En 2021, j'ai rendu compte, et à mon avis un peu rapidement et pas de manière assez mûrie, d'un article de Philippe Rocher sur le poème "Voyelles". Voici un lien pour consulter cette étude que je n'ai même pas relue pour ma part à l'instant, je le ferai plus tard dans la journée, car je veux rester sur mon fil conducteur du jour.
Cet article fait nettement allusion à mes propres travaux, je suis cité à maintes reprises, et même la contre-rime "voyelles" - "Yeux" communiquée à Philippe Rocher par Benoît de Cornulier vient de moi, ce que Cornulier a précisé dans l'une ou l'autre de ses publications propres. Rocher suit l'idée de mon article initial "Consonne" de 2003 d'un développement d'une aube au cours du sonnet (je suis passé plutôt sur la référence optique à la trichromie en optique avec Young et Helmholtz). Je pense qu'il existe aussi une connaissance de ce que je pouvais écrire sur le forum Poetes.com, mais cette masse est perdue à jamais, et peu importe.
J'ai seulement survolé rapidement l'article en quête des mentions du poème "Les Phares" de Baudelaire, mais ce faisant j'ai repéré quelques autres idées, en particulier l'idée d'un passage du microcosme des "mouches" à la dimension Oméga des "mondes", le parallèle se fondant humoristiquement sur le format syllabique "mouches" et "mondes" avec identique consonne initiale.
Pied-de-nez à ce que dit Bardel dans son essai Une saison en enfer ou Rimbaud l'Introuvable, Rocher ne prend pas acte du début de "Alchimie du verbe" pour tourner en dérision le sens du sonnet "Voyelles" et il écrit ceci :
[...] Sa mention dans "Alchimie du verbe" indique d'une part que pour Rimbaud "l'histoire d'une de [s]es folies" a été malgré tout suffisamment sérieux, et même s'il y a sans doute une pointe d'ironie ou une forme d'autodérision qui pourrait suggérer le côté illusoire de l'entreprise, l'invention de la couleur des voyelles se situe néanmoins au commencement du récit d'une aventure poétique qui intègre des poèmes de 72/73 et qui contribuera au fait que Rimbaud lui-même finira par "trouver sacré" le "désordre de [s]on esprit". Sous cet angle, le sonnet se situe dans le prolongement des lettres dites "du voyant" (voyelles/voyant) où il s'agissait déjà d'arriver à l'inconnu, de dérèglement des sens, et de devenir "le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant !"
Notez que dans cette dernière citation, on identifie un lien intéressant avec "Crimen amoris" de Verlaine (ce qui ne veut pas dire que Verlaine a lu telle quelle la lettre à Demeny bien sûr), puisque le "dérèglement des sens" va de concert avec les statuts de "maudit" et de "suprême Savant". Notez aussi l'emploi de l'adjectif "suprême" qui revient dans "Voyelles" et il est accouplé à un mot flanqué d'une majuscule "Savant", tout comme la mention finale "Ses Yeux" sur le manuscrit autographe de "Voyelles", et j'attire bien évidemment l'attention sur le poème "Conte" avec son alinéa de clausule : "La musique savante manque à notre désir."
Rocher reprend aussi une idée clef de nos propres études sur "Voyelles". La description est en réalité un récit avec une réelle progression narrative. Je cite les passages avec les occurrences "chronologie" et "chronologique" de l'étude de Rocher (respectivement page 423 et page 420) :
[...] ces images semblent se contaminer l'une l'autre dans le mouvement d'ensemble du sonnet et la chronologie de la lecture. [...]
[...] Autant d'oppositions qui ne sont pas seulement ici des contrastes de structure mais sont bien constitutives à la fois du développement chronologique global orienté du sonnet, et de l'idée de totalité également inhérente à l'Alpha et l'Oméga.
Il y a en revanche une idée qui ne me plaît pas et que je repère dans la note 11 page 422 dans un débat qui va d'une idée de Cornulier à une réappropriation par Rocher. L'idée, c'est qu'à la fin du poème les "Yeux" seraient ceux du poète lui-même, ce que je trouve complètement absurde. Pour Cornulier, les "Yeux" du voyant ou créateur, donc du propagateur du "rayon violet", verraient eux-mêmes les "voyelles colorées". Que les voyelles colorées soient vues par les yeux du voyant, c'est de toute façon une vérité de La Palice, mais que la mention "Ses Yeux" renvoie aux yeux du poète lui-même, c'est ce que ne dit certainement pas le poème, le déterminant "ses" ne renvoie clairement pas au poète lui-même, et on n'a aucun élément pour soutenir que le poète se dépeint en créateur à la troisième personne. Conciliant avec la lecture de Cornulier, Rocher répond ceci :
J'ajouterai pour ma part que les yeux en question sont à la fois ceux du voyant et ceux de l'aboutissement de sa création poétique à partir des voyelles, et donc aussi les yeux qu'il voit, vus par lui en tant que visions, en un effet miroir qui évoque "la double lumière", les "deux esprits", les "miroirs jumeaux" et "Nous échangerons un éclair unique," de "La Mort des amants" de Baudelaire. [...]
La citation de l'échange amoureux sous forme d'un "éclair unique" est intéressante, suggestive. Les deux regards se fondent en un en quelque sorte. Toutefois, la description ne peut s'appliquer ainsi pour "Voyelles".
Alors, j'explique.
Dans l'Antiquité grecque, il existe une théorie qui ne fait pas du tout honneur aux grecs, tellement elle est stupide, mais qu'on retrouve chez Platon, Aristote, etc. On ne sait pas toujours clairement où il se situe par rapport à cette théorie, s'il l'emploie de manière métaphorique, de manière passive par tradition, mais à la lecture de quelques extraits on comprend qu'il y a une théorie farfelue du "rayon visuel", c'est-à-dire que les grecs, très peu savants pour le coup, avaient la débilité de penser que l'oeil envoyait je ne sais quelle masse de rayons à l'extérieur, que ces rayons frappaient les objets et se réfléchissaient par retour en ligne droite jusqu'à l'œil émissaire des rayonnements. Cette théorie était débile pour des tonnes de raisons évidentes : problème de la vitesse de la lumière non résolu, mais aggravé par une telle théorie, problème des obstacles, problème de la réfraction, problème de la composition de l'œil, etc. Moi, ils étaient bons pour porter un bonnet d'âne avec une telle théorie. Il y a un moment où il faut arrêter d'être débile. Toujours est-il que cela a mis en place une image poétique du foyer lumineux du regard, et même si par la suite nous sommes passés à un modèle de compréhension de la perception visuelle plus rationnelle ces images ont continué d'être pratiquées, d'autant plus que l'œil est envisagé comme une sorte de fenêtre sur l'âme humaine. On lit les traductions des poètes grecs ou latins, et on ignore la théorie débile du "rayon visuel", mais on est imprégnés par les visées de sens des images du rayon du regard, rayon qui jaillit du regard. Nous sommes conditionnés à penser spontanément que le rayon qui vient d'un regard est en fait un reflet, comme pour les "rayons de la Lune", mais on ne s'y arrête pas, et on jouit des significations "rayon de la Lune" ou "rayon du regard".
Moi, je ne crois pas deux centièmes de seconde que Rimbaud ait pour objectif de réactiver le sens pseudo-scientifique du "rayon visuel", Rimbaud n'est pas là pour enregistrer la mémoire des erreurs lourdes du passé. Il a rencontré mille fois une telle expression, comme dans le vers de "Péristéris" souvent rapproché du dernier de "Voyelles: "Le rayon d'or qui nage en ses yeux violets". Dans "Péristéris", poème sur un motif de Grèce antique, le poète célèbre une femme qui est plus "chère à [s]es yeux [que] la lumière du ciel", et il convient même de citer le vers qui suit immédiatement :
Le rayon d'or qui nage en ses yeux violetsEt qui m'a traversé d'une flèche divine.
En clair, on a la métaphore du regard érotique, qui prend source dans la théorie du rayon visuel, mais qui ne s'y love pas, nuance capitale. Le rayon part directement de la belle, telle une flèche de Cupidon, et ce rayon est une émanation "divine". Dans la théorie du "rayon visuel", sa débilité est fondamentale si on l'applique aux hommes, on peut observer que qualifier le rayon de "divin" rend la théorie moins problématique, le regard devient lui-même la source de lumière puisque le regard est celui d'une divinité qui crée absolument sa lumière. Dans le cas de "Péristéris", l'idée est galante et on peut minimiser que Leconte de Lisle ait clairement penser à naturaliser la théorie du "rayon visuel" vu l'emploi du verbe "nage", vu que c'est un contexte de transposition galante.
Dans le cas du dernier vers de "Voyelles", où "violet" ressemble phonétiquement au mot "voyelles" comme l'a fait remarquer Rocher au début de son étude, le rayon est émis aussi par la divinité du coup féminisée, érotisée, divinité qu'on comprend comme l'explication dernière aux "naissances latentes". Pour moi, Rimbaud ne vise pas une restitution de la théorie du rayon visuel, il emploie la métaphore banalisée, la justification in fine de la théorie par le fait que le regard soit celui du créateur divin n'est pas très intéressante intellectuellement.
Mais, il y a l'idée du regard coup de foudre. D'ailleurs, il est question d'un contexte "plein de strideurs étranges".
Et donc je rejette dans cette note 11 page 422 l'idée que les "Yeux" désignent ceux du poète lui-même créateur du sonnet, comme je rejette l'idée d'éclair unique en miroir, et, tout en voulant éviter la thèse de la restitution de la théorie du rayon visuel en tant que telle, je maintiens que le "rayon violet" est le seul fait de la déesse féminine, autrement dit de la Vénus qui remplace Dieu dans le système de foi "parnassienne" de Rimbaud, et le poète est récepteur, pas émissaire.
Passons maintenant au poème "Les Phares" qui va permettre d'appuyer en ce sens.
Comme je possède une version numérisée de l'article de Philippe Rocher, j'ai pu relever toutes les mentions du poème "Les Phares" par Rocher. Nous avons quatre mentions du poème dans cet article. La première est en fin d'une énumération de poèmes de Baudelaire dans la note 8. La deuxième mention à la page 423 doit impérativement être citée :
[...] L'association voyelles/couleurs est alors comme la constitution d'une palette pour des chromatismes sonores et graphiques. Ce rapport avec la peinture se renforce du lien avec "Les Phares" de Baudelaire où la syntaxe non verbale des premiers quatrains est du même type que celle de "Voyelles", avec cette différence toutefois que la lecture du poème baudelairien et des associations entre l'artiste et son œuvre (du type "Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,) est facilitée pour le lecteur par sa connaissance des œuvres, en dépit du caractère subjectif et souvent surprenant des évocations et des synthèses baudelairiennes.
Le texte cité est très précis. La méthode d'apposition est identique entre les deux poèmes. Nous avons un terme générateur, soit un nom d'artiste du côté de Baudelaire, soit une lettre voyelle en mention du côté de Rimbaud apposé à plusieurs syntagmes nominaux qui sont autant de descriptions définitoires quelque peu lacunaires mais voulues intensément suggestives. Illustrons cela par des exemples !
Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer,Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse,Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer ;
U, cycles, vibrements des mers virides,Paix des pâtis semés d'animaux, paix des ridesQu'imprime l'alchimie aux grands fronts studieux ;
Le nom propre "Rubens" et "U" sont les deux éléments à définir. Ils le sont pas une série d'expressions juxtaposées. Les expressions sont nominales et séparées par des virgules, et c'est une virgule qui sépare aussi soit le "U", soit le nom "Rubens" des énumérations. Nous avons le même procédé de ponctuation, et la séparation entre les séquences recourt au point-virgule, du moins si on s'en tient à la copie autographe de "Voyelles".
De nombreux éléments lexicaux du poème "Les Phares" se retrouvent dans "Voyelles" et on pourrait parler de prolongements subtils, comme plus haut l'image de la mer pour Rubens après celle du fleuve entre en résonance avec la mer agitée du tercet rimbaldien qui est quelque peu un renforcement de l'idée de "vie" qui "afflue et s'agite sans cesse", et on peut aller loin, avec l'idée d'un "Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer" qui aurait à voir avec le charnier des "puanteurs cruelles", mais nous nous en abstiendrons ici. Rocher fait remarquer que la rime "anges"/"étranges" est commune aux deux poèmes, à cause du quatrain sur Delacroix, mais notons aussi que le mot "anges" apparaît dans le quatrain consacré à Léonard de Vinci, anges qui ont un "doux souris", l'adjectif "doux" figurant sur la version recopiée par Verlaine : "doux fronts studieux", et le quatrain de Vinci contient encore la mention "glaciers" qui ne figure pas sur la copie de Verlaine, mais sur l'autographe de "Voyelles" : "Lances des glaciers fiers". Le quatrain de Rembrandt contient la mention très clichéique dans les vers d'époque : "Traversé" couplée au mot "rayon" : "Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement". Une partie du poème "Les Phares" ne permet pas de tels rapprochements suggestifs : quatrains sur Puget, Goya, Watteau, Michel-Ange, mais cela importe peu. Pour ce qui est du quatrain de Delacroix, Rocher envisage aussi un lien du rouge et du vert, avec cette vision superposant un "lac de sang" à un "bois de sapins toujours vert", mais je reste sceptique à ce sujet. Pour le même quatrain, j'apprécie bien plutôt le parallèle avec inversion sonore pour la reprise de la rime "étranges"/"anges" : "lac de sang hanté des mauvais anges" et des "fanfares" étranges" qui "Passent" (équivalent de l'emploi de "Traversés" au vers 13 de "Voyelles") comme un "soupir étouffé". Dans "Voyelles", j'insiste depuis longtemps, d'ailleurs depuis l'article "Consonne" de 2023, sur le fait que l'association des voyelles couleurs permet de penser les "strideurs étranges" comme une vision de striures pensées comme du bruit strident de tonnerre.
Mais, en fait de rapprochement, il y a aussi les trois derniers quatrains du poème "Les Phares", mais avant d'en parler je veux achever ma revue des mentions du poème "Les Phares" par Rocher. J'en étais à la deuxième mention, et j'avais cité tout un extrait. Je disais que le texte cité de Rocher était très précis, puisque d'un côté il fixe une identité de présentation formelle et de l'autre il met en avant des différences. Sur la ressemblance formelle, rappelons que dans l'Album zutique, en s'inspirant quelque peu de revues de ce genre par Amédée Pommier, Rimbaud a conçu un sonnet énumératif, véritable suite pour l'essentiel de groupes nominaux, qui est un peu un modèle avant-coureur du système adopté dans "Voyelles". Mais, Rocher a raison d'identifier le modèle du poème "Les Phares", car dans le sonnet "Paris" nous n'avons pas ce système d'une mention suivie d'une énumération de groupes nominaux définitoires ou descriptifs. Dans "Paris", nous avons des énumérations, pas des mots définis par des énumérations.
Pour les différences, notons aussi que Baudelaire n'épure pas son modèle, il dénoue un peu dans le cas du quatrain sur "Puget", son nom étant mentionné vers la fin du quatrain, ce qui crée une rupture du modèle et laisse même planer un doute sur l'analyse syntaxique des noms propres dans l'ensemble du poème "Les Phares", puisque la mention "Puget" a une forte allure d'apostrophe.
Il y a autre chose. Rimbaud ne s'interdit pas les verbes dans des structures subordonnées, subordination qui permettent de conserver l'idée que le poème relève de la juxtaposition nominale et non de l'organisation verbale. Rimbaud arrive plus que Baudelaire à rendre minimales les insertions de verbes et de conjonctions de coordination. La différence est flagrante avec le premier quatrain sur "Rubens" du poème de Baudelaire. Les quatre premiers quatrains du poème "Les Phares" ont tous une subordonnée relative introduite par "où". Rimbaud n'emploie de subordonnées relatives que pour le "A noir" et le "U vert", et il évite l'emploi du "où" locatif pour privilégier des pronoms relatifs moins organisateurs de la vision : "qui bombinent", "qu'imprime l'alchimie". Ils sont organisateurs, mais pas de manière aussi caractérisée que le pronom "où". Baudelaire crée des images très organisés, les éléments énumérés sont disposés les uns par rapport aux autres, Rimbaud privilégie l'émiettement, le dissolu.
Autre chose à observer. Rimbaud invente-t-il la couleur des voyelles ou invente-t-il les cinq voyelles couleurs de son premier vers ? Quand Rimbaud reprend "A", "E", "I", "U" et "O" pour introduire chaque série de visions, en réalité, il y a une nuance : "A" reprend "A noir", "E" reprend "E blanc", "I" reprend "I rouge", "U" reprend "U vert" et "O" reprend "O bleu". Rocher a l'air d'être sensible à ce problème, vu qu'il écrit ceci dans son article (page 420) :
La couleur des voyelles est ainsi déterminante dans cette alchimie, et le choix de ces dernières et de ces évocations associées est alors justifié par une orientation globale plutôt que par des propriétés intrinsèques quelconques (graphiques ou sonores) que Rimbaud aurait attribuées aux voyelles.
Cela fait écho à ce que je dis dès l'article "Consonne" de 2003 sur "Voyelles", mais il y a ici une zone importante de conflit cérébral à bien cerner. Le concept de "A noir" ne se limite pas une réversibilité des notions "A" et "noir". Le "A noir" n'est ni vraiment la lettre A, ni vraiment la simple couleur noire, le "A noir", c'est comment dire ? c'est le "noir corset velu des mouches éclatantes..." ou bien les "Golfes d'ombre". Il faut sentir qu'il y a un jeu, le "A noir" n'est pas une entité clairement définie, ce n'est pas une lettre qui est noire, ce n'est pas un code où la couleur noire est un A, c'est une métaphysique et ça change tout. Et bien sûr, Rocher s'aligne sur ce que j'ai dit : l'importance des cinq éléments dans le dispositif d'ensemble, alors que les rimbaldiens s'intéressent trop exclusivement à considérer les propriétés intrinsèques de chaque élément.
Philippe Rocher est visiblement le rimbaldien qui a le mieux compris ou qui est le plus proche de ma perception abstraite des éléments composant la théorie bien sûr ludique du sonnet "Voyelles". Il est le plus proche de ma lecture non terre à terre de l'organisation intellectuelle des voyelles couleurs à l'œuvre dans ce sonnet. Il y a une autre personne qui arrive à un haut degré d'abstraction, mais sinon les études rimbaldiennes de "Voyelles" sont désespérément terre à terre, ou alors elles sont directement de l'ordre de métaphysiques fumeuses sans support s'affrontant rigoureusement à la langue du poème.
Philippe Rocher cite une troisième fois le poème "Les Phares" dans une note 13 au bas de la page 423 :
Les liens avec "Les Phares" ne se limitent pas à la syntaxe. Outre l'adresse finale au "Seigneur", il y a aussi le quatrain sur Delacroix où la rime "anges :: étranges" et les "fanfares étranges" succédant à la complémentarité contrastée du "sang" et des "sapins toujours verts" synthétisent l'évolution d'ensemble de "Voyelles" jusqu'au tercet final. [...]
Je reste sceptique sur le rapprochement pour le rouge et le vert, j'ai soutenu plus haut l'intérêt pour les images autour de la rime commune "anges :: étranges", et maintenant c'est cette "adresse finale au 'Seigneur' qui commence à vouloir retenir toute mon attention.
Je cite rapidement la quatrième mention du poème "Les Phares", encore une fois dans une note de bas de page, la note 23 page 429, c'est intéressant, mais je ne commente pas, parce que ça se comprend en se lisant et que j'ai déjà traité le sujet plus haut, du moins sous l'angle de la comparaison avec "Les Phares", je voulais seulement citer ce passage par acquit de conscience avant de traiter l'adresse au Seigneur. La note veut préciser qu'entre "A noir" et "A, noir corset", il n'y a pas de répétition en tant que telle, et delà découle une idée plus générale sur la construction prédicative des cinq séries d'associations :
Cette "répétition" n'en est pas vraiment une, dans la mesure où les modifieurs ont une fonction épithétique de "nature" dans le premier vers (cinq syntagmes nominaux) et une fonction prédicative (indiquée par une virgule) dans les associations imagées des vers suivants. Ce sont ces relations sujets-prédicats qui, pour une bonne part, déterminent, comme dans "Les Phares", les rapports métonymiques et métaphoriques entre les voyelles et les images qui leur sont liées.
Maintenant, ce qui m'intéresse, c'est de peaufiner la comparaison d'ensemble entre "Les Phares" et le sonnet "Voyelles". Dans "Les Phares", nous avons huit quatrains qui sont autant de séries définitoires sur le même modèle que les vers 3 à 14 de "Voyelles", puis trois quatrains où en quelque sorte le poète reprend la parole organisée pour justifier les huit quatrains précédents. Il n'y a en revanche pas d'ouverture dans le poème de Baudelaire qui attaque directement par la première série. Le sonnet "Voyelles" inverse l'idée, nous avons deux vers d'introduction, et, en vérité, seul le second vers est de reprise en main du sens du poème par la parole explicative du poète : "Je dirai quelque jour vos naissances latentes", c'est la seule phrase verbale du poème, celle tout de même qui organise du coup l'ensemble, tandis que dans "Les Phares" nous avons des phrases sur l'espace de trois quatrains finaux. Et les phrases de Baudelaire sont une explication finale, conclusive, quand la phrase de Rimbaud est une forme d'introduction qui sent la dérobade. Notons tout de même un point de rapprochement entre le vers 2 introductif de Rimbaud et la conclusion de la pièce baudelairienne, puisque "Je dirai quelque jour vos naissances latentes" équivaut à justifier le poème en annonçant rendre un hommage. Je vais citer les trois derniers quatrains du poème "Les Phares" plus bas, donc vous allez pouvoir bientôt faire la comparaison. Je m'empresse de signaler aussi que l'avant-dernier quatrain des "Phares" a l'intérêt, notamment avec la répétition de "mille", d'offrir une amplification d'un "écho" ou "cri" quelque peu comparable aux "strideurs étranges". Je ne peux manque de souligner que le mot "éternité" clôt le poème de Baudelaire, mot qui devient le titre d'un poème de Rimbaud, poème célébrant une aube soit dit en passant, et poème de peu postérieur à la composition de "Voyelles" que les états manuscrits et les rapprochements avec "Les Mains de Jeanne-Marie" invitent à considérer comme datant approximativement du mois de février 1872, quand "L'Eternité" date de mai de la même année. La notion d'éternité implique tout comme la mention à majuscules "Ses Yeux" l'idée du divin, idée déjà appuyée par l'allusion à la trompette du jugement dernier dans "Suprême Clairon" (avec citation hugolienne à la clef). J'ajoute que dans "L'Eternité" nous avons une "âme sentinelle" qui fait écho aussi aux "mille sentinelles" du poème baudelairien.
Or, si le vers 2 de "Voyelles" fait écho à l'idée d'hommage du témoignage dans les derniers quatrains des "Phares", le dernier tercet de "Voyelles" est finalement l'intégration dans les séries visuelles de l'idée conclusive du poème de Baudelaire que pour sa part il a tenue en-dehors des huit quatrains d'associations d'idées. Au passage, on pourrait comparer "Ses Yeux" à la mention latin "Te Deum".
Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,Sont un écho redit par mille labyrinthes ;C'est pour les cœurs mortels un divin opium !C'est un cri répété par mille sentinelles,Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;C'est un phare allumé sur mille citadelles,Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignageQue nous puissions donner de notre dignitéQue cet ardent sanglot qui roule d'âge en âgeEt vient mourir au bord de votre éternité !
Visiblement, Hugo et Baudelaire sont les deux poètes que Rimbaud médite le plus attentivement pour composer "Voyelles" et plusieurs autres poèmes de cette époque. Je m'empresse de rappeler que le poème "Les Phares" est à proximité du sonnet "Les Correspondances" dans l'économie du recueil des Fleurs du Mal, version de 1861 ou version de 1868. J'avais déjà donné par le passé sur le forum "poetes.com" aujourd'hui disparu une longue liste d'influences possibles des poèmes de Baudelaire sur "Voyelles" de Rimbaud, bien avant mon article de 2003, et j'avais notamment souligné qu'un nombre considérable de poèmes des Fleurs du Mal, sonnets ou non, se terminaient par une mention saisissante d'un regard, d'yeux.
Dans "Voyelles", le vers final déplace quelque peu les lignes, puisque au-delà de l'hommage qu'est le poème la divinité pose son regard sur le poète, échange un contact avec lui. Les "phares" dressés par les hommes rendaient témoignage, Rimbaud capte directement la lumière et le regard créateur de la divinité.
Nota bene : Cornulier est un excellent rimbaldien, mais il y a des points qui ne passeront jamais : dater absurdement "Juillet" de 1873 ou 1874 au lieu de l'été 1872, imaginer absurdement que les "Yeux" à la fin de "Voyelles" sont ceux du poète lui-même, refuser d'analyser les allusions aux vers dans la prose des Illuminations, ne pas passer d'un coup d'un seul à une lecture métrique forcée des vers de 1872, il est humain, il n'est pas parfait, il ne faut pas avoir peur de le contredire.
Je voulais ajouter deux remarques.
RépondreSupprimerJ'ai cité le passage où Rocher dit que dans "Alchimie du verbe" Rimbaud fait de "Voyelles" le point de départ de l'expérience, ce qui veut bien dire que le poème a été sérieux comme jalon et projet dans son parcours (ce que Rocher relie aussi bien sûr aux lettres du voyant, on pourrait rappeler la réflexion de l'académicien sur la lettre A qui pourrait ruer dans... la folie). Mais, le mot "alchimie" est rare sous la plume des poètes, quasi jamais chez Hugo, un peu plus chez Baudelaire, et chez Rimbaud vous noterez que "alchimie" est employé dans "Voyelles". Ce n'est donc pas anodin s'il est cité en point de départ dans "Alchimie du verbe". On a commencé par une alchimie des "Voyelles" en quelque sorte.
Après, dans sa lecture, Rocher parle d'un poète qui crée l'univers par lui-même. C'est vrai qu'au sens littéral cette idée est parfois flattée par Rimbaud, notamment dans "Alchimie du verbe" et dans "Adieu" : "j'ai créé de nouvelles fleurs". Pour moi, il faut dériver sur un sens second pour deux raisons. Premièrement, le poète voyant rend témoignage de la réalité. Il ne se substitue pas au divin, il le révèle. Deuxièmement, Rimbaud envisagerait plutôt de faire par les mots l'équivalent d'une création divine du monde, on aurait plutôt le contrôle absolu de la création verbale, mais ce projet est un peu une voie de garage. Troisièmement, l'idée des nouvelles fleurs en relation avec le travail fleuri de la campagne, c'est le fait de trouver une formule de poète pour apporter au monde une multiplication de progrès. Le poète aurait une capacité non seulement à provoquer des émotions, mais à trouver le moyen de communiquer des effets transcendants qui changent définitivement l'humain, et cela différemment de l'exposition claire d'idées dans une littérature philosophique, scientifique, ou un essai aux expressions froides et courantes.
A props de "Voyelles", il y a un truc à comprendre sur la complexité de lecture.
RépondreSupprimerEvidemment, les poèmes de Rimbaud sont particulièrement hermétiques à partir de 1871 et ils seront systématiquement hermétiques jusqu'à la fin. Mais, il n'empêche que les lectures de "Voyelles" tendent à supposer un appareil méthodologique complexe, quand "Le Bateau ivre" et les autres poèmes sont simplement compliqués de détails ou simplement réduits en difficultés à partir du moment où des sources sont clairement identifiées.
"Voyelles" est le sonnet qui nous vaut des propositions de systèmes d'élucidation.
Or, le problème, c'est que "Voyelles" n'est qu'un poème de Rimbaud. Nous n'avons pas autour plusieurs poèmes qui seraient des prolongements du discours sur les voyelles. Nous avons des prolongements dont témoignent en amont "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" et les lettres dites "du voyant", en aval avec "Alchimie du verbe", et en simultané avec des images des "Mains de Jeanne-Marie", "L'Etoile a pleuré rose", sinon de "Paris se repeuple", poème dont la datation réelle est problématique. Mais, au plan des sujets traités, ces poèmes sont différents, cas à part du début de "Alchimie du verbe". Pour moi, il est clair que ça n'a pas de sens de chercher pendant des années à reformer un savoir érudit sur "Voyelles" témoin de réflexions, découvertes, etc., alors que Rimbaud a composé ce sonnet en moins d'un mois (et je suis large) et est passé à autre chose dans les autres poèmes.
En revanche, il y a quand même une cristallisation d'une idée imagée métaphysique au coeur de la conception du voyant, et le fait que le concept de "A noir" soit abstrait et non pas un code associant platement le A et le noir entraîne mécaniquement une réflexion abstraite tendue, compliquée, sur "Voyelles".
Voilà pour certaines justifications fondamentales des formules complexes inévitables à la lecture de ce sonnet.