jeudi 1 février 2024

Pour une relecture de "Vierge folle" !!! (partie 1 / 2)

Il est toujours intéressant de réagir après des publications d'autres personnes. A la base, nous lisons tous les œuvres de Rimbaud avec les mêmes annotations des éditions courantes. Tous nous sentons bien que la Vierge folle a hérité de quelque chose de Verlaine, comme il apparaît avec évidence qu'il faut identifier l'Epoux infernal au poète qui a tenu le discours de la section "Mauvais sang". A peu près tous, du moins depuis que le rejet de l'hypothèse a fait son lit, nous méprisons l'idée de considérer que la Vierge folle et l'Epoux infernal soient un duo allégorique représentant une dualité d'âme de Rimbaud. Jusqu'ici, je le croyais, personne ne faisait du récit de "Vierge folle" un témoignage biographique pur et simple sur la relation de Rimbaud avec Verlaine.
Tout a basculé avec les publications quasi simultanées des essais d'Alain Vaillant et d'Alain Bardel. Pour moi, l'intérêt, c'est que maintenant qu'ils ont explicité leurs positions, qu'ils ont détaillé une argumentation, je vais pouvoir donner d'une côté une contre-argumentation où on ne viendra pas me dire : "Oui, mais, on les prenait déjà en compte ces nuances-là, il n'empêche qu'on a bien raison de penser ce qu'on pense, on est nuancés de toute façon, bien sûr, mais on a envie de dire notre thèse, c'est ça qui est important !" et d'un autre côté je vais développer une lecture dont on ne viendra pas non plus me dire qu'elle va de soi, puisqu'elle ne transparaît nullement dans les deux ouvrages en question.
C'est parti, je commence par exposer la thèse adverse. Je commence par le livre d'Alain Bardel. Le texte fac-similaire de l'édition originale de "Vierge folle" est donné des pages impaires 133 à 143 de son livre et nous avons plusieurs notes au fil du texte qui sont données des pages paires 132 à 142. Cela nous fait six pages de notes. Je ne vais me concentrer que sur les notes d'identification de la Vierge folle à Verlaine, mais avant même cette identification la première note identifie le narrateur à une figuration de l'auteur lui-même, ce qui permettrait de rendre plus manifeste l'ironie du récit. Je ne comprends pas très bien la logique, mais c'est bien ce que Bardel soutient (page 132) :
[...] Ce meneur de jeu est une représentation de l'auteur lui-même. Donner une certaine consistance à cette figure du narrateur permet à Rimbaud de matérialiser sous la forme d'un quasi-personnage l'attitude ironique, la distance qui sont les siennes.
Comme mes réserves pourraient ne pas être bien comprises ou senties, j'explique de quoi il retourne. Le récit Une saison en enfer est un recueil de pages écrites sur un carnet de damné précédé d'un texte de présentation qui se termine en envoi retors à Satan. Pour l'ensemble des sections, c'est le poète damné qui parle et la section "Vierge folle" constitue l'exception. Toutefois, le poète manifeste sa présence, il a recueilli la parole de la "Vierge folle" dans ses écrits. Il introduit cet apport extérieur par le premier alinéa : "Ecoutons la confession d'un compagnon d'enfer : [...]" et on apprécie la dimension orale apportée par le verbe "Ecoutons". Et à la fin de cette confession, le poète fait une espèce de commentaire laconique qui vaut conclusion : "Drôle de ménage !"
On pourrait croire que je ne peux qu'être d'accord avec ce qu'en dit Bardel, sauf que son commentaire suppose une ironie et une distance du narrateur à l'encontre de la Vierge folle seule, ce qui est contradictoire avec la mention "Drôle de ménage" qui implique le narrateur lui-même. Ensuite, Bardel même s'il ménage la distinction narrateur et auteur pose que le narrateur est une "représentation de l'auteur" et cela développe la thèse d'un récit biographique à charge contre Verlaine.
Je pense que vous comprenez la tension entre mes impressions et la lecture de Bardel, et tout cela va devenir toujours plus clair dans la suite de cette étude.
L'identification de la "Vierge folle" à Verlaine commence avec la troisième et dernière note de la page 132, mais cette note est énorme, elle fait la moitié de la page, et surtout l'identification est biaisée par une démarche progressive problématique.
Je commence par citer l'extrait en gras qui correspond à la partie du texte de "Vierge folle" commentée par cette note : "Ô divin Epoux, mon Seigneur, ne refusez pas la confession de la plus triste de vos servantes." Il s'agit des premières paroles rapportées de la Vierge folle. Bardel n'en dit rien, mais cette phrase flatte les tenants d'une identification brute à Verlaine avec la mise en avant de la très grande tristesse personnelle, le lyrisme ému, la prière de retour vers Dieu, la repentance. Le problème, c'est qu'entre avril et août 1873 nous n'avons aucune attestation d'un retour de Verlaine vers la foi chrétienne. Au contraire, il met au point des récits diaboliques en vers dont Rimbaud possède des versions manuscrites. Il suffit de lire pour la période avril-août 1873 les passages de la Correspondance générale de Verlaine éditée par Pakenham pour se faire une idée des préoccupations religieuses ou non de Verlaine... Je remarque qu'en avril Verlaine, de passage en Belgique, écrit à Félix Régamey qu'il "pioche l'Anglais comme un nègre", ce qui fait étrangement écho au fait que c'est précisément ce mois-là, une fois revenu chez les siens, que Rimbaud va commencer à rédiger les histories d'un "Livre nègre" ou "païen". Verlaine ne parle pas dans cette lettre de religion, mais d'un cabaret et de "promenades à pied", ainsi que de ses projets avec des "vers en masse". Le 18 avril 1873, la mère de Verlaine, qui attend le retour de son fils, écrit une lettre qui parle des fatigues et malheurs du "ménage en dislocation". Elle se plaint de s'être déjà rendue trois fois à Bruxelles et une fois à Londres, et espère que Paul sera enfin "raisonnable" et qu'il va se conduire en "homme sérieux".
Le 22 avril 1873, Verlaine écrit à Blémont de Jéhonville. Il dit qu'il revient à l'instant d'une "petite excursion prudente vers Sedan", il dit ne voit que de loin en loin "l'ami à qui [il a] voué toute [s]on affection et qui [la lui] rend si bien". Verlaine dit qu'il "travaille beaucoup" sur son projet de recueil, à savoir les Romances sans paroles, et sur un "recueil de tous [ses]vers [...] inédits". Et la parenthèse offre une énumération éloquente : "sonnets, vieux poèmes saturniens, vers politiques et quelques obscénités". Il prévoit de faire "imprimer" tout cela "à Bruxelles" "avec une énorme préface où il [va] tape[r] sur beaucoup de choses et de gens." On peut verser au dossier qu'il rappelle qu'il a failli mourir deux fois et que la première fois "à Londres" il a "dû [s]on salut" à sa mère et au "dévouement de Rimbaud, revenu tout exprès de Charleville." Cela est plaisamment suivi par un "Tout récemment" en attaque de phrase pour évoquer le deuxième risque de mort : "Tout récemment, en Belgique même, à Namur, j'ai eu comme une espèce d'attaque cérébrale dont je ne suis sorti sauf que par de l'eau sédative en masse." Namur est dangereuse aux poètes, ce n'est pas en sortant de l'église Saint-Loup que Baudelaire a eu sa première attaque ? Moi, c'est la ville où je suis né, je suis immunisé, tout comme Henri Michaux et Félix Ravaisson. Dans cette lettre à Blémont, Verlaine envoie les poèmes "A poor young shepherd" et "the Child Wife". On ne peut pas parler de religiosité douce pour ces poèmes. Loin de là. En post-scriptum, Verlaine évoque un "drame en prose" et un "grand roman intime". Et la parenthèse ajoute "(rien d'autobiographique : - fi, l'horreur !)" Le rejet de l'autobiographique en tant que tel est intéressant à noter, même si c'est un peu retors au vu des Romances sans paroles, avis contre l'autobiographique brut que Rimbaud partageait probablement. Le "drame en prose" serait Madame Aubin selon Pakenham et cela va de soi puisque Verlaine annonce "Mme Aubin" comme un "drame en prose" dans sa lettre à Lepelletier du 16 mai 1873, tandis que le roman intime semble n'avoir jamais eu de suite.
Un jeudi du milieu du mois de mai, Verlaine écrit une lettre à l'ami de Rimbaud qu'est Delahaye où il figure le juron textuel suivant : "Mais nom de Dieu de bordel !" Marivaux, Voltaire et Sterne sont corrompus en Marinel, Voltomphe et Sperme. Au passage, cela peut laisser entendre que Rimbaud les a lus lui aussi de son côté.
Dans une lettre du lendemain vendredi 16 mai, Verlaine parle de son procès à Lepelletier, mais aussi de "Mme Aubin" avec un commentaire où il épingle l'auteur de La Dame aux camélias : "Un cocu sublime (pas à la manière de Jacques, le mien est un moderne extrêmement malin et qui rendra des points à tous les aigrefins de ce con de Dumafisse." Je rappelle qu'une adaptation théâtrale du roman La Dame aux camélias allait être représentée à Londres en juin 1873, tandis que Rimbaud cite le prénom et le nom du personnage principal masculin du roman à la fin de "Vierge folle". Verlaine prétend aussi compléter un "opéra-bouffe 18e siècle, commencé il y a 2 ou 3 ans avec Sivry." Et pour la musique il évoque Les Cent vierges et Mme Angot. Pakenham précise que Verlaine a vu dix fois l'opérette-bouffe Les Cent vierges à Londres, opérette créée à Bruxelles le 16 mars 1872. La Fille de Madame Angot est une création à succès récente du 4 décembre 1872. Verlaine parle aussi d'un recueil de sonnets où il reprendrait la plaquette Les Amies dont il demande une copie à Lepelletier s'il l'a. Il prévoit aussi une préface à son recueil projeté depuis quelque temps Les Vaincus. Et enfin, il envoit une version du poème de luxure "Invocations" réputé pour ses rapprochements avec d'un côté la prose liminaire d'Une saison en enfer et de l'autre "Jeunesse II" des Illuminations. Je passe sur les dessins d'époque autour des rendez-vous de Bouillon, je passe sur la lettre à Rimbaud du 18 mai 1873. Le 19 mai 1873, Verlaine indique qu'il tient énormément à la "dédicace à Rimbaud" pour son recueil à venir des Romances sans paroles. Il y est à nouveau question du "dévouement" d'Arthur. Le 23 mai, au même Lepelletier, Verlaine explique qu'il en a assez des "vers chiés comme en pleurant" et des "tartines à la Lamartine", même s'il concède à celui-ci des "choses inouïes de beauté". Il cite La Chute d'un Ange. Verlaine s'excuse aussi de fréquenter Andrieu et Vermersch sous prétexte qu'il les connaissait "avant la politique".
Dans une lettre de Londres du 25 juin 1873, Verlaine précise avoir vu dix fois Les Cent vierges, mais il y a aussi un passage à nouveau sur Dumas fils :
   Je ne suis pas de l'avis de Pelletan sur Dumas fils. Et l'Homme-femme n'est pas si apocalyptique que ç[a], - bien que je ne sois pas disposé à suivre le "Tue-la !" qui est là pour la vente. - Mais, vrai, Mme Aubray, la Princesse George, c'est très fort et très neuf. Je ne connais pas encore la Femme de Claude. Mme Desclée va, j'espère, la jouer.
Dans une lettre au même Blémont du 21 juin, Verlaine précisait qu'il ne lisait plus les journaux français et ne rien savoir de ce qui se passe à Paris. Il fait allusion ici à un article de Pelletan dans la revue La Renaissance littéraire et artistique qui date du 8 février 1873, un compte rendu de La Femme de Claude, le pamphlet L'Homme-femme date de 1872. Verlaine recommande aussi le 25 juin à Lepelletier de lire les recueils Pleurs et Pauvres fleurs de Desbordes-Valmore citant un extrait du poème "Dormeuse" sous le titre pour moi volontairement corrompu "Berceuse".
Je passe sur la lettre de Verlaine du 3 juillet où il demande à Rimbaud de le pardonner pour sa "pingrerie" et pour le fait de le laisser en plan, il prétend se suicider s'il ne retape pas son ménage. Les lettres en retour de Rimbaud sont autrement larmoyantes et proches du lyrisme de la "Vierge folle" si on veut tenter cette voie. En juillet, incarcéré après le drame de Bruxelles, Verlaine écrit plusieurs lettres à Victor Hugo et il n'y est pas question de religion non plus. Rappelons que la justice a saisi un poème de Verlaine intitulé "Le Bon disciple" qui est particulièrement blasphématoire. Arrêtons-là. On l'a compris. Quelque chose cloche dans l'affirmation selon laquelle Rimbaud imiterait la religiosité toute de plaintes mièvres de Verlaine.
Nous observons que ces courriers véhiculent des éléments exploitables pour commenter Une saison en enfer, ce dont les rimbaldiens n'ont rien fait. Il y a plusieurs allusions à Dumas fils, un renvoi à un article de Pelletan que Rimbaud a dû lire lui aussi. Il y a une idée de travestissement aussi possible dans ces références, éventuellement utile à une compréhension de "Vierge folle", cela reste à creuser. En attendant, voici ce qu'affirme sans crier gare Bardel à propos du "compagnon d'enfer" "Vierge folle" (page 132) :
[...] Le "compagnon d'enfer" annoncé à l'incipit se transforme aussitôt en un personnage féminin. Cette "servante" du "Seigneur" dissimule donc un homme. Le procédé force le trait de la satire religieuse et crée une équivoque sexuelle. Le dialogue de la "Vierge folle" avec le "divin Epoux" constitue une parodie de cette littérature mystique où l'âme humaine est représentée par le partenaire féminin du couple et où l'amant représente Dieu. [...]
Les affirmations sont péremptoires. "Compagne"' est-il le synonyme féminin strict de "compagnon" ? Pas tout à fait ! Certes, le féminin peut désigner une âme qui veut communier avec Dieu métaphorisé en pôle masculin, mais le commentaire ne s'impose que s'il est acquis que la "Vierge folle" est en réalité un homme qui parle en s'imaginant en femme. Mais, surtout, Bardel développe ses convictions sur une certitude ici non rappelée que les propos rapportés de la "Vierge folle" imitent le style verlainien. Or, la section "Vierge folle" est la suite narrative immédiate de "Nuit de l'enfer". Je vous cite la fin de "Nuit de l'enfer" pour vous donner une idée de l'absence de contraste entre l'Epoux infernal et la Vierge folle :
   Ah ! remonter à la vie ! Jeter les yeux sur nos difformités. Et ce poison, ce baiser mille fois maudit ! Ma faiblesse, la cruauté du monde ! Mon Dieu, pitié, cachez-moi, je me tiens trop mal ! - Je suis caché et je ne le suis pas.
   C'est le feu qui se relève avec son damné.

Je lis bien : "Mon Dieu, pitié, cachez-moi, je me tiens trop mal !" Je crois que ça se passe de commentaire. Il est vrai que dans "Nuit de l'enfer" il y a un mouvement de balancier, mais on peut aussi proposer un florilège des phrases de contrition du poète dans "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer". Je pourrais citer des extraits notamment des sections 6 et 7 de "Mauvais sang" jusqu'au travestissement d'ailleurs avec ceci : "Comme je deviens vieille fille, à manque du courage d'aimer la mort !"
Bardel se permet d'affirmer qu'il y a une probable allusion à la "bigoterie de Verlaine" : "Plus tard je connaîtrai le divin Epoux ! Je suis née soumise à lui. L'autre peut me battre maintenant." Rimbaud battait-il Verlaine ? En tout cas, Verlaine battait sa femme. Puis, comment harmoniser avec la thèse de Bardel que le narrateur, qui serait l'auteur en représentation, s'accorde du "Mon Dieu, pitié, cachez-moi, je me tiens trop mal" ? Comment harmoniser cela avec les passages de "Mauvais sang" où le poète est surpris par le "coup de la grâce" et se lance dans un discours similaire à la "Vierge folle" : "L'ennui n'est plus mon amour", "le repentir me sera épargné", "Vais-je être enlevé comme un enfant, pour jouer au paradis dans l'oubli de tout le malheur !", "Le monde est bon", "J'aimerai mes frères". Et comme il est question de dénoncer la frivolité d'une relation dans "Vierge folle" : "C'était aussi frivole...", il est question de l'abandon des "goûts frivoles" dans cette partie particulière de "Mauvais sang".
Sans donner l'impression de soupçonner ces difficultés, Bardel affirme encore péremptoirement que Rimbaud "tourne en ridicule la foi naïve de son ex-compagnon", "foi naïve" non attestée au plan biographique avant 1874 ! Et Bardel affirme que Rimbaud serait une sorte d'homosexuel misogyne (misogynie non constatée dans les écrits de Rimbaud) qui s'amuserait à traiter avec dédain d'une "relation homosexuelle" en peignant le partenaire sous les "traits d'une femme". Barde lcroit voir une allusion fine à la plaquette Les Amies :
[Rimbaud] s'amuse à le montrer hésitant sur le sexe de ses ami(e)s : "Ô mes amies !.... non, pas mes amies...", malicieuse allusion aussi au recueil de poèmes saphiques de Verlaine intitulé Les Amies.
Bardel nous dépeint un Rimbaud en plein revirement homophobe !?
En tout cas, il suffit de mettre en contexte la citation pour voir que ce n'est pas du tout de cela qu'il est question :
   "A présent, je suis au fond du monde ! O mes amies !... non, pas mes amies !... Jamais délires ni tortures semblables... Est-ce bête !
En revanche, le rapprochement avec "Mauvais sang" est autrement sensible. Non seulement "Est-ce bête !" rappelle le "suis-je bête !" de la section 4, mais ce rappel est solidaire d'un autre parallélisme sensible avec le "De profundis domine" qui précède la mention "suis-je bête". Et ça va plus loin encore, puisque la phrase "je suis au fond du monde" est le rappel de plusieurs phrases du poète dans "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer" : "Maintenant, je suis maudit", "mon vice [...] me renverse, me traîne", "je suis tellement délaissé", "De profundis domine", "je tomberai au néant", "Mais l'horloge ne sera pas arrivée à ne plus sonner que l'heure de la pure douleur", "l'air de l'enfer ne souffre pas les hymnes", "Je me crois en enfer, donc j'y suis", "que je tombe au néant", "le diable est au clocher, à cette heure" (variante sur l'horloge ne sonnant plus que l'heure de la pure douleur bien évidemment), "l'horloge de la vie s'est arrêtée tout à l'heure" (équivalent temporel et... funèbre du bas du monde), "Je ne suis plus au monde" (phrase qui suit immédiatement et qui confirme), "La théologie est sérieuse, l'enfer est certainement en bas - et le ciel en haut" (phrase qui justifie les prolongements de mon énumération), "Décidément, nous sommes hors du monde. Plus aucun son.", appel aux soirs, aux matins, aux nuits, aux jours, car le poète est bien au fond du monde avec une nuit qui a roulé dans ses yeux "par ce soleil" à la fin de "Mauvais sang"., ce qui débouche sur l'idée d'une multiplication des enfers, sur la vision du "tombeau", "horreur de l'horreur".
Bardel oppose la Vierge folle et l'Epoux infernal au mépris de parallélismes plus qu'évidents.
Pour les notes de la page 134, je passe sur l'interrogation benoîte selon laquelle Verlaine s'accuserait de ressembler aux vierges folles selon Vigny, c'est-à-dire des prostituées. En revanche, il aurait été pertinent de mettre en parallèle : "Je suis esclave de l'Epoux infernal" avec "Je suis esclave de mon baptême" dans "Nuit de l'enfer". Il y a plusieurs fois l'idée de soumission forcée à Dieu dans Une saison en enfer, ce qui suppose une critique latente, mais ici on a un parallélisme intéressant. La Vierge folle est partagée entre deux époux, entre Dieu et l'Epoux infernal. Et il est question aussi de soumission à l'Epoux infernal. C'est intéressant, parce que cela dresse une concurrence de deux modèles et en même temps par le jeu du miroir une critique est amorcée du pouvoir de l'Epoux infernal. Puis, le parallélisme permet de souligner aussi la dynamique des êtres égarés. Dans la section 4 de "Mauvais sang", le poète se sent tellement délaissé qu'il est prêt à des élans vers n'importe quelle divine image. Au plan de la lecture, c'est plus intéressant que de déterminer si oui ou non Rimbaud parle directement de sa vie avec Verlaine. Quand je lis, j'aime bien d'avoir des idées. Je ne suis pas très friand de ce que les anglais appellent des "easter eggs". "Oui, là, dans ce film, il y a une allusion à tel autre film. Si tu réfléchis bien, le personnage c'est un rappel de Mickey et tu verras que la femme c'est Minnie." Ce rapport à l'art ne m'intéresse pas du tout. Je ne m'intéresse qu'à ce qui est pertinent. La phrase : "La vraie vie est absente" renvoie d'évidence à Rimbaud, à "Mauvais sang", à son intérêt pour les poésies de Desbordes-Valmore qu'il a communiqué à Verlaine. La "Vierge folle" s'écrie : "Je suis veuve" et se reprend : "j'étais veuve". On comprend la logique de repentance et de dépassement. C'est une idée de veuvage vis-à-vis de Dieu, certainement pas vis-à-vis de l'Epoux infernal duquel elle n'est pas encore séparée d'après sa confession. Bardel prétend que c'est une façon pour Verlaine de dire qu'il est veuf de Mathilde et que Rimbaud a envie de le lui faire dire sans raison dans "Vierge folle". Pourtant, on voit clairement qu'il n'est pas question de Mathilde dans l'économie du récit. Il est question de Dieu face à l'Epoux infernal. Mathilde n'est pas la rivale ici de l'Epoux infernal. Bardel considère que la Vierge folle "s'embrouille dans les temps verbaux", alors qu'il me semble que la quasi totalité des lecteurs ont forcément compris qu'il s'agit d'une ressaisie du propos : "Je suis veuve, non je ne dois pas dire ça, j'étais veuve", et il est évident que le lecteur doit faire l'effort de chercher de qui la Vierge folle était veuve. Il ne s'agit pas de l'Epoux infernal, il s'agit donc du divin Epoux. Le divin Epoux n'était pas mort, mais la Vierge folle le considérait comme perdu pour elle. C'est l'mploi particulier du mot "veuvage" que Verlaine aura vis-à-vis de Mathilde, sauf qu'ici ça concerne Dieu. Nous sommes dans un discours de contrition et de repentance où la nécessité de revenir à l'Epoux divin est explicitement affirmée dès le début de la confession. Il ne faut pas chercher plus loin.
De manière biaisée, Bardel prétend que la Vierge folle reproche à l'Epoux infernal de l'avoir entraînée avec lui au fond du monde. Cette idée fait de Verlaine une sorte d'Eloa dans la thèse de lecture soutenue. Toutefois, la Vierge folle, même si elle développe le discours selon lequel elle a été séduite par l'Epoux infernal, ne reproche pas directement à celui-ci de l'avoir entraînée au fond du monde. Elle s'applique des reproches à elle-même, et quand elle dit qu'elle est au fond du monde, elle le dit simplement et lapidairement comme le faisait le poète de "Mauvais sang". On ne peut pas arranger le commentaire en disant qu'elle se plaint d'être au fond du monde à cause d'un autre.
Après, on peut lever le pied sur l'analyse des notes de commentaires puisqu'on s'intéresse à des descriptions de l'Epoux infernal qui favorisent clairement l'identification tantôt à Rimbaud, tantôt au locuteur de "Mauvais sang", etc. Notons tout de même un travers. Puisque le poète dit : "Je n'aime pas les femmes", Bardel prétend y voir une dénonciation de la sexualité dominante. Outre que, pour identifier des allusions biographiques, Bardel construit une lecture peu cohérente, où la revendication à l'homosexualité se mélange à une satire homophobe, il n'y a aucune logique textuelle clairement établie permettant d'affirmer le passage de "je n'aime pas les femmes" à une revendication de l'homosexualité. Rimbaud, pour des raisons qui lui sont propres, ne parle pas d'homosexualité dans Une saison en enfer. On pourrait dire que "je n'aime pas les femmes" est tout de même une suggestion en ce sens, mais je rappelle que Verlaine ne voulait pas donner de l'argent à Rimbaud, parce qu'il allait voir les prostituées avec. Le propos de Rimbaud n'est pas d'opposer l'amour des femmes et l'amour entre hommes, puisque ce n'est déjà pas acté par ce que nous avons comme indices de sa vie sexuelle par les documents.
Il y a une obstination des rimbaldiens à vouloir que Rimbaud parle de l'homosexualité en prônant le nouvel amour, etc., et en réalité cette thèse de lecture ne fonctionne pas du tout. La Vierge folle rapporte le désir du poète de faire des femmes de "bonnes camarades", nous avons les signes au contraire d'un désir de la relation au monde féminin.
Sans aucun recul, Bardel écrit Verlaine dans ses commentaire au lieu de la "Vierge folle" (page 136) :
[...] En avouant, à travers la voix de Verlaine, la coexistence en lui de mouvements charitables et d'un fond de méchanceté, Rimbaud dénonce l'hypocrisie d'un certain type d'apitoiements sur les misères du prochain. C'est en réalité la critique de la "charité chrétienne" qui commence dans ces lignes.
Si on adopte la thèse de lecture de Bardel identifiant Verlaine à la Vierge folle et Rimbaud à l'Epoux infernal au plan d'un récit à charge, on a droit à une analyse où le texte de Rimbaud n'a aucune construction, les phrases du texte sont le prétexte à des analyses psychologiques des critiques rimbaldiens qui, du coup, ne font qu'exprimer leur brio. Normalement, c'est les mérites qu'il faut faire ressortir en étudiant la composition littéraire. Je ne vais pas citer toutes les considérations psychologiques prêtées au texte par Bardel, mais je ne peux qu'épingler l'idée d'une critique de la "charité chrétienne" dans les propos suivants de "Vierge folle", puisque c'est justement la description du modèle inversé qu'est la charité entre la femme perdue et le Démon. L'Epoux infernal se comporte comme le poète de la prose liminaire qui se jetait sur tout espérance et qui narguait les fléaux pour se faire tuer : "[...] il se poste dans des rues ou dans des maisons, pour m'épouvanter mortellement". Nous avons une allusion à la lutte avec l'archange, mais entre la femme perdue et le démon : "je luttais avec lui !" L'Epoux infernal parle des malheureux, le discours de la charité pour autrui se fait jour, sauf qu'il est question d'une vie de deux êtres maudits isolés. L'Epoux infernal prétend aller aider d'autres personnes, il fait la promesse de ne pas abandonner la Vierge folle mais de manière frivole. Bref, il faut se méfier et éviter d'identifier purement et simplement une pratique de la charité chrétienne dans les actes et propos de l'Epoux infernal. La Vierge folle décrit clairement un paradis de la tristesse au ciel sombre. Evidemment, si on lit bêtement la compassion exprimée pour les malheureux comme de la charité chrétienne, on ne va pas aller loin dans l'opposition de l'Epoux infernal au message chrétien.
Bardel fait tout de même remarquer que la Vierge folle dénonce la mystification, mais sans en tirer la conséquence que la critique n'est donc pas de la charité chrétienne en tant que telle.
Et ce que manque Alain Bardel, et partant Alain Vaillant, c'est que la Vierge folle critique la prétention  un pouvoir magique pour changer la vie. Elle nous explique clairement que la fausseté de cette charité ensorcelée vient de ce que l'Epoux infernal refuse la réalité et cherche à lui échapper par des visions imaginaires de son esprit. Elle parle d'un "décor" qu'il se fait "en esprit" et qu'elle "voyait" elle aussi. Elle dénonce la supercherie de son "pouvoir magique" pour "changer la vie". Cela prépare clairement à la lecture de "Alchimie du verbe", elle parle même de la magie de la vie d'aventures des livres pour enfants, on ne peut pas lier plus clairement les deux "Délires" entre eux, et vous comprenez aussi l'ironie du début de "Matin" : "N'eus-je pas une fois, une jeunesse aimable, héroïque, fabuleuse [...]". Il convient d'ailleurs de comparer la "Vierge folle" appréciant les tours de l'Epoux infernal avec le souvenir du poète dans "Mauvais sang" quand "Encore tout enfant" il "admirai[t] le forçat intraitable". Il s'agitt encore d'un parallélisme important entre la "Vierge folle" et le poète de "Mauvais sang" que les rimbaldiens déterminés à voir un portrait-charge de Verlaine dans "Vierge folle" ne peuvent pas voir. Certes, moi aussi, j'identifie des allusions à la relation de Rimbaud et Verlaine dans "Vierge folle", mais vous voyez bien le problème immense posé par l'approche biographique brute de Bardel et de Vaillant. Ils passent complètement à côté des visées de sens du texte, complètement !
Cet article devient long, je vais le suspendre ici pour l'instant.
Je développerai une deuxième partie.
Je vous laisse méditer sur ce que j'ai dit du modèle d'inversion de la "charité ensorcelée", parce que les implications vont loin pour la compréhension d'ensemble d'Une saison en enfer.
J'ai encore plein de mises au point à faire.

2 commentaires:

  1. Étonné par le commentaire de Je suis veuve j'étais veuve par Bardel qui y voit un cafouillage sur les temps verbaux, j'ai consulté ce que disait Brunel en 87. Ce n'est pas mieux. Il dit que la Vierge folle est deux fois veuve. Veuve de l'epoux divin dont elle a été séparée veuve de l'international qu'elle a perdu.ah bon elle a perdu l'international ? Et Brunel écrit sue le redoublement peut surprendre. Et du coup qui est au passé entre les deux ?
    N'importe quoi ces lectures !

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  2. Dans le débat sur l'identification à Verlaine,il y a deux niveaux. Moi je m'oppose à une lecture biographique suivie aggravée de l'idée d'une charge contre un Verlaine homme de paille larmoyant. Mais derrière ça il y a eu l'alternative entre le biographique et les deux âmes pour Ruff suivi par Adam. Et certains prenaient une conciliation des deux lectures pour ne pas trancher Brunel Davies.
    Tout se passe comme si le rejet de la lecture allégorique imposait le biographique outrancier.
    Dans ma lecture, quand je souligne les parallèles du discours de la Vierge et de l'Infernal je rejette les deux lectures, celle du portrait charge de Verlaine celle aussi de l'âme qui ne rêve pas l'impossible et se soumet aux servitudes de la vie. Non la vierges folle est une damnée.

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