "A la Musique" au mois de juin 1871 et du long poème "Les Antres malsains" des Vignes folles pour composer le sonnet "Vénus Anadyomène" qui est daté sur le manuscrit remis à Georges Izambard du 27 juillet 1870. Le poème "Ce qui retient Nina" est pour sa part daté du "15 août 1870" sur le manuscrit remis au même professeur. Je n'ai même pas besoin de soutenir l'idée que les poèmes de Glatigny ont laissé une marque sur la composition des poèmes "Credo in unam" et "Ophélie" envoyés à Banville en mai 1870, ainsi que sur le corps de cette lettre où le poète assimile la poésie à du printemps. Il serait tendancieux de prétendre que Rimbaud a eu accès aux éditions originales des deux recueils. Il a bien évidemment profité de l'édition de 1870 réunissant Les Vignes folles de 1860, Les Flèches d'or de 1864 et la pièce de théâtre Le Bois. Il est quand même impressionnant qu'après les compositions "A la Musique" et "Vénus Anadyomène" inspirées par des poèmes de Glatigny Rimbaud compose un poème dont les quatrains sont sur le modèle de la chanson de Fortunio. La préface de Glatigny cite Fortunio à deux reprises et évoque les deux ouvrages où la chanson est consacrée sur scène : la comédie Le Chandelier de Musset et l'opéra-comique La Chanson de Fortunio d'Offenbach sur un livre d'Hector Crémieux et de Ludovic Halévy. Il faudrait être mal luné pour croire à une coïncidence, et voici de quoi enterrer tout débat sceptique : le 15 mai 1871, Rimbaud a envoyé au douaisien Paul Demeny une longue lettre qui contient, d'un côté, un poème avec le même type de quatrain où le titre "Mes Petites amoureuses" est une corruption d'un autre des Flèches d'or "Les Petits amoureuses", et d'un autre côté, une sévère critique de Musset avec mise en boîte de son théâtre même : "les contes et les proverbes fadasses !" "ô la Coupe !" "Charmant, son amour ! En voilà, de la peinture à l'émail, de la poésie solide !"
Et, vu ce que je vais développer plus loin, il est bon de poursuivre la citation :
On savourera longtemps la poésie française, mais en France. Tout garçon épicier est en mesure de débobiner une apostrophe Rollaque, tout séminariste en porte les cinq cent rimes dans le secret d'un carnet. A quinze ans, ces élans de passion mettent les jeunes en rut ; à seize ans, ils se contentent déjà de les réciter avec cœur ; à dix-huit ans, à dix-sept même, tout collégien qui a le moyen, fait le Rolla, écrit un Rolla ! Quelques-uns en meurent peut-être encore. [...]
Je pourrais prolonger jusqu'au bout la citation des plaintes de Rimbaud sur le compte de Musset, mais c'est cette partie que je vais éclairer d'un jour nouveau dans quelques instants.
Il est clair que Rimbaud a dû lire un échantillonnage de comédies de Musset pour porter un tel jugement, mais on va voir qu'il a lu et Le Chandelier et le livret de La Chanson de Fortunio qui n'est pourtant pas de Musset, sauf que l'opéra-comique est inévitablement dédié à Musset, dont le poème est repris qui plus est.
Au passage, remarquons que Glatigny devient un candidat sérieux pour offrir des sources éclairant les images et expressions du poème "Ce qui retient Nina", et observons également que le poème "Mes Petites amoureuses" précède les récriminations contre Musset et sa "peinture de l'amour" dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871.
Parlons maintenant du sujet de la comédie. Dans les grandes lignes, cela ne semble pas devoir être rapproché du sujet du poème "Ce qui retient Nina". Il va falloir observer les choses de plus près.
Que signifie ce titre : Le Chandelier ? Il ne désigne pas un objet, mais un personnage, Fortunio lui-même. Fortunio va devoir jouer le rôle du "chandelier" et la moralité, c'est que celui qui a voulu allumer le chandelier va s'y brûler les doigts.
Un notaire, maître André, a appris d'un de ses clercs qu'un homme s'était rendu de nuit, par le balcon, chez sa femme Jacqueline. Le cocu veut une preuve, car il a encore de belles capacités à douter de ce qui lui arrive, et il souhaite traîner le coupable devant la justice. La pièce débute quand maître André se rend auprès de sa femme pour la réveiller, et, comme cette pièce a été publiée en 1835, quatre à cinq ans après la bataille d'Hernani, il faut moins s'étonner que rire de ce que maître André ne songe même pas à fouiller l'armoire où l'amant s'est réfugié. Ce rôle est offert à un capitaine Clavaroche, puisque, selon le portrait que la comédie dresse des femmes, elles en ont après l'uniforme militaire, et tout ce qu'il y a dans l'uniforme peut varier au gré des mouvements de garnisons. Pour obliger son épouse à se réveiller, le notaire songe carrément à l'asperger du contenu du pot de chambre. La pièce commence tout de même par une imitation du style de Molière de bonne facture avec un charme comique indéniable et lorsque maître André accuse sa compagne de le tromper, nous avons droit aussi à une plainte roucoulée sur la fin du sentiment amoureux du mari au bout de deux ans, sujet sur lequel on reviendra plus loin. Puis, la belle se moque superbement de son mari qui a eu la maladresse de la menacer d'un procès sur un bruit qu'il n'a pas vérifié :
[...] Quand un mari se fie à sa femme, il garde pour lui les mauvais propos, et quand il est sûr de son fait, il n'a que faire de la consulter. Quand on a des doutes, on les lève ; quand on manque de preuves, on se tait ; et quand on ne peut pas démontrer qu'on a raison, on a tort. [...]
La menace du jugement en justice se retourne rapidement contre le mari malhabile qui fond en demandes de pardon. On peut apprécier le comique de situation, dans la mesure où maître André évoque sa haine des garnisons, des soldats qu'on rencontre "à la promenade, au spectacle, au bal," j'ai envie d'ajouter "à la musique"..., sans se rendre compte qu'un capitaine est caché dans l'armoire. Il n'a même pas songé que l'amant n'était pas encore reparti de la nuit. Le fat de notaire finit par inventer une histoire absurde pour mettre un terme à la querelle : le balcon ne conduit pas directement à la chambre de l'épouse et c'est peut-être le voisin qui vient braconner la nuit dans les espaliers. Et maître André ajoute qu'il va mettre le jardinier "ce soir en sentinelle" et un "piège à loup dans l'allée", et il conclut : "nous rirons demain tous les deux." Enfin, voilà une scène rêvée par maître André qui a quelque chose du songe du poète faisant sa déclaration à Nina dans le poème "Ce qui retient Nina" de Rimbaud ! Le lien est ténu, mais dans la suite du dialogue d'apaisement maître André énonce encore ceci : "Tantôt, je réparerai tout cela ; nous irons à la campagne et je te ferai un cadeau. Adieu, adieu, je te reverrai." Ce "nous irons à la campagne" résonne superbement avec le discours du poète dans "Ce qui retient Nina", et il y a pour autre point commun l'incertitude sur les sentiments amoureux, malgré les affirmations formulées au futur simple de l'indicatif. Gardez-vous de considérer que les deux situations n'ont rien à voir et que, partant, la comparaison ne tient pas. Fortunio va être le relais pour que vous compreniez que quelque part maître André n'est pas différent du poète. Rappelez-vous l'extrait de la préface de Glatigny que j'ai déjà cité, ou mieux acceptez de suivre avec intérêt le développement de l'intrigue.
Fait comique important, c'est précisément sur ces paroles de raccommodement et cette invitation à se revoir bientôt et réconciliés que le mari se retire et permet à l'amant de sortir de sa cachette pour un nouveau tête-à-tête avec l'infidèle. Le capitaine Clavaroche est minimalement hâbleur comme à l'époque on s'imaginait un espagnol, on sent bien l'influence d'époque d'Hernani. Et pour détourner les soupçons, Clavaroche décide d'utiliser ce qu'il appelle "un chandelier", le mot étant en italique dans le texte. Face à l'incompréhension de Jacqueline, il se lance dans une explication (les crochets signalent des variantes ou ajouts éventuels au texte de la pièce] :
Nous appelions ainsi, au régiment, un grand garçon de bonne mine qui est chargé de porter un châle ou un parapluie au besoin ; qui, lorsqu'une femme se lève pour danser, va gravement s'asseoir sur sa chaise et la suit dans la foule d'un œil mélancolique, en jouant avec son éventail ; qui lui donne sa main pour sortir de sa loge, et pose avec fierté sur la console voisine le verre où elle vient de boire [; l'accompagne à la promenade, lui fait la lecture le soir ; bourdonne sans cesse autour d'elle ; assiège son oreille d'une pluie de fadaises]. Admire-t-on la dame, il se rengorge, et si on l'insulte, il se bat. Un coussin manque à la causeuse, c'est lui qui court, se précipite, et va le chercher là où il est ; car il connaît la maison et les êtres, il fait partie du mobilier, et traverse les corridors sans lumière. [Il joue le soir avec les tantes au reversi et au piquet. Comme il circonvient le mari, en politique habile et empressé, il s'est bientôt fait prendre en grippe.] Y a-t-il fête quelque part, où la belle ait envie d'aller ? il s'est rasé au point du jour, il est depuis midi sur la place ou la chaussée, et il a marqué des chaises avec ses gants. Demandez-lui pourquoi il s'est fait ombre, il n'en sait rien et n'en peut rien dire. Ce n'est pas que parfois la dame ne l'encourage d'un sourire, et ne lui abandonne en valsant le bout de ses doigts, qu'il serre avec amour ; il est comme ces grands seigneurs qui ont une charge honoraire et les entrées aux jours de galas ; mais le cabinet leur est clos ; ce ne sont pas leurs affaires. En un mot, sa faveur expire là où commencent les véritables ; il a tout ce qu'on voit des femmes, et rien de ce qu'on en désire. Derrière ce mannequin commode se cache le mystère heureux ; il sert de paravent à tout ce qui se passe sous le manteau de la cheminée. Si le mari est jaloux, c'est de lui ; tient-on des propos ? c'est sur son compte ; [c'est lui qu'on mettra à la porte un beau matin que les valets auront entendu marcher la nuit dans l'appartement de madame ; c'est lui qu'on épie en secret ; ses lettres, pleines de respect et de tendresse, sont décachetées par la belle-mère ;] il va, il vient, il s'inquiète, on le laisse ramer, c'est son œuvre, moyennant quoi, l'amant discret et la très innocente amie, couverts d'un voile impénétrable, se rient de lui et des curieux.
J'ai cité cette réplique dans son intégralité. Le poète dans "Ce qui retient Nina" ne joue pas, que nous sachions, le rôle d'un tel "chandelier", il n'en reste pas moins que le rapprochement jette un jour sinistre sur les inquiétudes amoureuses du poète qui ne sait quels sont les sentiments réels de Nina. Observez aussi que le mari, pourtant authentiquement cocu comme nous le savons maintenant, s'est promis de rire avec sa femme de cette histoire le lendemain : "nous rirons demain", tandis qu'ici "l'amant discret" et celle qui est ironiquement nommée "la très innocente amie" vont rire de ce niais de chandelier, des amateurs de commérages et même si ce n'est pas dit du mari à cornes.
On sait qu'il existe un débat au sujet de la fin du poème "Ce qui retient Nina". Celle-ci prend la parole au dernier vers pour exprimer une objection. Dans la version remise à Izambard, sa réplique est : "- Mais le bureau ?", et dans la version manuscrite fournie à Demeny, nous avons une variante : "- Et mon bureau ?" Le mot "bureau" a plusieurs sens, mais la première idée qui vient à l'esprit c'est celle d'un lieu de travail ou d'un travail. Précisons que dans la comédie Le Chandelier maître André est un notaire, plusieurs personnages sont des clercs parmi lesquels Fortunio, et il est à un moment donné question du bureau comme lieu de travail de Fortunio. Toutefois, sans être un spécialiste du travail des femmes au dix-neuvième siècle, on imagine mal une femme, qui, en plus, répond au nom assez frivole de Nina, travailler dans son bureau, et on ne voit pas non plus pourquoi son travail dans un bureau l'amènerait à rejeter un projet amoureux. Le poète n'a pas parlé de départ. Or, dans un poème antérieur, qui s'inspire de Glatigny et dont des versions manuscrites furent remises tant à Izambard qu'à Demeny, Rimbaud a employé le mot "bureaux" pour désigner des personnes : "Les gros bureaux bouffis traînent leurs grosses dames[.]" Il devient de plus en plus sensible que Nina a un amant qui l'entretient, un notaire par exemple. Et plus tôt dans "Ce qui retient Nina", le poète invite son amoureuse à rire de son amant, et on peut penser que, vu le caractère équivoque de l'expression, le poète parle de lui-même en tant qu'amant. La belle rirait de lui, les cheveux dans les yeux, les joues rosissant. Mais un autre sens peut s'imposer : celui de rire à l'amant attitré de la belle. Cette lecture plus ambiguë de "Ce qui retient Nina" est soutenue depuis longtemps par plusieurs rimbaldiens, et je m'inscris dans cette optique, mais elle ne fait pas l'unanimité. Beaucoup de lecteurs veulent penser que Nina n'est pas infidèle, mais prosaïque : elle songe à son gagne-pain, le bureau où elle travaille et qui lui fait gagner de quoi vivre. Beaucoup de lecteurs sont convaincus que la rhétorique du poète suppose un sincère amour réciproque avec des conceptions assez pures. En effet, si le poète rit avec la belle de l'amant officiel, cela le rend lui-même assez suspect. J'estime depuis longtemps que la bonne lecture du poème consiste à désidéaliser aussi bien la belle que le poète, et l'exploration d'une source au poème dans une telle pièce de Musset conforte nettement cette thèse de lecture. Je rappelle que Fortunio n'est pas encore entré en scène, qu'il faudra ensuite se reporter au texte d'un opéra-comique d'Offenbach, et c'est à ce moment-là que le rapprochement entre "Ce qui retient Nina" et les aventures de Fortunio et sa chanson prendra toute sa dimension.
Et ainsi aux propos cyniques de son amant, voici ce que répond Jacqueline, la question qu'elle formule et la réponse qu'elle reçoit :
JACQUELINE.Je ne puis m'empêcher de rire, malgré le peu d'envie que j'en ai. Et pourquoi à ce personnage ce nom baroque de chandelier ?CLAVAROCHE.Eh ! mais c'est que c'est lui qui porte la...JACQUELINE.C'est bon, c'est bon, je vous comprends.
Face aux réticences de Jacqueline devant une telle rouerie, Clavaroche lui parle de se sortir d'une situation embarrassante en sacrifiant quelqu'un qui ne leur est rien : "Un amoureux n'est pas un amant."
Dans l'urgence, Jacqueline est invitée à choisir parmi les trois clercs qui travaillent pour son mari et on apprend rapidement qu'il en est un qui est déjà réellement amoureux de Jacqueline, Fortunio. Lui n'aurait pas dénoncé comme Landry, il aurait préféré être l'oiseau matinal qui avertit le couple adultère du danger, ce que Guillaume son interlocuteur qualifie de "fredaines".
Pour une rare fois, Jacqueline descend dans le jardin, en se disant que les prunes seront belles cette année, ce qui a de quoi faire plaisir à Daudet, et elle cherche à s'approcher de sa future dupe, Fortunio. J'observe en passant que la servante s'appelle Madelon, détail qui sera moins insignifiant qu'il n'y paraît quand je traiterai de l'opéra-comique. Il faut d'ailleurs préciser que pour approcher les clercs Jacqueline demande à Madelon s'ils lui font la cour et lequel lui plaît le plus. Les indices s'accumulent d'un intérêt dissimulé et inconscient de Jacqueline pour Fortunio. Elle identifie en lui "un petit air innocent" et puis la servante lui explique qu'elle a bien vu que depuis longtemps Fortunio n'a d'yeux que pour Jacqueline et qu'il en est amoureux. J'ai bien aimé la comparaison suivante pour justifier que le clerc regarde la femme de son patron : "Un chien regarde bien un évêque, et il y en a qui disent que l'évêque n'est pas fâché d'être regardé du chien." On apprend que Fortunio est non seulement un clerc dans une étude de notaire, mais qu'il est le fils d'un joaillier : "son père est un riche orfèvre." Il s'agit d'un argument important qui permet de justifier la possibilité d'un amour adultère entre Fortunio et Jacqueline, ce qui pourrait bien ne pas avoir échappé à l'attention de Rimbaud, et encore une fois l'opéra-comique permettra de relier cela à ce que dit Rimbaud des imitateurs de "Rolla" dans sa lettre à Demeny du 15 mai 1871.
Jacqueline se débrouille enfin pour être seul avec Fortunio dans le jardin et elle n'a pas encore expliqué ce qu'elle souhaitait que Fortunio lui clame : "Quoique bien jeune, je mourrais de bon cœur pour vous rendre service." Il faut songer ici une première fois à la citation faite plus haut de Glatigny : "Fortunio dit : j'en mourrai ! avec conviction." Et comme Jacqueline est hésitante, Fortunio insiste : "Je ne puis que répéter mes paroles : je mourrais de bon cœur pour vous." Fortunio fait assaut de galanteries. Face à la beauté, il est la jeunesse qui aime avec sincérité. Avec des manières et des procédés indirects, Jacqueline explique enfin à Fortunio qu'une femme au mari jaloux, qui est elle-même, a un irrépressible besoin de dépenses dans les boutiques, mais pour échapper au contrôle de son mari elle veut employer un homme qui aura, bien évidemment, du goût, et qui fera les boutiques pour elle. Cet homme aura un libre accès aux appartements de cette femme dans ce commerce secret :
[...] Il faudrait qu'un soir, je suppose comme ce soir s'il faisait beau, il sût trouver la porte entr'ouverte et apporter un bijou furtif comme un hardi contrebandier. Il faudrait qu'un air de mystère ne trahît jamais son adresse ; qu'il fût prudent, leste et avisé ; qu'il se souvînt d'un proverbe espagnol qui mène loin ceux qui le suivent : "Aux audacieux Dieu prête la main."
Et cela se finit précipitamment
L'amie, c'est moi ; le confident, c'est vous ; la bourse est là au pied de la chaise.
Elle se retire, et Guillaume et Landry rejoignent Fortunio, le second s'écriant : "Il y a de l'ouvrage sur ton bureau. Que fais-tu là hors de l'étude ?"
Je me suis longuement étendu sur le premier acte, nous pouvons traiter plus rapidement des deux premières scènes du second. Le capitaine Clavaroche fait un cours comique sur les contrariétés de ses amours de libertin, il persifle Jacqueline quant à l'efficacité avec laquelle elle a enrôlé le pauvre Fortunio, ce qui lui vaut comme réplique qu'elle n'a fait que ce que lui a voulu initier, car évidemment il y a une logique misogyne qui point de manière malséante dans les propos de Clavaroche. Le problème, c'est que maître André n'a pas pris en grippe Fortunio pour les services qu'il rend à Jacqueline. Il faudrait précipiter les choses. En attendant, les deux autres clercs savent que l'amant est encore venu, qu'on se rit de leur maître et il vont en discuter sur la promenade. L'action de la scène trois qui se déroule dans la salle à manger va être l'occasion d'entendre la chanson sur scène. On entend dans la bouche de maître André le premier vers d'une chanson paillarde : "Amis, buvons, buvons sans cesse..." Clavaroche en profite pour rebondir et inviter Fortunio à chanter et avec perfidie, il lui dit :
N'avez-vous pas encore, monsieur Fortunio, adressé de vers à madame ? Voyez, l'occasion se présente.
Et Fortunio se met alors à chanter ce fameux poème dont Rimbaud a repris la strophe dans "Ce qui retient Nina", puis "Mes Petites amoureuses" :
Si vous croyez que je vais dire,Qui j'ose aimer,[...]
Ceux qui n'ont lu que les seules poésies de Musset découvrent ici un autre horizon de signification au poème.
Evidemment, ce fut suffisamment subtil pour ne pas que maître André comprenne de quoi il retourne, tandis que Jacqueline qu'on sait rêveuse depuis le début du stratagème est conquise par le charme galant de ce petit morceau. Toutefois, son jeu pervers se maintient, elle lui parle de ses affaire et lui donne rendez-vous dans sa chambre. Fortunio est alors convaincu d'être aimé. Il ignore qu'on l'utilise, mais il ne se trompe sans doute pas complètement : "Lorsque j'ai chanté tout à l'heure, comme j'ai vu briller ses yeux !" Dès que Jacqueline arrive, il reformule son dévouement : "[...] et je ne vis que pour vous servir." Et à la demande mutine de Jacqueline sur la chanson, il répond encore : "Elle est faite pour vous, madame ; je meurs d'amour, et ma vie est à vous." Jacqueline répond très finement : "Vraiment ! je croyais que votre refrain défendait de dire qui on aime." Fortunio déclare un amour qui dure déjà depuis deux ans et où il est toujours question de vie et de mort : "je vivais de l'ombre de votre vie." Il prend Dieu à témoin : "Dieu sait que ma douleur est vraie, et que je vous aime à en mourir." Il convient de citer aussi ses prétentions à une intense sincérité, puisque le son de cloche sera différent dans l'opéra-comique : "Qui m'aurait appris à tromper ? Je suis un enfant né d'hier, et je n'ai jamais aimé personne, si ce n'est vous qui l'ignoriez." Et la surprise, c'est que, en le faisant sortir, Jacqueline lui lâche un "je vous aime" en retour.
Le problème, c'est que Fortunio ne s'éloigne pas et va entendre Jacqueline et Clavaroche comploter ensemble sur son compte.
Un des aspects importants de ce deuxième acte, c'est combien Jacqueline parle peu en présence de Clavaroche. Elle répondait par plusieurs monosyllabes "oui" ou "non" à la scène 1 et ici elle laisse un certain temps Clavaroche parler tout seul pendant que Fortunio caché comprend qu'il a été joué. Il comprend que Clavaroche est l'amant de Jacqueline et il entend sur son compte les propos les plus cyniques : "Sans évincer tout à fait le jeune homme, on peut le tenir en haleine, mais d'un peu loin, et le mettre aux lisières. Si les soupçons de maître André lui revenaient jamais en tête, eh bien ? alors, on aurait à portée votre M. Fortunio, pour les détourner de nouveau."
Arrive enfin le troisième acte. Si au cours du deuxième acte, maître André a grossièrement tenté de faire croire qu'il ne soupçonnait plus du tout sa femme, il va de soi que c'était dans l'intention malhabile de mieux la piéger. Mais, la servante avertit sa maîtresse d'une embuscade prévue pour la nuit à venir. Clavaroche monte d'un cran dans la goujaterie, il propose à Jacqueline de céder ses moments de plaisir à Fortunio pour qu'il soit pris à sa place. Jacqueline étant horrifiée, il se rétracte quelque peu, il n'est question que de dire la vérité sous un faux-jour. Fortunio se fera surprendre dans la chambre de Jacqueline, mais elle aura beau jeu de dire que réellement il ne vient là que pour affaires, même si l'heure du rendez-vous a quelque chose d'invraisemblable. L'idée du rendez-vous est finalement déplacée dans le jardin. Ce qu'ils ignorent, c'est que Fortunio sait tout de leur hardi stratagème et s'est isolé pour se plaindre de la tromperie en amour et même plus de l'exploitation cynique du sentiment amoureux ingénu. Le monologue se poursuit, avec un certain déploiement rhétorique, pour aboutir à une conviction qui résiste selon laquelle une femme ne peut être traître à ce point. Il est convaincu que quand elle dit "je vous aime", cela veut dire qu'elle l'aime, ce qui n'est pas complètement faux dans l'économie de la pièce. Toutefois, bien que conscient qu'une embuscade est tendue, il décide d'aller à la rencontre de Jacqueline. Ils ne se feront pas surprendre dans la mesure où maître André les attend dans l'étude, quand Fortunio va se rendre directement dans la chambre de Jacqueline. J'ai trouvé cet évitement un peu bancal, mais la pièce est ainsi faite. Dans sa chambre, Jacqueline exprime ses remords. Fortunio se présente devant elle, elle parle de déchirer le billet, puis elle demande le texte écrit de la chanson, puis qu'il la chante. Il s'y dérobe et, soudain, révèle avec reproche qu'il sait tout de la perfidie. Petit à petit, la demande de pardon de Jacqueline tourne en aveu amoureux. La scène finale réunit maître André le notaire cocu, Clavaroche l'amant, Jacqueline et Fortunio le chandelier. Mais Clavaroche comprend comme il le dit en aparté qu'il est en passe de devenir le nouveau maître André et il presse Jacqueline de virer le clerc, laquelle joue du comique de répétition : "Je fais ce que vous m'avez dit." Et maître André qui s'ignore deux fois cocu s'écrie : "Oui ! aux amours de Fortunio !"
Pour l'instant, les liens sont encore un peu faibles avec le poème "Ce qui retient Nina", mais l'opéra-comique d'Offenbach nous fait une suite qui s'inspire quelque peu du cas de Figaro dans le théâtre de Beaumarchais. Dans la comédie de Musset, Fortunio est l'amoureux sincère qui finit par humilier l'amant perfide Clavaroche, tandis que le patron de Fortunio était dans le rôle du mari trompé. Dans La Chanson de Fortunio, le troisième clerc est devenu un avocat plutôt âgé, ce qui, au passage, permet de ne faire aucun cas de Jacqueline qui n'apparaît pas dans cette nouvelle intrigue, et le vieux barbon, comme sorti d'une comédie de Molière, est marié à la très jeune Laurette. Pétrarque affectionnait parfois ce diminutif pour sa Laure avignonnaise, mais l'emploi du diminutif est quelque peu connoté ici. Toutefois, il s'agit bien d'une suite à la précédente pièce et la même "Chanson de Fortunio" est au cœur de l'intrigue. Dans un premier temps, Fortunio a conscience d'être passé de l'autre côté de la barrière, il veut donc prévenir le cocufiage. Il ne propose pas à une Nina une promenade qui "sera bien", il lui propose un mur avec pour empêcher de le passer du verre et de quoi abîmer les mains. Comme Jacqueline à maître André, Laurette reproche à son mari que le temps des mots doux est terminé, il ne fait plus que des reproches. Puis, Laurette lui demande si ce ne sera pas bien laid un grand mur nu, et lui répond : "J'ornerai le haut de tessons de bouteilles... vous savez de tessons qui miroitent au soleil, et de petites broussailles de fer disposées comme cela... C'est très-joli..." On ne peut pas dire que ce livret d'opéra-comique fasse dans la finesse. Les clercs arrivent à leur tour avec leur chanson à boire et il se moque d'un certain Valentin qui va jouer le rôle du jeune amoureux sincère dans l'intrigue. Ces clercs parlent de leurs amoureuses et apparaissent de premiers surnoms de grisettes : Fanchon, Suzon et Toinon, où on reconnaît la construction avec le diminutif en "-on" de Ninon. Et au milieu de ces échanges grivois, Friquet apprend à ses camarades l'histoire de Fortunio et de sa chanson lorsqu'il était jeune, et il la déforme : "Il a eu une jeunesse de pacha dévergondé !" Et la clef de la réussite de Fortunio tenait dans une chanson exceptionnelle qui faisait chavirer toutes les femmes, sauf que cette chanson ils aimeraient bien mettre la main dessus à leur tour maintenant. Ils ne la connaissent pas et comprennent que leur maître ne s'en sert plus non plus : "Depuis qu'il est marié, il ne la chante plus et il était seul à la savoir." Et les clercs se plaignent que, malgré ce passé, Fortunio ose dire que la jeunesse ne respecte rien. Notez que dans la comédie de Musset il était question à plusieurs reprises de la promenade et que j'aurais pu citer un autre passage où Fortunio depuis deux ans suivait Jacqueline sur la promenade. Ici, nous avons quelque peu une idée du vers "On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans[,]" dans la bouche de vieux censeurs aigris. Plus discret, Valentin n'a pas perdu une miette de cette discussion sur la chanson ("Je pense à cette chanson qui fait aimer"), une chanson que les clercs nomment même un talisman. Réjouis, les clercs entament alors une chanson "La ronde des clercs" qui oppose Fortunio entre Autrefois et Aujourd'hui. Et le mot "patron" sert à la désigner, tandis que le portrait physique dégénère : "Aujourd'hui, il veut que tout soit chauve autour de lui", "Autrefois, il n'avait pas le menton dans le ventre".
Valentin avoue à Friquet qu'il aime Laurette, sans oser lui parler, et c'est là que la chance leur sourit, puisque Fortunio leur refile pour le travail toute une paperasse qui vient de son prédécesseur maître André et dans laquelle s'est égarée une copie de la chanson. On a droit à une partition assez particulière qui commence par un chant de texte administratif et se poursuit par les célèbres vers de Musset. Les clercs s'époumonent, la partition se poursuivant : "Toutes les femmes sont à nous", et défilent les prénoms Fanchon, Suzon, Louison, Madelon, car grâce à la "chanson du bon patron", ils les verront toutes à leurs genoux. Et même Laurette, ils l'auront. Fortunio arrive et les surprend en train de s'amuser : "Ah ! mes petits drôles... C'est ainsi qu'on travaille !". Fortunio a aussi des soupçons sur Valentin, puisqu'il se dit en aparté : "On ne m'ôtera pas de la tête qu'il est l'auteur des bouquets et le dessinateur des pas nocturnes." La scène s'inspire de L'Avare de Molière, puisque Fortunio veut voir les escarpins du jeune homme et Fortunio formule sa petite maxime : "la jeunesse est audacieuse, mais la maturité est clairvoyante". Loin d'être un sincère innocent, le Valentin est de la pire mauvaise graine, puisque, pour séduire la femme de son patron, il ne se permet pas n'importe quelle imposture : il vole à son concurrent son talent pour illusionner sa proie sur son mérite ! Pour le dire autrement, il va faire entendre à Laurette qu'il est plus amoureux, puisque contrairement au patron il peut produire un tel poème amoureux, quand, en réalité, seul le vieux patron a eu le mérite de cette invention. C'est du vol particulièrement caractérisé ! Il vole son patron et il se sert de ce vol pour voler quelque chose de plus important au même patron et en passant l'humilier. Mais, sans s'attarder sur le cas psychologique de Valentin, avant lui, Friquet a essayé la chanson auprès de Babet, et il subit un échec dont la trivialité vaut la peine d'être comparée à certains passages de "Ce qui retient Nina" :
[...] Cinq fois de suite, j'ai entonné avec tout ce que j'ai pu trouver de larmes dans ma voix le fameux chant d'amour du patron... Bernique c'était comme si je chantais... Enfin, à la sixième reprise, Babet, l'œil en feu, se retourne vers moi, je la crois électrisée ; elle prend cette casserolle qui chantait sur le feu, (nous chantions tous les deux) et me la plante sur la tête en me disant : Je m'en moque pas mal du nom de celle que vous aimez ! allez donc faire vos confitures, non vos confidences ailleurs...
Friquet parvient à éloigner Fortunio, lequel est un peu méfiant, mais pas assez, et Valentin qui n'ose pas se déclarer récite le poème à Laurette, sauf que celle-ci, tout comme Babet, n'y voit pas finesse : "Mais elle ne voit donc pas combien vous l'aimez ?" Fortunio semble alors revenir à temps. Il voit le clerc en présence de Laurette, mais maladroitement en dénonçant le complot contre lui il révèle à son épouse que l'homme qui chantait des barcaroles d'amour pour elle c'était Valentin, ce qui ne lui déplaît pas. Les clercs arrivent alors en chantant le "talisman" et Fortunio se rend comtpe qu'il a été joué également par Friquet.
Il n'y a rien de la faute de Musset au livret de Crémieux et Halévy, d'autant qu'il est décédé quatre ans auparavant en 1857, mais on peut penser que le réemploi par Offenbach des personnages de Musset a eu un effet désastreux sur la perception de Rimbaud des histoires d'amour à la Musset. Ce qui invite à le penser, c'est la caractérisation sévère de ceux qui déroulent du "Rolla" dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871 : "garçon épicier", "séminariste", "tout collégien qui a le moyen", la galerie se rapproche des métiers de clercs, avocats et notaires. Rimbaud qualifie également le genre du "Rolla" comme une facilité poétique de la jeunesse, ce qui est un peu l'idée, toutefois peu logique, de l'opéra-comique. Il faut être jeune pour trousser un tel poème, mais l'employer permet de si pas suborner toutes les femmes, du moins de séduire autrement efficacement. Quand Rimbaud écrit : "Quelques-uns en meurent peut-être encore[,]" il est difficile de ne pas songer à un extension avec la "Chanson de Fortunio" puisque, dans Le Chandelier, Fortunio n'a de cesse d'annoncer qu'il souffre au point d'en mourir. Plus haut, je n'en ai pas fait le relevé exhaustif. Plus que les textes de Musset, le livret de l'opéra-comique d'Offenbach correspond à l'idée d'une poésie de jeunes en rut. L'idée aussi des rimes conservées dans un carnet tenu par le séminariste, dans la lettre à Demeny, entre en résonance avec le texte de sa chanson que Fortunio a tenu secret si longtemps. Dans l'opéra-comique, on peut concevoir que le poème est plutôt une allégorie d'un sentiment authentique, ce qui explique cette semi-invraisemblance selon laquelle le vieux Fortunio ne peut plus en avoir l'usage et selon laquelle ce poème irait de pair avec la sincérité de ceux qui se l'approprient pour le déclamer. Mais on n'est pas obligés de chercher à justifier l'opéra-comique sur un plan symbolique.
En étudiant de plus près les deux pièces, on voit que la "Chanson de Fortunio" va de pair avec les noms de grisettes : Nina, Ninon, Fanchon, etc. On a bien autour de la chanson une idée de sincérité à révéler dans un combat contre des apparences inquiétantes, contre le mensonge en amour. Comme dans "Mes Petites amoureuses", nous constatons une opposition entre un passé et un présent, même si les discours développés sont différents. J'ai oublié peut-être de citer aussi la religion. Dans Le Chandelier, pour se convaincre que Jacqueline l'aime malgré le complot, malgré la duperie, il prend à témoin qu'elle croit en Dieu et qu'elle pratique la charité. Dans l'opéra-comique, Fortunio demande à Valentin s'il croit à l'immortalité de l'âme, et à la réponse que oui il fait entendre qu'il faut craindre l'éternité des peines pour les crimes commis dans cette vie.
Il devient de plus en plus évident que la "Chanson de Fortunio" est bien le modèle poétique suivi par Rimbaud dans "Ce qui retient Nina" et dans "Mes Petites amoureuses", que cela a été fait à dessein, et qu'il est loisible de chercher d'autres sources aux deux poèmes de Rimbaud dans les textes de Musset, citons pour commencer la pièce "A Ninon" et même tous les poèmes de Musset où il est question de Ninette ou Ninon. Il devient aussi sensible que le poème "Ce qui retient Nina" doit se lire autant que "A la Musique", "Vénus Anadyomène", "Tête de faune", "Mes Petites amoureuses", à la lumière des écrits de Glatigny. Et par certains détails, les textes de Musset et de Glatigny sont à l'origine d'idées clefs du poème "Roman" composé à Douai à la fin du mois de septembre 1870. Du côté de Glatigny, j'ai quelques idées à relancer, mais je pense que je peux arrêter là, l'idée d'une référence à la "Chanson de Fortunio" avec quelques points d'ancrage dans la comédie Le Chandelier et l'opéra-comique La Chanson de Fortunio est désormais clairement actée au sujet de "Ce qui retient Nina" et "Mes Petites amoureuses".
Petit complément. L'édition 1912 du livre Les Strophes de Martinon se trouve sur le site Gallica de la BNF. Rimbaud n'est cité à la marge que deux fois pour des illustrations minimales : Le Bateau ivre et Les Effarés.
RépondreSupprimerEn revanche, aux pages 151-152, voici qui confirme bien la valeur de référence de la "Chanson de Fortunio" :
"En revanche, le XIXe siècle en a fait grand usage depuis que Musset a écrit, à l'imitation des romances chantées de son temps, sa fameuse 'Chanson de Fortunio' pour 'Le Chandelier' : [citation du premier quatrain.] / Le même Musset a encore écrit dans ce rythme 'Le Mie Prigioni' [...] V. Hugo [...] a employé plusieurs fois celui-là [en particulier 'Châtiments' : huitains et refrain 'Petit, petit'] [Banville aussi] et note 2 de bas de page qui ajoute : Sully-Prudhomme, Verlaine, Theuriet, Mme de Noailles. Theuriet, je le travaille en ce moment avec Déroulède, Impressions à la Guerre de Prudhomme, etc.