vendredi 2 février 2024

Pour une relecture de Vierge folle (partie 2/2)

Le rythme des articles est soutenu, mais l'intérêt pour vous c'est qu'on a une lecture complète d'Une saison en enfer qui se fait jour comme jamais.
Dans la première partie, j'ai cité des extraits de lettres de Verlaine d'avril à juillet 1873, un peu au-delà même de son incarcération pour montrer l'inanité du portrait d'un Verlaine tout de contrition religieuse en "Vierge folle". Selon son propre témoignage, Verlaine n'a eu la révélation religieuse qu'en juin 1874. Dans son édition critique de 1987, Pierre Brunel précise que Verlaine n'a été incarcéré à la prison de Mons qu'à partir du 25 octobre 1873, quand les livres d'Une saison en enfer viennent d'être imprimés, et c'est dans cette prison que Verlaine s'est converti suite à l'influence de l'abbé Descamps qui le visitait. Et c'est en novembre que Verlaine va composer des "Cantiques à Marie". En citant ces courriers de Verlaine, j'ai attiré l'attention sur un fil rouge du côté de Dumas fils qui revient dans les échanges, qui est un modèle repoussoir pour certains écrits en cours de Verlaine, et il est question d'un renvoi à un article de Pelletan dans la revue La Renaissance littéraire et artistique, ainsi que d'un pamphlet L'Homme-femme. Je me pencherai ultérieurement sur ces pistes jusqu'ici ignorées complètement des rimbaldiens. Il est connu qu'à la fin de "Vierge folle", nous avons une allusion au héros de La Dame aux camélias dans l'énumération suivante : "[...] il s'appelle Duval, Dufour, Armand, Maurice, que sais-je ?" Armand Duval est le jeune bourgeois, amant de Marguerite Gautier, dans le roman de Dumas fils. Phtisique, elle fait le sacrifice de son amour et meurt. Dans "Vierge folle", la logique est si pas inversée, différente. C'est l'Epoux infernal qui prétend risquer la mort à cause de son dévouement pour la Vierge folle.
A ma connaissance, personne n'a jamais signalé à l'attention l'intérêt d'époque de Verlaine pour un débat sur les couples romanesques dans les récits de Dumas fils.
Il faudrait voir ce qu'en disent les critiques verlainiens dans la mesure où ça intéresse notamment la composition non seulement de Madame Aubain, mais des récits diaboliques "La Grâce", "L'Impénitence finale", etc. Steve Murphy a créé à côté de la revue Parade sauvage une Revue Verlaine et si Murphy n'a jamais réellement publié d'articles forts sur Une saison en enfer Yann Frémy auteur d'une thèse sur la Saison a été directeur de ces deux revues à la fois. Je me rends compte très tardivement de ce lien, mais on voit encore une fois que, malgré le nombre de gens qui publient sur Rimbaud et Verlaine, en communiquant entre eux, il y a des faits visibles qui bizarrement sont passés inaperçus.
Revenons-en pour l'instant à notre idée. Il y a eu il y a environ cinquante ans un débat qui a tourné court entre deux thèses de lecture sur "Vierge folle". Il y a ceux qui reconnaissent des allusions biographiques à Rimbaud et Verlaine dans le récit, et il y a ceux, peu nombreux, qui ont adhéré à l'idée de Ruff qu'il était question d'une double allégorie opposant l'âme religieuse originelle de Rimbaud à son âme démoniaque. La lecture de Ruff signifiait une volonté de ne pas se laisser enfermer dans la lecture biographique et elle a été suivie par Antoine Adam, l'éditeur de Rimbaud dans la collection de la Pléiade vers 1972. Face à cette alternative, certains ont préféré ne pas choisir et ménager un mélange des deux hypothèses, c'est le cas de Margaret Davies (article de 1973 et livre de 1975), puis de Pierre Brunel en 1987. La thèse des deux âmes a facilement été ridiculisée, vu les détails triviaux de la relation entre les deux personnages. Le problème, c'est que, du coup, après quelques décennies d'atermoiements d'une lecture partiellement biographique acceptée, nous sommes passés en 2023 à une lecture biographique outrancière (Bardel, Vaillant). Vaillant pose non seulement que la Vierge folle représente Verlaine dans le premier des deux "Délires", mais il affirme aussi que Satan dans la prose liminaire est une figuration de Verlaine, soutenant l'idée incongrue qu'un même être biographique peut ainsi passer de bourreau à victime dans le récit. Citons même précisément le texte (page 85 de son essai) : "[...] la mise en scène infernale est une fiction allégorique, orchestrée par le poète, où chacun, selon les moments du récit, peut être tour à tour Satan et victime de Satan." Personnellement, j'identifie Satan à Satan et la Vierge folle à la Vierge folle, selon un principe de lecture non contradictoire, et si je consens à identifier des allusions au profil de Verlaine dans la "Vierge folle", je ne vois aucune allusion à Verlaine dans la figure de Satan, strictement aucune. Satan et la Vierge folle sont deux personnages nettement distincts du récit. L'idée de reconnaître Verlaine dans Satan, ça ne me vient pas à l'idée, et si quelqu'un me la soumet, je renverse l'idée dans la poubelle, voilà tout.
Sans preuves, les lectures de Vaillant et Bardel affirment que Rimbaud parodie la religiosité fade de Verlaine. A partir du moment où Verlaine s'est converti rapidement ensuite en prison, il suffit de considérer que Rimbaud a eu la primeur de ses premières manifestations, les preuves sont inutiles. Le même problème chronologique se pose pour le terme de "veuve", puisqu'il ne suffit pas de relever des mentions tardives de la part de Verlaine du terme "veuf". Verlaine a lu Une saison en enfer en octobre ou novembre 1873. Il faudrait attester que Verlaine parlait de lui comme un veuf avant cette date, et encore vu sa relation avec Rimbaud depuis septembre 1871 ce ne serait pas automatiquement suffisant pour attribuer une influence de Verlaine sur Rimbaud dans l'emploi du mot "veuf". Pire, l'origine de cet emploi un peu spécial pourrait venir du père et de la mère d'Arthur. La mère d'Arthur se faisait passer pour veuve...
Une lecture biographique suivie de "Vierge folle" n'est même pas la pointe extrême des lectures de Bardel et Vaillant, puisqu'il est présupposé que "Vierge folle" est une charge agressive contre Verlaine. Bardel est convaincu que si Rimbaud a dédicacé un exemplaire d'Une saison en enfer c'est pour jouir de l'avis de rupture cinglant qu'il croit déceler dans les dernières lignes de "Adieu", puisque le poète se décrit seul, sans main amie, libre de rire des "vieilles amours mensongères".
Il faut absolument rompre en visière avec les lectures de Vaillant et Bardel, tant elles font dire au livre tant de choses qui lui sont bien étrangères.
J'ai notamment insisté sur le fait que la lecture biographique et à charge contre Verlaine faisait manquer les visées de sens réelles du récit. La Vierge folle est comme le poète de "Mauvais sang" au fond du monde. Délaissée, elle a des élans vers n'importe quelle divine image, ici elle souhaite retourner vers Dieu, mais c'est aussi un mouvement du poète de "Mauvais sang" qui demande sa pitié à Dieu à la fin de "Nuit de l'enfer". Tout comme le poète de la Saison a une foi qui se corrompt sans qu'il s'en aperçoive dans les sections 6 et 7 de "Mauvais sang", la Vierge folle passe insensiblement de la confession de la repentante à une confidence où ses intentions sont assez mal arrêtées. Tout comme le poète "encore enfant" admirait le "forçat intraitable", la Vierge folle admire l'Epoux infernal. Il ne faut pas opposer les personnages de la Vierge folle et de l'Epoux infernal. Par définition, la Vierge folle est elle aussi une âme damnée. Il ne faut pas le perdre de vue. Elle prétend revenir à Dieu, mais même si la parabole de l'Evangile selon saint Mathieu est très éloignée du texte de la Saison je rappelle que les vierges folles sont rejetées de la noce : Dieu leur dit, je ne vous connais pas. Leur faute était pourtant de simple imprévoyance. C'est le fameux principe du "vous ne connaissez ni le jour, ni l'heure", autrement dit il faut être prêt à tout instant. C'est pour cela que la Vierge folle modifie son propos : "Je suis veuve" en "J'étais veuve". Bardel y voit un dérisoire cafouillage sur les temps verbaux qui n'apporte rien pour le sens, et Brunel imaginait en 1987 que la Vierge folle dit qu'elle est veuve de l'Epoux infernal alors qu'elle l'était déjà de l'Epoux divin. Non, pas du tout ! Elle est dans la repentance, elle dit "Je suis veuve" ce qui signifie qu'elle se reproche son absence au festin de noces avec l'Epoux divin, mais elle veut que ce soit réparable, elle dit comiquement qu'elle n'est pas née pour devenir squelette, et quand elle dit : "J'étais veuve", c'est une autre forme comique de refus de la réalité de sa damnation. Elle croit sa rédemption possible en tout cas.
J'ai dans la première partie de mon article rendu compte d'une moitié des pages de notes d'Alain Bardel, notes en vis-à-vis du fac-similé, et j'ai mis en avant que Bardel prétendait identifier une critique de la charité chrétienne dans le caractère grotesque des actes de charité de la Vierge folle et de l'Epoux infernal. Je ne suis évidemment pas d'accord avec cette lecture très facile à contester. Il va de soi que les objections du chrétien à cette lecture sont toutes prêtes et imparables. Ce n'est pas les actes de charité de la Vierge folle et de l'Epoux infernal qui posent problème, c'est le manque de vraie charité des deux personnages, c'est la Vierge folle et l'Epoux infernal eux-mêmes qui sont le problème ici.
Qui plus est, comme cela était prévisible, dès qu'il y a un acte de charité et de bonté dans le récit, c'est une concession morale faite à Dieu dans la lecture des critiques rimbaldiens. Certes, la prose liminaire et le début de "Mauvais sang" tiennent des propos particulièrement radicaux, mais il faut évidemment apprécier le décalage entre la charité bien entendue et une espèce de charité qui a des vices dans ses principes. Petit à petit, on se rend compte qu'on peut dégager précisément des éléments problématiques dans les conceptions de l'Epoux infernal. Ce qui est très intéressant dans la conception du récit, c'est que la Vierge folle est plus à même de dénoncer les mensonges de l'Epoux infernal. L'Epoux infernal veut fuir la réalité avec un tel degré d'obsession qu'il a besoin du discours d'autrui pour sentir toute la crudité de sa folie. Ici, il relaie le discours de la "Vierge folle", il consent à relayer la critique qui est faite de lui. Et dans "Drôle de ménage !" il ne critique pas les lubies uniquement de la "Vierge folle", il juge le couple lui-même, le ménage, et admettant la part de critique de son propre cas il peut alors passer à l'autocritique qu'est "Alchimie du verbe".
C'est plutôt comme ça qu'il faut voir l'implication du discours rapporté de la "Vierge folle". Une saison en enfer, c'est un écrit de mise au point sur soi (le narrateur, certes représentant de l'auteur) et la pièce rapportée sert à s'analyser soi-même. On n'est pas dans de la copie pour régler des comptes. Dire du mal de Verlaine dans un langage travesti n'a aucun sens au plan de la conception du livre Une saison en enfer. Il y a bien des allusions biographiques à Verlaine dans "Vierge folle", mais tout est ramené à une autocritique du poète lui-même, à une autocritique de Rimbaud lui-même. C'est pour cela que, même s'il est piquant pour lui de reconnaître des allusions à sa personne dans "Vierge folle", Verlaine ne s'est pas indigné contre ce récit. Il s'est indigné contre le discours de "Vagabonds" où sifflait à ses oreilles sans aucun doute l'expression "chagrin idiot", mais jamais contre "Vierge folle". Et je le répète, "Vierge folle" contient de nombreux éléments qui permettent d'identifier tantôt le poète de "Mauvais sang", tantôt Rimbaud lui-même, mais quasi aucun qui permette d'identifier Verlaine. La religiosité n'est pas verlainienne, le style n'est pas verlainien, ou alors "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer" sont du Verlaine aussi. Le veuvage ne renvoie pas à Mathilde, et ainsi de suite. Quand on identifie une allusion à Verlaine, c'est toujours indirectement parce qu'on identifie Rimbaud. L'Epoux infernal n'était encore qu'un enfant, donc c'est Rimbaud, donc on peut identifier la Vierge folle à Verlaine. Je suis désolé, mais ce n'est pas ce qu'on nous vend. On identifie Verlaine uniquement parce que d'abord on identifie Rimbaud ! L'Epoux infernal est charitable avec la Vierge folle, on peut identifier Verlaine qui parle du dévouement de son ami dans ses lettres. Il est question de s'enivrer dans des bouges, c'est l'affaire des deux, pas du seul Verlaine. L'Epoux infernal joue à se cacher et à jaillir sur Verlaine pour l'épouvanter, on reconnaît les jeux de Rimbaud. Les frères Cros témoignaient en ce sens avec les mutilations, etc. Verlaine n'est pas caractérisé dans le récit, mais Rimbaud l'est.
Les rimbaldiens prétendent que Rimbaud parodie pour s'en moquer la religiosité mièvre et faible de Verlaine, sauf que c'est contradictoire avec le fait que les mêmes rimbaldiens commentent les effusions similaires du poète dans "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer".
J'ai parlé de psychologie de comptoir pour les lectures de Bardel et de Vaillant. J'ai épinglé des allusions complètement imaginaires à la plaquette Les Amies. A propos de l'expression "chargée du mépris des plus méprisables coeurs," qui a un sens de renchérissement assez évident : "méprisée par ceux-là même qui sont les plus méprisables, c'est dire si on touche le fond...", Alain Vaillant, qui adopte un principe de lecture identique, prend le mot "mépris" pour évoquer une arrière-plan contextuel que le texte ne cautionne en rien (page 87) :
Il lui est maintenant tout "permis", puisqu'elle est "chargé du mépris des plus méprisables cœurs" : l'allusion semble transparente à la procédure de séparation engagée par sa femme Mathilde, et plus généralement à l'hostilité de sa belle-famille, dont Rimbaud lui-même avait été directement la cible. [...]
Il faut se pincer tant on croit rêver de lire une analyse pareille.
Dans la foulée, Vaillant soutient que l'expression : "Je suis veuve" est la preuve que Verlaine n'a pas attendu d'écrire Mémoires d'un veuf sorti en 1886 pour utiliser l'expression. Pour rappel, les attestations du mot "veuf" par Verlaine pour évoquer la ruine de son ménage datent au plus tôt de 1882, d'après Pierre Brunel qui en rend compte dans son édition critique de 1987. L'(objection est traitée comme sans importance nullement aucune. Vaillant et Bardel font passer leur lecture en France. Je rappelle que dans la recension du livre de Bardel est déjà rédigée pour figurer dans le prochain volume de la revue Parade sauvage qui va paraître sous peu en ce début d'année 2024. La recension est faite par un rimbaldien de l'ombre apparemment : Mendel Péladeau-Houle, inconnu pour moi au bataillon. Alain Vaillant fait partie des dix-sept rimbaldiens officiellement recensés dans le comité critique, sachant que parmi ces dix-sept noms nous avons des personnes décédées : Yann Frémy, Bruno Claisse, des gens inactifs au plan de la relecture des articles dont les mentions sont purement honorifiques : Anne-Emmanuelle Berger, Jean-Luc Steinmetz, Thierry Méranger, Mario Richter, Yoshikazu Nakaji, Marc Dominicy, certains ne se prononceront que sur leur domaine de spécialité : Benoît de Cornulier, et plusieurs noms ne sont pas des universitaires influents : Christophe Bataillé, Philippe Rocher, Samia Kassab-Charfi. Je ne pense pas non plus que Pierre Brunel et Michel Murat soient si impliqués dans le comité scientifique. Seth Whidden était l'ancien codirecteur de la revue. Peut-être qu'Alain Vaillant lui-même n'a pas plus de rôle, mais on constate qu'il a une réelle présence éditoriale et de meneur de projets collectifs rimbaldiens. Il reste Steve Murphy comme impliqué et les deux rédacteurs en chef Robert Saint Clair et Denis Saint-Amand. Quant à Alain  Bardel, non seulement il publie régulièrement dans la revue, mais il est plusieurs fois en charge de rédiger des comptes rendus, et dans le volume 34 à paraître il publie un article dans la section "hommage", un deuxième article dans la section "Varia" et il rédige deux comptes rendus (à proximité donc du compte rendu qui est fait de son propre essai).
J'attends évidemment avec impatience, mais ça risque d'être long, les fins de non-recevoir des contributeurs de la revue Parade sauvage aux deux essais d'Alain Vaillant et d'Alain Bardel. Qui va avoir le courage de le faire ? Sera-ce en 2025 ou plus tard encore ?
Reprenons la lecture de "Vierge folle" maintenant.
Bardel et Vaillant font remarquer un enchâssement particulier : le poète fait parler la Vierge folle qui va faire parler l'Epoux infernal. Les lectures étant biographiques, les critiques vont surtout mettre en avant que, dans les propos de l'Epoux infernal, on reconnaît un "résumé désordonné de 'Mauvais sang' " (Vaillant page 89 de son essai), ils vont commenter le texte de la "Vierge folle" en fonction de connaissances biographiques sur Rimbaud et Verlaine, en fonction éventuellement de la production littéraire de Rimbaud au-delà d'Une saison en enfer. Puis, au sujet des actes de charité, j'ai déjà fait remarquer que Bardel y voyait une satire de la charité chrétienne, alors qu'il s'agit plutôt d'un exercice décalé de "charité ensorcelée". On ne peut pas prendre deux damnés et commenter les travers de leurs actes charitables pour critiquer la charité chrétienne, ce n'est pas une façon logique de procéder.
Dans sa lecture, Vaillant envisage une description méprisante de Verlaine par Rimbaud, mais ménage l'idée inverse que cette Vierge folle est tout de même touchante dans sa détresse (p. 90) :
[...] Il est bien possible qu'il faille voir une intention malicieuse de Rimbaud dans cette manière insistante de souligner la faiblesse d'âme de Verlaine. Mais cela n'empêche pas de trouver touchante la fragilité avouée de cette "Vierge folle" [...]
Je relève les modalisations de l'énoncé : "Il est bien possible", "faille". La lecture est certaine ou elle n'est pas certaine ? Il y a de la raillerie et de l'admiration à la fois, faut-il croire. Il est affirmé qu'il est question de "l'âme de Verlaine" en tout cas. La raillerie ne tient pas vu que dans les autres parties du récit le poète met en scène sa propre fragilité comme je l'ai déjà dit. Vaillant soutient aussi que le récit est farci de références à l'homosexualité, ce qui ne tient pourtant qu'à une seule chose l'identification de Verlaine à la Vierge folle. En-dehors de ça, il n'y a rien sur l'homosexualité dans ce texte. D'ailleurs, le poète parle du problème de la vérité de l'amour, problème pour lequel la Vierge folle n'est pas à la hauteur. Elle n'est ni une compagne au sens fort, ni un ami ou un amie, elle est un "compagnon d'enfer", ce qui doit être même un peu en-dessous du "compagnon", puisque le poète disait ne pas avoir un seul compagnon dans "Mauvais sang". C'est un "Drôle de ménage", donc un faux ménage. Et jusqu'à la conclusion, le poète va demeurer sans "main amie", sans découverte du bonheur amoureux à deux. Et le poète dénonce cette insatisfaction en considérant que les femmes elles-mêmes devraient changer, ce qui veut dire que le poète envisage de se mettre en couple avec une femme si celle-ci connaît la transformation intérieure nécessaire qui agréerait au poète. Par conséquent, Rimbaud parle bien de changer l'idée de l'amour en un sens général, et non pas en un sens homosexuel. Certes, Verlaine a écrit plusieurs poèmes où, lui, en revanche, parle de la singularité d'une relation homosexuelle avec Rimbaud, mais ce dernier n'adopte pas cette optique dans ses écrits. Il va falloir se lever pour identifier une revendication de l'homosexualité dans Une saison en enfer. La parodie de L'Idole d'Albert Mérat, oui, là il y a un discours, une revendication de l'homosexualité, mais dans Une saison en enfer je ne vois que des interprétations forcées en ce sens.
Et on le voit le travers de la lecture biographisante. Si la Vierge folle est Verlaine, le récit ne peut que parler d'homosexualité d'un couple. Et quand, dans "Adieu", il est question de "l'enfer des femmes", les rimbaldiens vont exclure que pour partie il y ait une référence à la "Vierge folle", sous son forme ironique à l'intention de Verlaine. Même s'il s'inspire pour partie de Verlaine, Rimbaud a pensé la "Vierge folle" en tant que femme, en tant que femme perdue, déchue, prostituée. Il a développé en récit l'idée qu'il se faisait d'une soumission toute féminine selon son époque à un être aimé. Le fait qu'il s'inspire de Verlaine est l'indice que le profil n'est pas si spécifiquement féminin, mais dans la lettre du 15 mai 1871 et dans "Les Premières communions", et dans "Les Soeurs de charité", Rimbaud formule très clairement l'idée d'une aliénation sociale des femmes. Il n'est pas misogyne, mais il pense que les femmes ont une alinéation générale qui n'a pas, au moins à un même degré, une contrepartie chez les hommes.
L'explication biographique par Verlaine escamote toute cette dimension sensible du discours de Rimbaud. Il faut d'ailleurs aussi préciser qu'Une saison en enfer est un texte politiquement déconcertant pour les rimbaldiens. Rimbaud a adhéré à la Commune, certains vont l'affadir à une figure de socialiste du genre de ce que nous avons de nos jours, ce qui n'est pas défendable, et Macron qui vient du parti socialiste montre à quel point cette idée est fallacieuse. Certains voient Rimbaud en extrême-gauche marxiste, moi pas, je le vois plus en extrême-gauche libertaire, mais avec Une saison en enfer on a des aspects plus compliqués qui se révèlent, on a droit à des amorces de discours réactionnaires contre le progrès, contre l'idéal de la nation, signe au passage qu'il ne voterait pas le parti socialiste de nos jours. Dans Une saison en enfer, on a droit à un Rimbaud qui pense le genre humain plutôt comme mauvais, il finit seul. On touche vraiment du doigt la complexité politique de l'auteur Rimbaud. Pour moi, il reste bien évidemment un communard, et il reste bien évidemment un anticlérical particulièrement virulent. Rimbaud, tu lui disais qu'il croit à Dieu, il te mettait sans doute une tarte, sauf si t'étais vraiment trop balèze pour lui, parce que je ne pense pas non  plus qu'il était surprenant de courage. Mais Rimbaud est demeuré bigot jusqu'en 1868. Delahaye le décrit comme réagissant contre les actes sacrilèges avant 1868, Rimbaud vient d'un milieu paysan catholique qui a imprégné sa personnalité, il écrit des vers latins au prince impérial en 1868. Il s'est jeté pleinement ensuite dans un appel à un républicanisme révolutionnaire, mais il a évidemment une approche personnelle de la réalité politique. Et en ce qui concerne la religion, je dirais que sur son mode de maîtrise de sa raison il est foncièrement athée, mais en deça c'est un être frustré qui avait des attentes. Dans sa vie africaine, Rimbaud écrit à sa mère que ce monde est le seul, qu'il n'y a pas d'au-delà, il cherche évidemment à dominer le contre-discours de sa mère, mais il y a aussi là l'indice réelle d'une fêlure. Il y a un espoir de vie éternelle qui ne s'est jamais résorbé en lui. Il ne croit pas en Dieu, il est dégoûté par le discours religieux, mais, quelque part, l'attente d'une autre vie ne lui déplaît pas. Evidemment, il ne lâche pas la bride à cette pulsion profonde, le rejet de cette idée prédomine, et la composition d'Une saison en enfer reflète cette forme de rejet, la conforte, mais il joue avec les troubles des élans spirituels frustrés tout au long du récit. Et ça c'est compliqué à admettre si on veut être un lecteur athée pour qui l'affaire est entendue. Rimbaud dirait sans doute lui-même que l'affaire est entendue, mais il a écrit un ouvrage sur son immense frustration en réalité.
Et la partie sur "Vierge folle", quand on dépasse l'enfermement dans la lecture charge contre Verlaine, on voit que c'est une étape non négligeable de la mise au point qui permet au poète de passer à l'acceptation, certes amère, mais nécessaire, de la réalité telle qu'elle est.
Les poètes jouent à s'imaginer des voyants. Du moins à certaines époques de l'histoire de l'humanité. Dans le cadre de la littérature française, l'idée du poète mage a eu un premier succès au XVIe siècle avec le mouvement de la Renaissance et surtout avec les poésies de Ronsard, et il y a eu un bon prolongement du fait des guerres de religion avec les poèmes engagés catholiques de Ronsard et protestants d'Agrippa d'Aubigné. Il faut dire toutefois que pour Ronsard, du Bellay et même Aubigné et autres la figure de mage du poète est clairement une construction rhétorique. Cette figure du poète mage est revenue au dix-neuvième siècle avec le romantisme, et cela englobe le romantisme, le mouvement du Parnasse et des poètes difficilement classables tels que Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Corbière, Ducasse et Mallarmé. Baudelaire disait bien qu'il était encore dans l'époque du mouvement romantique, l'échec des Burgraves n'étant qu'un effet de réaction lasse face à la mode, et Rimbaud est bien évidemment un romantique tardif. Normalement, tout le monde comprend spontanément que les discours de voyant de Lamartine, Hugo, Vigny, ne sont que de la pose rhétorique. On sait bien que si intelligence il y a dans leurs poèmes ça ne vient pas des facultés poétiques en tant que telles. La pose de voyant permet surtout de magnifier un discours. Enfin, moi qui ne suis pas débile, j'identifie ça au quart de tour. C'est du bon sens. Rimbaud pose problème avec sa lettre du 15 mai 1871, parce qu'il semble l'exception, celui qui y croit au contraire des autres. Il va de soi que Rimbaud a très bien compris qu'il y avait de la pose chez Lamartine, Hugo, Baudelaire, Leconte de Lisle, Banville, etc., mais il a entrevu une efficacité étrange et trouble de la parole poétique, et il s'est dit qu'il allait trouver la formule de cette efficacité au-delà de la pose. Le livre Une saison en enfer est un compte rendu d'échec de cette expérience, avec évidemment une exagération critique puisque Rimbaud lui-même ne s'était pas interdit de poser lui aussi pour partie au plan rhétorique.
Alors, ne nous embourbons pas dans une complexité d'analyse terrifiante, mais dans le discours de la "Vierge folle", il ne faut pas se contenter de voir que la vie d'aventures des livres d'enfance annonce l'intérêt pour la littérature populaire dans "Alchimie du verbe", il faut bien évidemment identifier le processus de fascination qui fait que le lecteur avec son âme d'enfant va s'enferrer à désirer comme récompense les fastes des aventures littéraires. Il va lire un récit fantastique et y voir des promesses, et fixer des attentes. C'est ça qu'il faut mettre en avant dans l'analyse. La Vierge folle après avoir parlé de sa situation, décrit l'Epoux infernal, rapporte ses propos, donne un aperçu de ses idées. Elle critique sans détour l'écart entre les prétentions de l'Epoux infernal et la réalité des productions. Elle voit que l'Epoux infernal ne s'évade de la réalité qu'en esprit, qu'il ne fait que chercher des moyens de "changer la vie". Autrement dit, constatons qu'il faut changer la vie, l'Epoux infernal fait comme si ce constat allait de pair avec une solution. Si je trouve que la vie doit changer, c'est que j'ai déjà le comportement adéquat de la vie modifiée : c'est ainsi que semble penser l'Epoux infernal. Or, la Vierge folle est le témoin de l'écart entre le constat et la solution. Le poète veut changer la vie, sans identifier ce qui change en lui, mais elle elle le voit, et surtout elle ne se ment pas à elle-même, elle a des attentes de la part de l'Epoux infernal qui ne sont pas comblées. Elle identifie clairement ce que l'Epoux infernal n'est pas capable d'admettre spontanément avec autant de limpidité.
La Vierge folle rapporte aussi très clairement tout un dispositif qui montre pourquoi la charité de l'Epoux infernal n'est pas chrétienne. Non seulement il y a le rappel de la sauvagerie de "Mauvais sang" et de certains alinéas de la prose liminaire, mais il y a un cadre de "paradis de tristesse" avec un "ciel sombre". Donc, la charité aboutit à un décor qui n'est pas celui du festin chrétien. Il faut donc analyser que les décalages dans les actes font une charité distincte de celle demandée par Dieu.
Et je peux souligner des principes métaphoriques plus précis qui sont disséminés dans l'ensemble de la Saison. Dans "Mauvais sang", quand les blancs débarquent au royaume de Cham, le poète subit une conversion forcée qui arrive à avoir de l'effet sur lui, et il est question de travailler et de s'habiller. Le travail est souvent contesté dans Une saison en enfer, mais vous remarquerez que le travail est non pas un des éléments du "bonheur établi" des chrétiens, il y a aussi l'idée que le travail et l'habillement participent du rendement de la charité bien ordonnée du monde de justice, de Beauté, etc. J'en veux pour preuve que pour le forçat intraitable, Rimbaud parle du "travail fleuri de la campagne" et plus loin dans "Mauvais sang" quand il subit les pressions du monde du "bonheur établi" et se réfugie du côté de l'Afrique il se pose la question : "connais-je encore la nature ?" Dans "Vierges folle", nous avons une allusion au travail qui a certes une connotation sexuelle à proximité de la "pénétrante caresse", mais il faut bien voir que c'est la revendication d'un travail du couple concurrent du travail du monde de la charité : "Bien émus, nous travaillions ensemble". J'ai vraiment l'impression que tout ce dispositif conceptuel n'est pas compris, ni pris en considération par les commentateurs d'Une saison en enfer. La Vierge folle anticipe des aspects du récit de "Alchimie du verbe" avec l'enfoncement dans la tristesse, l'appel aux voyages et on retrouve l'idée de devenir fort exprimée déjà par le poète dans "Mauvais sang". Donc, au lieu d'identifier des allusions biographiques, au lieu de disserter sur le fait que Verlaine ne serait pas à la hauteur du projet rimbaldien, il faut peut-être déjà considérer que l'échec de la Vierge folle est une illustration par une autre personne de l'échec du poète dans "Alchimie du verbe". On a quand même des phrases savoureuses qui ont du sens : "Ou je me réveillerai, et les lois et les mœurs auront changé." Nous avons aussi de nouvelles phrases étranges, comme dans "Mauvais sang" le poète s'interrogeait : "Faiblesse ou force, te voilà c'est la force !" nous avons une curieuse expression de la part de la "Vierge folle" : "Aucune autre âme n'aurait assez de force, - force de désespoir ! - pour la supporter !" Les rimbaldiens font comme si cette dialectique force et faiblesse n'était pas importante à la compréhension du livre Une saison en enfer. Moi, je trouve que c'est capital, j'ai un dossier de notes avec des relevés, je transformerai ça en article. Ce que je constate, c'est que Bardel et Vaillant ne commentent pas ces passages si essentiels à la compréhension d'ensemble d'Une saison en enfer. On préfère souligner des hypothèses selon lesquelles la Vierge folle se plaint en se disant "veuve" d'avoir brisé son ménage officiel de bonheur établi avec Mathilde, alors que ça ne rentre pas dans les perspectives fascinantes de lecture d'ensemble du livre Une saison en enfer...
Je ne suis pas d'accord non plus avec la lecture par Bardel des passages "on voit son Ange, jamais l'Ange d'un autre" ou "je ne le voyais pas avec une autre âme" (Bardel glose ainsi : "je ne le voyais pas avec une autre que moi").
Je ne suis pas d'accord, parce que j'ai une lecture métaphysique de "Vierge folle" et pas une lecture biographique portant sur des problèmes mesquins.

2 commentaires:

  1. Dans Alchimie du verbe, le nom Armand Duval tiré de La Dame aux camélias est mélangé au prénom Maurice et au nom Dufour. Or, le pamphlet de juin 1872 de Dumas lié à sa pièce La Femme de Claude et intitulé L'Homme-Femme dénonce le problème de justice de la femme adultère tuée par son mari en rappelant une affaire Dubourg. Nom qui fait écho à Dufour. Dumas fils à ensuite publié un autre essai toujours en 72 La Question de la Femme et Verlaine parle de La Princesse George de Mme Aubray dans les œuvres liées à ce débat.

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    1. Impossible d'avancer.
      Il y a quand même un truc qui se dessine. Verlaine a sérieusement médité les oeuvres de Dumas fils, quelques pièces de théâtre et certains essais, ainsi que la réaction en compte rendu de Pelletan, et il s'est fait un projet d'y répliquer à sa manière. Madame Aubin est dans l'affaire, titre similaire à celui Madame Aubray de Dumas.
      En juin 1872, il y avait une opinion acquise à l'idée qu'un mari n'était pas coupable s'il tuait sa femme en délit d'adultère. Deux hommes avaient été graciés, mais un troisième non, et ça scandalisait une partie de l'opinion qu'un homme soit condamné pour avoir tué sa femme infidèle. Dumas fils est intervenu dans le débat. Il y a eu le pamphlet L'Homme-Femme en 1872, mais aussi La Question de la Femme la même année publié par une association féministe.
      Un certain nombre d'écrits de Dumas sont convoqués, quelques pièces et Lettre du jour de 1870. Verlaine cite La Femme de Claude liée au pamphlet L'Homme-Femme et où Dubourg qui fait écho à Dufour de la Saison est cité en préface. Il y a La Princesse George. J'ai tiqué aussi quand Dumas dit que la forme et le mouvement sont les deux manifestations de Dieu dans le réel, un truc du genre. Dans La Question de la femme et ce pamphlet, on a un discours sur la morale, une opposition de l'oisiveté au travail (on parle de la prostitution). On comprend que Rimbaud dissout le nom Armand Duval avec Maurice et Dufour, puisque ça crée un continuum entre le roman et le débat public sur le quidam face à la femme adultère. La vierge folle se dit "perdue", et l'idée de prostitution se fait jour dans "Alchimie du verbe". Evidemment, ça ne correspond pas pour le coup à la lecture biographique, mais Rimbaud traiterait un sujet d'époque assez sensible à son époque.
      Je lis tout ça dès que possible...

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