vendredi 25 décembre 2020

Deux nouvelles sources (Prudhomme et Banville) pour lire "Rêvé pour l'hiver"

L'entrée "Sonnet" du site Wikipédia tient un discours sur le sonnet qui me paraît problématique à maints égards, mais je me garderai bien d'aller retoucher les fresques du temple jaloux. Selon les dires érudits de la page en question, le sonnet "Rêvé pour l'hiver" peut s'appeler un sonnet "layé" parce que son principe, je cite, "consiste à raccourcir un vers sur deux".
Pour moi, le sonnet "La Musique" des Fleurs du Mal correspond mieux à la définition et je trouve même le poème de Baudelaire formellement plus discordant que le sonnet "Rêvé pour l'hiver" :
La musique parfois me prend comme une mer !
              Vers ma pâle étoile,
Sous un plafond de brume ou dans un pâle éther,
               Je mets à la voile ;

La poitrine en avant et gonflant mes poumons
               De toile pesante,
Je monte et je descends sur le dos des grands monts
                D'eau retentissante ;

Je sens vibrer en moi toutes les passions
                D'un vaisseau qui souffre
Le bon vent, la tempête et ses convulsions 
                 Sur le sombre gouffre
Me bercent, et parfois le calme, - grand miroir
                 De mon désespoir.
Cependant, il y a une difficulté. Le poème passe de deux strophes qui sont des quatrains à une strophe qui est un sizain. Les quatrains ont des rimes croisées et donc les vers vont aisément deux par deux, même si la syntaxe isole le premier vers des trois autres du premier quatrain. En revanche, dans les tercets, outre que visuellement, au plan typographique, c'est plus décoiffant qu'harmonieux, on voit bien que l'idée de deux groupes de trois vers entre en conflit avec l'alternance binaire qui se poursuit, et même si Baudelaire n'a pas opté pour la forme classique des rimes de tercet AAB CCB sinon AAB CBC, on voit que l'organisation ABABCC ne s'harmonise pas non plus clairement avec le principe d'alternance. Et le dernier tercet est caractérisé par des rejets et contre-rejets qui confirment qu'il y a une recherche de discordance, même nuancée. "Me bercent", le rejet passera encore pour un soupir musical, mais on enchaîne avec une structure bien cassée à la césure "et parfois + le calme", et le tiret permet de continuer de disloquer la structure "-grand miroir" étant quelque peu en contre-rejet accentué à cause de ce tiret.
En tout cas, dans le cas du sonnet de Baudelaire on a bien un vers raccourci sur deux, ce qui n'est pas le cas de "Rêvé pour l'hiver" qui tient compte du passage des quatrains au couple sizain des tercets. Les strophes sont composées de modules, je reprends cette notion à Benoît de Cornulier. Les quatrains de "Rêvé pour l'hiver" sont comparables à ceux du poème "La Musique", mais pour les tercets, comme pour des poèmes en sizains classiques, Rimbaud a raccourci le troisième vers des modules qui coïncide avec la limite des tercets. Je ne vais pas m'attarder ici sur le fait qu'au second quatrain le vers court employé soit l'octosyllabe au lieu de l'hexasyllabe du premier quatrain et des tercets. En revanche, j'insiste sur deux points : cette forme est distincte de celle de Baudelaire et ensuite elle est extrêmement rare, et je n'en connais qu'une occurrence antérieure (je n'exclus bien sûr pas que quelqu'un me révèle demain des exemples ayant échappé à mon attention), c'est le sonnet "Au Désir" du recueil Les Epreuves. Et, "Rêvé pour l'hiver" étant une composition datée du "7 octobre 1870" (sans doute de peu postérieur à cette date fictionnelle en fait), il faut rappeler que Rimbaud dit dans une lettre à Izambard du 25 août 1870 qu'il a lu et même relu Les Epreuves de Sully Prudhomme, quand bien même il n'en pense pas grand bien.
Je possède un volume des éditions Lemerre réunissant plusieurs recueils de Sully Prudhomme. Le recueil Les Epreuves y tient en 66 pages (pages 3 à 68 en incluant une page de titre ou de faux-titre directement et quatre pages blanches ou au moins sans texte, puisqu'il y a quatre sections :  Amour - Doute - Rêve - Action. La section "Amour" est composée de 15 sonnets, la section "Doute" de 16, la section "Rêve" de 11 sonnets, la section "Action" de 19 sonnets, ce qui fait un total de 61 sonnets). Le poème "Au Désir" ne fait pas partie de la section "Rêve", mais il est l'avant-dernier de la section finale "Action". Dans ce sonnet, Prudhomme ne fait pas alterner des alexandrins et des hexasyllabes, ou des alexandrins et des octosyllabes, il fait alterner des décasyllabes aux deux hémistiches de cinq syllabes et des pentasyllabes. Notons que le pentasyllabe est à ce type de décasyllabe ce que l'hexasyllabe est à l'alexandrin. Il me semble assez évident que ce n'est pas par coïncidence que Rimbaud déploie une idée formelle qu'il a relue deux mois auparavant dans un recueil qu'au demeurant il méprise. Ne connaissant pas d'autre modèle antérieur, je n'hésite pas à dire que "Au désir" est une source formelle au sonnet "Rêvé pour l'hiver", et partant de là il peut être partiellement considéré comme une source en matière de sujet même si cela n'a rien d'évident. Il va de soi que c'est le rapprochement formel qui donne de la légitimité à des comparaisons entre contenus. Pour ce qui est des rimes, Rimbaud a minimalement repris un mot à la rime "roses", mais en le faisant passer au singulier.
J'ajoute que tous les autres sonnets du recueil, où il n'y a pas d'alternance avec un vers plus court, ont des quatrains à rimes embrassées. Malgré Corneille et "Le Manchy" de Leconte de Lisle, Prudhomme a fait se croiser les rimes et les mesures dans les quatrains dans "Au Désir".
Je cite donc en premier le poème de Sully Prudhomme, puis je cite le sonnet de Rimbaud. Le titre est tout en majuscules pour Prudhomme, mais la table des matières fait bien contraster une lettre majuscule plus grande pour l'initiale du mot "Désir", ce qui n'est pas une surprise non plus. J'opte pour le titre en caractères gras, ne chipotons pas.

                           Au Désir

Ne meurs pas encore, ô divin Désir,
           Qui sur toutes choses
Va battant de l'aile et deviens plaisir
            Dès que tu te poses.

Rôdeur curieux, es-tu las d'ouvrir
             Les lèvres, les roses ?
N'as-tu désormais rien à découvrir
             Au pays des causes ?

Couvre de baisers la face du Beau,
Jusqu'au fond du Vrai porte ton flambeau,
             Fils de la jeunesse !

Encor des pensers, encor des amours !
Que ta grande soif s'abreuve toujours
            Et toujours renaisse !

                 Rêvé pour l'hiver

L'hiver, nous irons dans un petit wagon rose
              Avec des coussins bleus.
Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
              Dans chaque coin moelleux.

Tu fermeras l'œil pour ne point voir, par la glace,
         Grimacer les ombres des soirs,
Ces monstruosités hargneuses, populace
         De démons noirs et de loups noirs.

Puis tu sentiras la joue égratignée...
Un petit baiser, comme une folle araignée,
           Te courra par le cou...

Et tu me diras : "Cherche !", en inclinant la tête ;
- Et nous prendrons du temps à trouver cette bête
            - Qui voyage beaucoup...

Je cite juste en passant la précision "En Wagon, le 7 octobre 70". J'ai déjà cité cette source, par exemple dans cet article de 2013 sur le blog Rimbaud ivre :

                
J'ai dû le citer à d'autres reprises sur ce blog même et ailleurs. Pour les éternels sceptiques qui répliqueront que les deux poèmes n'ont pas du tout les mêmes sujets, je soutiendrai qu'il faut comprendre que Rimbaud se moque du désir de métaphysique de Sully Prudhomme. Il lui explique que ce n'est pas cela, le désir ! Par exemple, la chute du poème de Rimbaud "- Qui voyage beaucoup..." parle de l'activité amoureuse en épinglant l'idée abstrait de la soif permanente mais toute cérébrale et de cet appel à une continuelle renaissance du dernier vers : "Et toujours renaisse !" Rimbaud a repris le mot "rose" à la rime en le faisant passer au singulier, et quand Sully Prudhomme faisait étonnamment rimer "roses" avec le "pays des causes" qui sent son Emmanuel Kant, Rimbaud fait rime "wagon rose" avec "Un nid de baisers fous repose", lequel reprend de toute manière "Dès que tu te poses" vers 4 du sonnet de Prudhomme. Le persiflage est sensible, et "nid" est quelque peu une déformation de "pays. Et l'expression "pays des causes" reçoit cet autre billet avec la mention érotique : "Cherche !" au début du second tercet.
Quant au mot "moelleux" à la rime du vers 4 de "Rêvé pour l'hiver", Rimbaud a pu le trouver à la césure du vers 5 du tout premier sonnet des Epreuves, "L'inspiration" début de la section "Amour" : "Et le duvet moelleux, plein d'intimes chaleurs[.]" Deux des premiers sonnets du recueil mentionnent la métaphore du nid. Dans "Conseil", ce n'est pas celui des baisers, c'est celui des "vertus". Dans "Trahison", le mot a deux occurrences au seul vers 2 : "Tu t's cru dans un nid semblable au nid des haies, / Caché, sûr et profond." Pour les "ombres des soirs", Prudhomme offre une expression un peu similaire : "des ombres du tombeau" ("Fatalité"). La crainte des "ombres des soirs" est aussi quelque peu une version prosaïque de la peur métaphysique nommée "ombre", "nuit", "abîme" dans les trois derniers sonnets au moins de la section "Doute", tandis que l'idée des "loups noirs" a une source possible en idée dans le sonnet "Le Vent" : "On ne sait quel troupeau hurle à travers les bois." On peut mentionner également les "spectres noirs" de "Une damnée". Pour la rencontre du "rose" et des "coussins bleus" à la fin des vers 1 et 2 de "Rêvé pour l'hiver", difficile de ne pas citer les deux premiers vers de "L'Art sauveur" :
S'il n'était rien de bleu que le ciel et la mer,
De blond que les épis, de rose que les roses,
[...]
Le premier poème de la section "Rêve" s'intitule "Repos" et comporte l'infinitif "reposer" à la rime du vers 3 ("... je veux me reposer"), ce qui devient le verbe "repose" à la rime du même vers 3 dans "Rêvé pour l'hiver", tandis que le vers 2 de "Repos" : "Je ne poursuivrai plus la guêpe du baiser," mêle la mention du règne animal au mot "baiser", comme au vers 3 de "Rêvé pour l'hiver" : "un nid de baisers". Le verbe à la forme négative "Je ne poursuivrai pas" est à mettre en tension avec le discours opposé de Rimbaud : "Et nous prendrons du temps à trouver cette bête". Il faudrait citer aussi les mots à la rime dans "Siestes" : "les paupières mi-closes", "roses", "causes" (je cite car repris dans "Au Désir"), "mon repos".
J'hésite à citer les deux derniers vers de "Dernières vacances", mais c'est à cause du couplage "rêve" et "voyage" que je le fais finalement :
[...]
C'est en suivant des yeux la fuite d'un navire
Qu'un soir, pendant qu'il rêve un voyage, il expire.
Tous ces rapprochements ont l'air frivoles, il reste surtout le cas du sonnet "Au Désir", mais pensez tout de même à envisager que ces rapprochements sont autant de petites accroches pour se dire que, tout original qu'il soit, le poème "Rêvé pour l'hiver" est de toute façon quelque part pensé pour prendre le contrepied de la pensée du piètre Sully Prudhomme. Cette ironie diffuse, elle est présente ou non dans le poème de Rimbaud ?

Je vais passer maintenant à la mention d'une autre source, celle-ci complètement inédite, au sonnet "Rêve pour l'hiver", mais avant pour faire transition je vais rappeler que, pour le sonnet "Ma Bohême", je n'envisage pas uniquement que Rimbaud reprend des rimes à quelques poèmes de Banville, mais que les tercets qui forment un sizain contiennent la reprise de la rime "fantastiques"::"élastiques" (avec passage du singulier au pluriel) à un sizain du "Saut du tremplin", parce que c'est carrément les deux tercets qui réécrivent complètement le sizain dans son ensemble, même si seule cette rime est reprise telle quelle.
Le sonnet "Ma Bohême" évoque une fugue non plus en train, mais à pied, et parmi les rimes il y a la "Grande Ourse", qui renvoie aux rimes de Banville, qui s'oppose à la "Bourse", puisqu'il faut comprendre que Rimbaud songe à une mise en tension entre la rime "course"::"Grande Ourse" qu'il utilise et une rime des Vignes folles de Glatigny : "course"::"Bourse". Mais "Grande Ourse", c'est aussi le nom d'un sonnet des Epreuves de Sully Prudhomme qu'on peut lire à tout le moins pour sentir le contraste entre la sensibilité poétique de Rimbaud et celle du futur premier Prix Nobel de Littérature.
Mais, si Banville tient plus à cœur à Rimbaud et si un sizain du "Saut du tremplin" est réécrit en deux tercets dans "Ma Bohême", voici une idée de source banvillienne qui pointe le bout de son nez au sujet des tercets de "Rêvé pour l'hiver". Il s'agit d'un poème en sizains intitulé "A une Muse folle". Le poème dans son ensemble est à rapprocher de "Rêvé pour l'hiver", et le sizain final contient la rime de module "fou" et "cou". Rimbaud opte lui pour une rime "cou" et "beaucoup", peut-être criticable par Banville, mais "cou" est précédé au vers précédent par "folle araignée" et plus haut par "Un nid de baisers fous".
La première strophe et le début de la seconde sont intéressants à citer (on remarquera que seul le dernier vers du sizain est plus court) :
Allons, insoucieuse, ô ma folle compagne,
Voici que l'hiver sombre attriste la campagne,
Rentrons fouler tous deux les splendides coussins ;
C'est le moment de voir le feu briller dans l'âtre ;
La bise vient ; j'ai peur de son baiser bleuâtre
          Pour la peau blanche de tes seins.
Allons chercher tous deux la caresse frileuse.
Notre lit est couvert d'une étoffe moelleuse ;
[...]
Je ne cite pas tout le poème, je dégage ce que je trouve de plus pertinent, citons une strophe sur l'idée de "voyage" après plusieurs sizains érotiques :
Nous irons découvrir aussi notre Amérique !
L'Eldorado rêvé, le pays chimérique
Où l'Ondine aux yeux bleus sort du lac en songeant,
Où pour Titania la perle noire abonde,
Où près d'Hérodiade avec la fée Habonde
          Chasse Diane au front d'argent.
Et je cite donc la dernière strophe, très exaltée comme Rimbaud en son sonnet !
Donc, fais la révérence au lecteur qui savoure
Peut-être avec plaisir, mais non pas sans bravoure,
Tes délires de Muse et mes rêves de fou,
Et, comme en te courbant dans un adieu suprême,
Jette-lui, si tu veux, pour ton meilleur poème,
              Tes bras de femme autour du cou !
Je n'ai pas l'impression que le poème de Banville et le sonnet de Rimbaud soient bien profondément étrangers l'un à l'autre... Il y a un truc, comme on dit !

(Pour précision "A une Muse folle" doit être le dernier poème de l'édition originale des Cariatides de 1842, il faut que je vérifie s'il est à la fin du livre troisième dans l'édition de 1864 enrichie d'autres recueils venus s'y fondre.)

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