samedi 19 décembre 2020

Retour sur la prolifération des sonnets irréguliers, des rondeaux et des triolets au dix-neuvième siècle

Il s'agit ici d'une étude décontractée avec un effort de recension. Je ne vais pas définir ce qu'est un rondeau, un rondel ou un triolet. Et je ne vais pas étudier les origines historiques de ces formes. Pour l'instant, je me lance dans mon étude de manière empirique. Je connais bien sûr les poèmes de Charles d'Orléans, de Clément Marot, et le problème d'instabilité de ces formes fixes.
Je vais aussi très allusif sur les éléments de contexte.
En gros, la poésie romantique française commence avec Les Méditations poétiques de Lamartine en 1820 et l'autre grand poète romantique au départ est peut-être plutôt Alfred de Vigny que Victor Hugo. La poésie romantique naît réellement avec Lamartine et Vigny. Lamartine a publié Les Méditations poétiques en 1820, nous aurons ensuite un recueil inégal de Nouvelles Méditations poétiques et un poème sur La Mort de Socrate. Les deux autres livres majeurs de Lamartine viendront plus tard Jocelyn et les Harmonies poétiques et religieuses, recueil qu'on oublie souvent de citer, alors qu'il est le second grand recueil poétique de Lamartine. A côté donc des Méditations poétiques et de La Mort de Socrate, Vigny a joué un rôle capital sur deux plans. Premièrement, il a joué un rôle capital au plan de la versification. Deuxièmement, Vigny part de sujets mythiques ou bibliques liés à l'Antiquité, mais il y a une pensée particulière qui s'affirme et Eloa est certainement une étape importante de l'émergence d'un courant romantique dans la poésie française. Les premiers recueils et les premières poésies d'Hugo n'avaient pas ce relief de renouvellement de la poésie et il faudra attendre les Orientales et Cromwell pour qu'Hugo devienne le moteur de la poésie romantique française.
Vigny est le premier poète romantique à assouplir les césures, c'est lui qui a incité Hugo à banaliser le recours aux trimètres, c'est Vigny qui a repris à Chénier l'art de pratiquer le rejet des épithètes et des compléments du nom ou des compléments du verbe.
En revanche, au plan des strophes, les trois créateurs de la poésie romantique française ne pratiquent pas ou guère le genre du sonnet. Ils ne pratiquent pas non plus les formes anciennes. Ils se moulent dans des représentations classiques, Hugo publie des odes, et ils affectionnent à la manière des classiques du dix-huitième les strophes très élaborées, des strophes d'un grand nombre de vers, dix ou plus, qu'on peut subdiviser en quatrains, sizains, etc. Vigny va d'ailleurs mettre au point une strophe de sept vers qu'il privilégiera dans ses compositions tardives du recueil Les Destinées.
Vigny a pratiqué un vers assoupli en fait de césures sur le modèle d'André Chénier, éventuellement de Rouher, Malfilâtre et quelques autres poètes de la fin du dix-huitième siècle, mais cet assouplissement va être comparé aux vers plus souples antérieurs au classicisme. Mathurin Régnier sera opposé à Malherbe, et on va considérer qu'on a fait revivre la poésie de Ronsard. Il y a une erreur d'analyse à ce sujet, puisque, en réalité, Ronsard et du Bellay s'inscrivaient dans un mouvement de régularisation qu'ils promouvaient eux-mêmes et qui allaient aboutir aux règles du classicisme. Mais, peu importe.
Sainte-Beuve, Deschamps et quelques autres vont s'intéresser à la poésie du XVIe siècle et aux derniers rebelles au classicisme comme Mathurin Régnier. Sainte-Beuve est également sensible à la littérature anglaise et il va notamment imiter des sonnets anglais, lesquels n'ont pas la même organisation formelle qu'en France.
Dans ce contexte, un très jeune poète fait son apparition sur le devant de la scène, Alfred de Musset. Celui-ci doit énormément à Lamartine et à Hugo, ce qui est parfois étrangement minimisé. Cependant, Musset pousse très loin le non respect de l'harmonie des strophes et il aime beaucoup désorganiser la distribution des rimes. A ses tout débuts, Gautier pratique lui aussi des sonnets assez désorganisés. Un peu comme Vigny, Gautier va refouler cette tendance de sa jeunesse par la suite. Musset est ainsi un cas à part. Bien que plus jeune, et publiant neuf ans après Lamartine, Hugo et Vigny en gros, il est celui qui a pu intégrer la liste très fermée des quatre grands romantiques français. Musset fait pourtant partie de la génération de Gautier et Nerval. Musset partage avec Sainte-Beuve le fait de publier un certain nombre de sonnets, mais Sainte-Beuve restera un romantique mineur.
Maintenant, j'en viens à mon sujet. Musset a publié pas mal de poèmes plus légers, des chansons ou des poèmes d'amour à Ninon, etc. Il est connu pour ce fait-là. Et justement, je trouve capital d'identifier dans le poème "Ce qui retient Nina" de Rimbaud une allusion explicite à Musset par le nom "Nina" et une allusion par la forme du quatrain à la "Chanson de Fortunio", et précisément la "Chanson de Fortunio" côtoie un poème intitulé "A Ninon" dans les Poésies nouvelles de Musset. Je précise que Fortunio est mentionné par Glatigny dans sa préface à la réédition des Vignes folles en 1870, celle que Rimbaud a eue entre les mains bien évidemment : "Hélas ! je n'ai jamais été Fortunio." C'est dans ce cadre-là que Musset va accomplir deux faits poétiques qui m'intéressent énormément quant à "Poison perdu" et quand au problème de l'usage des formes anciennes au dix-neuvième siècle.
Premièrement, j'ai déjà insisté sur le fait que les tercets de "Poison perdu" ont une organisation rimique rarissime. Ils sont sur deux rimes, ce qui fait monter en flèche leur indice de rareté, ils ne sont pas composés en trois distiques ABABAB, et ils n'ont pas non plus la fantaisie de faire une rime par tercet genre AAA BBB. "Poison perdu" n'opte pas non plus pour une distribution inégale qui soulignerait par en-dessous la référence aux deux modèles canoniques : AAB AAB (référence au AAB CCB) ou AAB ABA (référence au AAB CBC traditionnel). Non, on a trois rimes en A, trois rimes en B, mais leur distribution ne reflète aucune symétrie. Ce genre de distribution asymétrique n'apparaît jamais dans les sonnets, mais il faut tout de même étudier le cas des poèmes en sizains, il y a des cas plus capricieux dans les poésies de Musset et Banville. Ceci dit, on va avoir dans "Poison perdu" le modèle ABB AAB et un autre modèle pourrait lui faire cortège, le modèle inverse AAB ABB. On peut aussi avoir un modèle ABA ABB. En voici une illustration dans les Poésies nouvelles de Musset : "A Alf. T." sonnet daté de "Bury, 10 août 1837". A ce moment-là, Catulle Mendès est loin encore d'avoir publié son recueil Philoméla où les tercets sont rimés en distiques ABA BAB à la manière de Pétrarque. Pétrarque, c'est un poète du Moyen Âge ou du début de la Renaissance italienne, si les deux points de vue sont admis comme n'étant pas incompatibles, mais je trouve important de noter que, malgré les hérésies de Musset dans la distribution des rimes le modèle ABA BAB que réintroduira Catulle Mendès est inexistant dans la poésie française du dix-neuvième siècle avant 1861, du moins d'après toutes les données qui nous sont parvenues.
Le sonnet de Musset a des tercets sur deux rimes, mais cela ne dessine pas une suite symétrique, dont l'organisation du moins serait limpide.

Qu’il est doux d’être au monde, et quel bien que la vie !
Tu le disais ce soir par un beau jour d’été.
Tu le disais, ami, dans un site enchanté.
Sur le plus vert coteau de ta forêt chérie.

Nos chevaux, au soleil, foulaient l’herbe fleurie ;
Et moi, silencieux, courant à ton côté,
Je laissais au hasard flotter ma rêverie ;
Mais dans le fond du cœur je me suis répété :

— Oui, la vie est un bien, la joie est une ivresse ;
Il est doux d’en user sans crainte et sans soucis ;
Il est doux de fêter les dieux de la jeunesse,

De couronner de fleurs son verre et sa maîtresse,
D’avoir vécu trente ans comme Dieu l’a permis,
Et, si jeunes encor, d’être de vieux amis.
Appréciez certains faits. La mention à la rime "d'été" au vers 2 apparaît au vers 3 de "Poison perdu", et du coup une quadruple rime en "-té" rapproche les deux poèmes. Cela peut être considéré comme aléatoire, mais je le relève quand même, décidé à ne rien laisser en plan que je suis. Ensuite, dans les quatrains, nous avons une rime féminine en "-ie" qui va céder la place à la rime masculine équivalente en "-is". Nous avons un fait similaire dans "Poison perdu", puisque la rime masculine en "-(t)é" cède la place à la rime féminine correspondante en "-ée". Je ne m'attarde pas ici sur la consonne d'appui.
Sur un autre plan d'analyse, le sonnet de Musset a des quatrains conçus sur les deux mêmes rimes, mais la forme strophique change. Nous passons d'un quatrain à rimes embrassées ABBA à un quatrain à rimes croisées ABAB. Ensuite, les tercets ont la forme ABA ABB. On sait que Sainte-Beuve en imitant les sonnets anglais a développé une distribution des tercets avec un distique final de rimes plates. Nous pourrions sur le modèle hybride de Sainte-Beuve identifier dans les tercets de Musset une succession quatrain à rimes croisées et distique. Toutefois, cela ne marche pas, car une rime en "-is" se retrouverait isolée dans le prétendu quatrain. Par ailleurs, les deux quatrains n'ont pas suivi le même modèle.
L'idée, c'est que le sizain de Musset ne peut pas être divisé en sous-groupes.
En considérant la rime en "is" comme la rime fondamentale du sizain, on peut à la limite voir un découpage en 231. Un distique et un tercet comme pour former un quintil, mais avec un prolongement immédiat d'un vers. Le sonnet de Musset a un petit côté excentrique, et dans les Poésies nouvelles ce sonnet est nettement voisin, comme on peut le vérifier avec une Table des matières, des autres poésies légères de Musset, des chansons, de la Chanson de Fortunio et du poème "A Ninon" notamment, ainsi que d'imitations d'Horace. Et il sera facile de rapprocher tous ces poèmes des rondeaux qui viennent un peu plus loin dans le recueil. On a donc un vaste ensemble de formes poétiques qui a des valeurs et des fonctions similaires dans l'économie du recueil de Musset.
Pour des raisons qui peuvent être accessoires, les sonnets aux tercets sur deux rimes avec toutes sortes d'organisations diverses ont pullulé, mais étrangement "Poison perdu" adopte une forme que les parnassiens n'ont jamais exploité apparemment, qui n'a qu'un emploi chez Musset, avec le sonnet "A M. Régnier, de la Comédie-Française, après la mort de sa fille", et qui n'est employé à quelques reprises dans le recueil Avril, mai, juin de 1863 publié anonymement par Mérat et Valade.
Je fais un bilan sur le sonnet. Dans les années 1830, trois poètes d'une certaine renommée ne respectent pas pleinement les règles du sonnet établies en France depuis la Renaissance. Sainte-Beuve subit l'influence anglaise. Gautier se permet quelques caprices de jeunesse qu'il réprime ensuite. Enfin, Musset fait cavalier seul avec plusieurs excentricités.
Dans les années 1550, de nouvelles excentricités dans la pratique du sonnet apparaissent avec Baudelaire, Banville. Cela va s'amplifier avec la naissance du mouvement parnassien dans les années 1860. Catulle Mendès joue un rôle important avec le recueil Philoméla qui introduit notamment la pratique des tercets à la Pétrarque en ABA BAB. Ensuite, le recueil anonyme de Mérat et Valade Avril, mai, juin pousse dans tous ses retranchements la pratique de la désorganisation des rimes dans les tercets, ce qui explique aisément qu'on y rencontre de temps en temps le modèle de "Poison perdu". Enfin, en 1866, le premier Parnasse contemporain offre un grand nombre de sonnets irréguliers, et il faut mesurer à quel point cela va se calmer progressivement dans les publications ultérieures des parnassiens, et on pourrait citer le cas de José-Maria de Heredia qui, même s'il n'a pas été le plus excentrique, composait en 1866 des sonnets qui ne respectaient pas le canon comme ce sera le cas dans le recueil de 1885 Les Trophées qui lui vaut sa réputation de respect scrupuleux de la forme.
Il y a eu d'autres innovations comme le sonnet inversé, et cela est même allé plus loin en mélange des tercets et des quatrains. Nous avons eu aussi les sonnets enchaînés, les sonnets dits estrambotes (avec un quinzième vers), etc., et Verlaine a camouflé l'organisation à l'envers des rimes d'un sonnet dans un poème en 14 vers des Fêtes galantes "L'Allée".
Cas à part du peu connu recueil Avril, mai, juin, l'audace précoce du sonnet "A M. Régnier" a longtemps fait cavalier seul. "Poison perdu" a renoué avec une audace précoce méconnue des parnassiens. Peu importe que les parnassiens aient fait l'équivalent, c'est la forme identique qui leur a échappé.
Passons maintenant à l'analyse du problème des rondeaux.
Musset semble le premier poète à avoir remis à l'honneur cette forme médiévale, mais il n'a pas suivi le modèle médiéval, il s'est inspiré de la forme du seizième siècle et notamment du rentrement qu'on connaît pas des exemples de Clément Marot.
On cite généralement le poème suivant qui porte tout simplement le titre "Rondeau", tout comme Glatigny a intitulé "Rondel" son poème sur "Mademoiselle Valentine" à rapprocher de "Roman" de Rimbaud !

Fut-il jamais douceur de cœur pareille
À voir Manon dans mes bras sommeiller ?
Son front coquet parfume l’oreiller ;
Dans son beau sein j’entends son cœur qui veille.
Un songe passe, et s’en vient l’égayer.

Ainsi s’endort une fleur d’églantier,
Dans son calice enfermant une abeille.
Moi, je la berce ; un plus charmant métier
Fut-il jamais ?

Mais le jour vient, et l’Aurore vermeille
Effeuille au vent son bouquet printanier.
Le peigne en main et la perle à l’oreille,
À son miroir Manon court m’oublier.
Hélas ! l’amour sans lendemain ni veille
Fut-il jamais ?
Le poème est daté de 1842, et on voit d'emblée que le poème n'est pas un vrai rondeau. Le rentrement ne rime avec rien, c'est une simple reprise de l'hémistiche du premier vers. Pour le reste, compte non tenu du rentrement, nous avons des séquences de cinq, trois et cinq vers.
Musset aurait mis des points de suspension au lieu de points d'interrogation, on aurait pu soupçonner à la façon des transcriptions médiévales qu'il était nécessaire de reprendre les deux premiers vers à chaque fois. Cela demeure d'ailleurs quelque peu sous-entendu.
Il est également un peu délicat d'imposer une analyse strophique à ce poème. Les cinq premiers vers ont une allure de quintil inversé ABBAB, perturbation qu'aggrave l'assonance généralisée devant la rime "eill-" ou "ay-". La seconde séquence en trois vers pose évidemment problème. Et le second groupe de cinq vers a une organisation encore différente du premier "quintil".
Je ne vais pas essayer d'analyser cela ici. Une autre fois !
En tout cas, vous comprenez maintenant pourquoi Banville pourra très scrupuleusement clamer avoir composé des "Rondels à la manière de Charles d'Orléans", puisque le modèle de Musset est différent.
On voit aussi que le "Rondel" de Glatigny cité dans mes derniers articles est distinct de la mode du rondeau lancée par Musset.
Précisons cependant qu'il y a d'autres rondeaux dans les poésies de Musset.
Et comme j'envisage actuellement "Poison perdu" comme un sonnet non dépourvu d'allusion à la forme du "rondel" selon le modèle suivi par Glatigny, je remarque qu'après le poème intitulé "Rondeau" que je viens de citer, Musset dans ses Poésies nouvelles fait se succéder deux poèmes intitulés "A Madame G.", l'un étant un sonnet, l'autre un rondeau.
Citons au moins le rondeau :

Dans dix ans d’ici seulement
Vous serez un peu moins cruelle.
C’est long, à parler franchement.
L’amour viendra probablement
Donner à l’horloge un coup d’aile.

Votre beauté nous ensorcelle,
Prenez-y garde cependant ;
On apprend plus d’une nouvelle
En dix ans.

Quand ce temps viendra, d’un amant
Je serai le parfait modèle,
Trop bête pour être inconstant,
Et trop laid pour être infidèle.
Mais vous serez encor trop belle
Dans dix ans.
L'organisation des rimes est la même, ce qui prouve assez que le poète suite une recette. Ce poème est lui encore daté de 1842, et il va falloir se renseigner sur l'engouement pour la pratique du rondeau de 1842 à 1874 environ. Enfin, il ne faut pas manquer de noter au passage l'indice de désinvolture typique de Musset, puisque le premier rentrement "En dix ans" offre une petite corruption. Cette idée de désinvolture est importante dans l'approche des vers "nouvelle manière" de Rimbaud, par exemple. Il ne faut pas se dire : Rimbaud déteste Musset, c'est fini. Il faut vraiment tout cerner de cette époque particulière. Musset est un passeur capital qui a façonné Banville et Glatigny, et Rimbaud n'en est pas moins héritier quand bien même il va se délester du modèle Musset.
Poursuivons !
Je ne vous cite pas les sonnets "A M. A. T.", "A Madame M. N.", allez les lire vous-mêmes !
Je cite maintenant le troisième rondeau des Poésies nouvelles de Musset, et je vous invite à le rapprocher de la composition d'Ernest Cabaner "Le Pâté". Il s'intitule "A Madame Cne T.", Musset étant redoutablement inventif :

Dans son assiette arrondi mollement,
Un pâté chaud, d’un aspect délectable,
D’un peu trop loin m’attirait doucement.
J’allais à lui. Votre instinct charitable
Vous fit lever pour me l’offrir gaiement.

Jupin, qu’Hébé grisait au firmament,
Voyant ainsi Vénus servir à table,
Laissa son verre en choir d’étonnement
Dans son assiette.

Pouvais-je alors vous faire un compliment ?
La grâce échappe, elle est inexprimable ;
Les mots sont faits pour ce qu’on trouve aimable,
Les regards seuls pour ce qu’on voit charmant ;
Et je n’eus pas l’esprit en ce moment
Dans son assiette.
En gros, la mode des rondels ou rondeaux est revenue avec Musset, à partir de 1842. Banville n'est qu'une branche de cette mode, et il va me falloir chercher le modèle suivi par Glatigny, tantôt dans une littérature populaire aujourd'hui oubliée qui, entre 1842 et 1860, a pu produire quantité de rondeaux ou rondels, tantôt dans des ouvrages de mise au point qui contestèrent précocement le modèle appliqué par Musset. On peut penser à Quicherat, mais il y en a sans doute d'autres, d'autant qu'il y a une concurrence de modèles. Et j'aimerais bien avoir l'historique des rondels et rondeaux au dix-neuvième siècle.
Avant de passer aux triolets, il faut aussi parler du "pantoum". C'est un poème fondé sur les répétitions qui se rapproche du coup des vieilles formes françaises que sont le rondeau, la ballade ou le triolet. En réalité, le "pantoum" n'est pas du tout un authentique poème malais. Dans les notes accompagnant ses Orientales, je crois, Hugo a transcrit un texte malais en faisant apparaître des répétitions, liées à une pratique de choeurs, etc. On a cru à tort que c'était une forme poétique. Banville et Baudelaire vont chacun établir leur forme de poèmes à pantoums, mais c'est Baudelaire qui va triompher avec "Harmonie du soir". Cette histoire de pantoum concerne également Alphonse Daudet et puis Verlaine. Il ne faut pas négliger le "pantoum" comme un aspect de la question quant à la résurgence des rondeaux et triolets au milieu du dix-neuvième siècle, tout cela va de pair.
Or, avant d'en venir aux triolets, je voudrais clore sur le sujet Musset par les deux ajouts suivants.
Je disais que la mention "pâté" tout de même rare en poésie était commune au troisième rondeau cité ici de Musset et au poème de Cabaner "Le Pâté", mais le "Pantoum négligé" de Verlaine tourné contre Daudet le mentionne dans son vers-refrain principal : "Trois petits pâtés, ma chemise brûle." Je suis impressionné par le retour sensible de certains mots, comme si les poètes se l'étaient donné.
Mais il y a une reprise de Musset explicite cette fois. Dans La Renaissance littéraire et artistique, Valade sous divers pseudonymes publient des satires de collègues et des rubriques d'actualités qu'il accompagne parfois de poèmes. Il publie très souvent des triolets, et il publie aussi une rubrique pour se moquer des auteurs prétentieux qui ont fait dans leur jeunesse un essai dans la poésie vite abandonné. Ce sera la rubrique intitulé "Les poètes morts jeunes". Cette expression est une citation de Musset, précisément d'un poème à Sainte-Beuve des Poésies nouvelles, poème du coup très proche de tout ce secteur de sonnets irréguliers, rondeaux et chansons à l'influence si décisive sur Banville, Glatigny, les parnassiens, Verlaine et Rimbaud même.
Dans ses deux lettres "du voyant" du 13 mai et du 15 mai, Rimbaud est connu pour reprendre la forme ancienne du triolet à Banville et pour exprimer le besoin d'inventer des formes nouvelles pour les idées nouvelles, ce qui pourrait se comprendre comme un pied-de-nez à André Chénier au passage. Rimbaud semble contradictoire en adoptant la forme des triolets. Mais, nous le constatons, en lisant les poésies de Glatigny, la "forme ancienne" peut être l'expression d'une vraie poésie face à notre monde de prose. C'est en ce sens que l'emploi d'une forme ancienne, supposée désuète, a du sens pour Rimbaud. Et dans tout ce qui précède dans le présent article, qui ne voit pas que les triolets du "Cœur supplicié" ont le même sens formel de poésie vraie que l'indice de vieilles chansons, vieilles ariettes dans les poésies en vers "nouvelle manière" de Rimbaud en 1872 et dans les Romances sans paroles de Verlaine. On s'arrête sur le non respect des règles dans les poèmes en vers "nouvelle manière", mais il y a aussi le réemploi de formes supposées désuètes, et dans "Alchimie du verbe" Rimbaud exprime bien cette prédilection pour un suranné qui va faire front face à notre époque prosaïque ou de faux lyrisme.
Il y a un autre point à souligner. La remise à la mode du triolet vient de Banville que Rimbaud admire, tandis que la poésie printanière de Musset est clouée au pilori. Or, la poésie printanière de Musset est l'origine de la poésie printanière de Banville et Glatigny, et partant de celle de Rimbaud, tandis que Musset a aussi joué un rôle dans le choix de raviver des formes poétiques anciennes. Banville ravive la pratique du triolet dans la continuité d'un Musset se réappropriant la forme du rondeau pour en faire une mode contemporaine qui étonne. En voyant le romantisme et notamment Musset derrière le retour des formes anciennes, et non plus seulement Banville, on en arrive à se représenter de manière beaucoup plus nuancée le discours de Rimbaud en mai 1871 et à moins considérer comme contradictoire le recours aux triolets. Rimbaud peut percevoir les opportunités d'un recours aux formes anciennes et en même temps critiquer l'insuffisance du procédé en ciblant Musset. On échappe ainsi à ce dilemme entre l'idée que Rimbaud se contredit ou l'idée que "Le Cœur supplicié" n'est de toute façon pas un exemple de ce que prône Rimbaud dans ses lettres. On constate aisément que s'il n'est pas question pour Rimbaud de reprendre les triolets fort longtemps les formes anciennes sont tout de même admises comme une étape du processus de libération du "voyant" face à notre époque, comme une étape non incompatible avec la préparation d'un mode nouveau de poésie.
Passons maintenant aux triolets.
Banville produit de premiers triolets isolés dans son recueil Les Cariatides de 1842, mais la surprise, c'est que cela coïncide avec les dates de Musset pour ses rondeaux. Banville a publié plusieurs nouveaux triolets dans ses Odes funambulesques en 1857-1859, dont deux poèmes avec des triolets enchaînés. Au même moment, en 1858, Daudet en fait autant avec son célèbre poème en triolets enchaînés "Les Prunes", je dis célèbre mais Daudet est tout de même un fort mauvais poète.
Dans son recueil de 1869 Occidentales Banville a publié de nouveaux triolets, mais il est revenu à la forme du poème en un seul triolet.
En mai 1871, Rimbaud envoie donc à Izambard un des premiers poèmes à triolets enchaînés. A s'en tenir aux poètes connus que lisait forcément Rimbaud, Rimbaud n'a pu connaître que les deux triolets enchaînés des Odes funambulesques de 1857-1859, et le poème "Les Prunes" du recueil Les Amoureuses de 1858. Maintenant, nous savons que Rimbaud s'est rendu à Paris du 25 février à 10 mars 1871, et si nous ignorons où il a logé la plupart du temps nous savons qu'il a été logé un instant par André Gill, futur membre du Cercle du Zutisme, et André Gill est très impliqués, attestation de caricatures à l'appui, dans les disputes littéraires de Glatigny, Daudet, Banville et consorts. Le 15 mai 1871, Rimbaud unit de manière invraisemblable Mérat et Verlaine en tant que deux poètes voyants de la nouvelle école parnassienne. Nous savons que Rimbaud s'intéresse depuis longtemps à Verlaine et qu'il a un ami commun Bretagne qu'il fréquente à Charleville depuis au moins l'été 1870. A Paris, Rimbaud cherchait l'adresse de Vermersch, un ami de Verlaine connu pour ses poèmes d'allure zutique et aussi apparemment l'invention du mot "Zutisme".
C'est suite à son exil que Vermersch ne fera pas partie du cercle se réunissant à l'Hôtel des Etrangers en octobre-novembre 1871. Cependant, il faut encore préciser que quand Rimbaud monte à Paris si Rimbaud est l'invention de Verlaine Valade se considère comme le "Jean Baptiste de la rive gauche". En gros, je parie que Valade a rencontré Rimbaud avant Verlaine et que, entre le 25 février et le 10 mars, c'est un groupe comportant notamment Léon Valade et André Gill qui a fixé chez Rimbaud l'importance de Baudelaire en tant que "vrai dieu", car ce n'était visiblement pas un propos naturel à Rimbaud au vu de sa production de l'année 1870, et qui d'autre que Valade pourrait avoir amené Rimbaud à considérer que les deux nouveaux maîtres de l'école parnassienne étaient Mérat et Verlaine ? Peut-être que Rimbaud a à peine rencontré Verlaine entre le 25 février et le 10 mars 1871, mais qu'il a d'abord eu quelques bons contacts avec Valade... Il s'est forcément passé quelque chose entre le 25 février et le 10 mars, et comme il existe un autre discours selon lequel Rimbaud aurait aussi été à Paris pendant la Commune, propos fragilisé pourtant par certains aspects, les rimbaldiens ont magistralement sous-évalué l'importance de la rencontre avec André Gill et l'importance du séjour du 25 février au 10 mars pourtant attesté par Rimbaud lui-même dans sa lettre du 17 avril 1871.
Il faut quand même être conscient des choses. Pour "Tête de faune", les rimbaldiens se contentent de relever les réécritures manifestes. Les rimes qui viennent d'un poème "Sous bois" de Banville et le vers réécrit d'un poème "Sous bois" de Glatigny, cela c'est l'évidence. Mais, ensuite, ils repartent en considérations générales sur le thème du faune, les motifs du rire et du sang qui lui sont associés, etc. Et on va citer le poème "La Statue" de Victor Hugo, "Le Faune" de Laprade, celui de Verlaine, un petit "L'Après-midi d'un faune" de Mallarmé, parce que ça fait toujours bien. Personne ne va considérer les liens textuels importants du poème "Tête de faune" avec Le Bois de Glatigny, au prétexte que les clichés sont partout et que ce ne sont que des clichés qui donneraient l'illusion que Le Bois de Glatigny est une source essentielle pour lire "Tête de faune". Ce n'est qu'une pièce de théâtre après tout et elle date d'il y a un certain temps, et puis c'est de la littérature de second ordre, et enfin le poème "Sous bois" de Banville n'a offert que des rimes et pour le reste les rapprochements semblent impertinents. Personne pour se demander pourquoi Rimbaud reprend exprès des éléments de deux poèmes qui ont le même titre "Sous bois", personne pour se dire que la mention "bois" mérite en elle-même d'être creusée et que c'est le titre d'une pièce de Glatigny, personne pour se dire que la pièce a été publiée avantageusement en 1870 en compagnie des deux premiers recueils de Glatigny Les Vignes folles et Les Flèches d'or, personne du coup non plus pour soupeser l'intérêt de ces deux recueils et du Bois en tant que sources aux poèmes "Ophélie" et "Credo in unam". Personne bien sûr pour voir qu'il y a une preuve phénoménale en ce sens avec l'épigraphe du Bois tirée d'une poésie "Erato" de Banville qui fait sens avec le discours tenu dans "Credo in unam". Personne pour voir dès lors la continuité entre "Tête de faune" et les poésies de Rimbaud en 1870, notamment celles envoyées à Banville !
Il y a quelques jours, j'ai signalé cette épigraphe de la pièce "Erato" de Banville, mais je sais que vous êtes idiots et que vous n'en comprenez à aucun moment donné l'importance, et je sais que vous êtes toujours à bader, en daubant superbement la connexion sensible du discours métaphorique entre "Tête de faune" et "Voyelles". Vous êtes là comme des trois quarts siphonnés à vous dire que je me débats seul à défendre ma lecture de "Voyelles", c'est mauvais signe, je dois être un cas désespéré qui essaie de convaincre alors que c'est évident que j'ai tort, puisque personne n'adhère. Mais qu'est-ce que vous êtes bêtes ! Mais qu'est-ce que vous êtes bêtes ! Vous passez du temps sur Rimbaud, mais vous n'avez pas les déclics essentiels ! Pour vous, Banville et Glatigny, ce n'est que des poncifs, puis certains d'entre vous veulent préserver jalousement l'idée qu'un génie ne s'inspire de rien, et surtout pas du frivole. Bref, vous ne comprenez rien à ce qui se passe. Verlaine a accueilli un enfant mineur Rimbaud chez lui en septembre 1871, vous acceptez qu'un simple échange de lettres arrive à ce résultat-là, tous les rimbaldiens ont accepté cela, donc vous l'acceptez aussi !
Vous êtes le roman-feuilleton que fustige Glatigny, vous êtes les poètes au pas de course un œil sur les cours de la Bourse, vous êtes la rédaction du journal qui explique à Rimbaud que Musset, Hugo, Lamartine, Gautier, sont grands, car reconnus, et que lui peut attendre. Vous êtes ces gens-là ! Vous avez juste déplacé un peu le paradigme, Rimbaud étant reconnu depuis belle lurette, et vous vous croyez bien déguisés ! Mais non, on vous reconnaît !
Maintenant, passons à la suite ! Rimbaud rencontre André Gill, cherche Vermersch cet inventeur du mot Zutisme, unit le nom de Mérat à celui de Verlaine, et à aucun moment vous ne vous dites que l'affaire du Zutisme elle a commencé à Paris entre le 25 février et le 10 mars. Vous avez l'idiotie de répondre : "Oh ! ben non ! on n'a pas de preuves !" Mais vous êtes hallucinants avec vos demandes de preuves ! Et vous ne vous dites pas que cela a un énorme enjeu. S'il y a une pratique zutique à Paris entre le 25 février et le 10 mars, s'il y a eu des échanges sur les ennemis des parnassiens, sur notamment Daudet et le volume du Parnassiculet contemporain, et si le "Pantoum négligé" avait circulé ce jour-là, etc. Il n'y a pas de preuves, défense de méditer de telles possibilités. Pourtant, il me semble assez évident que, après le lien entre "Ce qui retient Nina" et "Mes Petites amoureuses", le poème "Le Cœur supplicié" a énormément de chances de faire passer Rimbaud à la nouvelle étape de satire zutique, et "Chant de guerre Parisien" correspond aussi à cette idée par une réécriture et un style. Même "Accroupissements" correspond à une certaine veine zutique. Pour moi, il s'est passé quelque chose d'important à Paris dont Demeny n'a pas été le confident. Notez que Rimbaud ne lui parle même pas d'André Gill et Rimbaud ne dit même pas s'il a rencontré ou non Vermersch. Rimbaud en avait peut-être dit plus dans ses lettres à Izambard, mais ce dernier n'a rien expliqué non plus par la suite. En tout cas, on le voit, il faut enquêter sur la publication de triolets dans la presse, il faut enquêter sur toute la presse satirique.
Il faut bien voir aussi le cas trouble que représente Daudet. Il relance l'idée du sonnet en vers d'une syllabe, ce qui sera une pratique du Cercle du Zutisme, et donc des compagnons de Verlaine en octobre-novembre 1871. Puis, Daudet est celui qui essaie de faire de la poésie et s'en moque en même temps, il faut lire son roman Le Petit Chose avec son recueil Les Amoureuses. Daudet déteste les parnassiens, mais par rancune, et en même temps qu'il les vomit jusqu'à dénoncer leurs choix formels il publie son poème le plus célèbre en étant le premier disciple de Banville en matière de triolets enchaînés.
Et là, aujourd'hui, je vous ai fait un article pour vous faire sentir tout ça, tout ce que cela soulève. Et cette histoire n'engage pas que la compréhension d'un poème, que la compréhension des influences sur un seul poète. Il y a ici un cadre général qui concerne des pans entiers de la poésie du dix-neuvième siècle.

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