lundi 12 février 2024

Mais qui est l'Epoux infernal par rapport à la Vierge folle ?

Tout à l'heure, en librairie, je suis tombé sur la biographie de Jeancolas sur Rimbaud. J'ai feuilleté, parcouru quelques paragraphes, et j'ai trouvé ça bien affligeant. A l'époque où il a publié son livre, ça passait encore, mais il devient criant qu'on ne peut pas laisser passer des réflexions sur Rimbaud dans un tel état. Et puis, j'ai très vite repéré le discours tenu sur Une saison en enfer et Jeancolas ménage la chèvre et le chou. L'Epoux infernal c'est un peu Rimbaud, la Vierge folle c'est un peu Verlaine, mais ce serait réducteur jusqu'à l'autobiographique de n'y voir que cela, et donc c'est aussi deux allégories de l'âme. Bref, Jeancolas fait une petite place pour accueillir la thèse de lecture si décriée de Marcel Ruff suivi par Antoine Adam. Le truc, c'est que comme on sent qu'il y a un problème d'alternative, on tend à se rabattre sur la seule alternative qui ait été clairement proposée, ou il s'agit du couple biographique des deux poètes ou il s'agit d'un débat allégorique entre deux formes de l'âme du poète. Pour moi, le second terme de l'alternative ne tient pas. L'Epoux infernal est identifiable au poète qui prend la parole dans "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer", et dans "Mauvais sang" il y a une conversion forcée qui échoue, mais prend un certain temps (sections 5 à 7) et avant même cette conversion forcée nous avons l'expression d'élans vers Dieu (section), élans vers Dieu que nous retrouvons dans "Nuit de l'enfer", signe que la conversion a échoué, mais n'a pas été révoquée à la fin de "Mauvais sang". Quant à expliquer pourquoi le brouillon correspondant à "Nuit de l'enfer" s'intitule "Fausse conversion", c'est une sacrée énigme rimbaldienne que personne ne semble désireux de mettre en lumière. Moi, quand je lis Une saison en enfer, je me dis qu'on peut à la limite parler de "fausse conversion" pour les sections 5 à 7 de "Mauvais sang", mais pour "Nuit de l'enfer" ça pose un problème énorme, problème jadis résolu par l'idée que le poison était le baptême, sauf que visiblement tout le monde tend à dire que nous en sommes revenus de cette hypothèse de lecture.
Alors, je ne vais pas traiter pour l'instant des problèmes de lecture posés par "Nuit de l'enfer". Ce que j'ai posé, c'est que l'époux infernal a déjà des élans vers Dieu et avant sa conversion forcée au royaume des enfants de Cham et pendant la "Nuit de l'enfer". La Vierge folle tient un discours de repentance plus prononcé, mais les deux êtres damnés sont beaucoup plus similaires qu'on a voulu nous le dire dans le comportement. 
Dans l'essai Une saison en enfer ou Rimbaud l'Introuvable, Alain Bardel soutient que la Vierge folle est un prête-nom pour Verlaine, tandis que l'Epoux infernal représente la figure fantasmée de Rimbaud, et il nous soutient que le travestissement homosexuel est confirmé par le recours au mot "compagnon" qui est masculin. Dans son essai paru un ou deux mois plus tôt, Alain Vaillant dit exactement la même chose.
Or, voici le début de "Vierge folle" :
   Ecoutons la confession d'un compagnon d'enfer :
   " O divin Epoux, mon Seigneur, ne refusez pas la confession de la plus triste de vos servantes. Je suis perdue. Je suis soule. Je suis impure. Quelle vie !
   "[...]"
Si Rimbaud joue sur le masculin du mot "compagnon", comment se fait-il que bien que clairement au courant des lectures de Bardel et Vaillant je ne ressente aucune gêne à passer du premier au second alinéa. L'attaque est directe avec l'apostrophe : "O divin Epoux". J'ai lu tant de fois ce passage que je sais qu'elle s'adresse à un Epoux qui doit être le sien. Et quand je lis "servantes", je ne ressens pas une contradiction immédiate avec "compagnon d'enfer", et d'ailleurs depuis centre trente ans la plupart des lecteurs ne sont pas embarrassés par le glissement de "compagnon" à "la plus triste de vos servantes" d'un alinéa à l'autre. C'est par d'autres arguments que les gens ont considéré que la Vierge folle désignait Verlaine, et c'est un argument récent - qu'on croit subtil parce que grammatical - qui fait dire que "compagnon" est une astuce pour identifier un travestissement. Je ne ressens pas cette astuce à la lecture, elle n'est pas sensible. Peut-être que Rimbaud écrit mal ? En tout, c'est la conclusion d'Alain Bardel et d'Alain Vaillant, puisqu'ils expliquent ce truc comme simple mais non compris de la quasi-totalité des lecteurs.
Pour moi, le mot "compagne" avait un sens proche d'épouse, "compagnon" est un terme volontairement neutre, un terme choisi à dessein, mais pas à des fins de signifier l'homosexualité par la bande.
Puis, j'observe une symétrie qu'il faut savoir apprécier en tant que telle. La Vierge folle se sent au fond du monde et tellement délaissée qu'elle est prête à des élans vers Dieu, tout comme le poète le disait pour lui-même à la quatrième section de "Mauvais sang". Et dans cette symétrie, l'Epoux infernal va être pour la Vierge folle l'équivalent de ce qu'est Satan pour le poète de "Nuit de l'enfer". Satan réagit surtout verbalement dans la prose liminaire et dans "Nuit de l'enfer", ici l'Epoux infernal bat sa proie comme un mari brutal.
Les schémas de la repentance ne sont pas identiques. Le poète de "Mauvais sang" s'y est soumis de mauvaise grâce, il a fui l'Europe avant de subir une conversion forcée. Il va tenir un certain temps un discours de converti qu'il va prétendre sincère, sauf que celui-ci va être miné assez rapidement. Dans le cas de la "Vierge folle", certaines faiblesses de damnée se font remarquer, mais la repentance est plus constante. Il y a un discours plus ferme pour en finir avec l'Epoux infernal. Certains commentaires, dont ceux de Bardel et Vaillant, insistent sur le glissement de "confession" à "confidence", ils y voient le signe d'une dévaluation de la confession. Toutefois, le mot "confession" est dans la bouche de l'Epoux infernal, pas dans la bouche de la "Vierge folle", ce qui fait que le contraste des deux mots "confession" et "confidence" n'est peut-être pas si pertinent qu'on veut bien le vendre.
Malgré ses faiblesses, la Vierge folle est constante dans son récit. L'autre peut la "battre maintenant", elle veut revenir vers l'Epoux divin. A la fin du récit, elle parle bien sûr de sa volonté de voir l'assomption de son petit ami, mais il ne faut pas perdre de vue que l'ironie fuse de tous côtés. On repère avec évidence l'encadrement ironique de la part de l'Epoux infernal : "Ecoutons la confession d'un compagnon d'enfer" et "Drôle de ménage !" Toutefois, l'ironie de la mention "Drôle de ménage" l'implique également, il y a de l'autodérision dans cette clausule. Ce n'est pas que de l'ironie sur la conception du ménage que se faisait la Vierge folle à être dans sa compagnie.
Mais il y a un autre fait d'ironie important.
La "Vierge folle" a ironisé sur les prétentions de l'Epoux infernal à "changer la vie". Et, pourtant, à la fin du récit, elle formule le souhait de vérifier en y assistant si son petit ami en disparaissant connaîtra une assomption. Dans son commentaire, note en marge de ce passage de son édition fac-similaire (page 142), Bardel soutient que "c'est évidemment à l'égard du pieux Verlaine que Rimbaud lui prête [à la Vierge folle qui se doit d'être Verlaine] cette idée blasphématoire". Et Bardel rappelle que l'assomption correspond à l'enlèvement de la Vierge Marie par les anges. Mais, donc, Bardel ne conçoit pas une seconde que la "Vierge folle" puisse se moquer des prétentions magiques de l'Epoux infernal, alors qu'elle nous a donné une idée sans détour. Vaillant fait à peu près la même lecture, et donc il y a aussi l'argument que Marie est un personnage féminin alors qu'ici c'est l'Epoux infernal qui va connaître l'assomption et non la Vierge folle. Mais pourquoi la Vierge folle dit-elle que l'Epoux infernal en disparaissant va peut-être connaître une assomption ? Ce faisant, si elle est sincère, elle fragilise son acte de contrition. En réalité, elle vient de citer des propos de l'Epoux infernal qui lui ont fait très mal : "Tu me feras mourir comme il a fait mourir cette femme. C'est notre sort, à nous, cœurs charitables..." La Vierge folle réplique précisément à cette remarque désobligeante de la part de l'Epoux infernal, il me semble, non ? Et dans cette phrase de l'Epoux infernal, c'est là que nous avons explicitement l'identification de l'Epoux infernal à un rôle féminin, et qui plus est à un rôle féminin exerçant la charité. Pour moi, il ne faut pas lire les réflexions de la Vierge folle au premier degré, elle se moque de l'Epoux infernal avec cette histoire d'assomption d'une Marie, en réalité une femme damnée, une courtisane à la Marguerite Gautier tirée de La Dame aux camélias. Mais Alexandre Dumas fils, il a joué la comédie de la prostituée mariale. On aura ça avec Maupassant, on a eu la pitié pour les prostituées de Victor Hugo et autres romantiques. Plaindre les saintes prostituées, c'est un peu motif qui fait très dix-neuvième siècle. La Vierge folle est précisément une femme perdue repentante qui pour échapper à la damnation entend se mettre en coupe réglée avec Dieu et en finir avec l'Epoux infernal qui la tire du côté de la damnation. Et voilà que l'Epoux infernal se fait passer pour celui qui exerce la charité, ce qui est en contradiction flagrante avec l'ensemble du discours tenu par la Vierge folle tout au long de sa confession-confidence. S'il est charitable, en quoi damne-t-il la Vierge folle ? Elle fait évidemment de l'ironie en disant que peut-être s'il disparaît il connaîtra une assomption.
Et j'en arrive à un autre élément problématique. Vers le début de sa prise de parole, la Vierge folle dit de l'Epoux infernal qu'il est "celui qui a perdu les vierges folles". En note à ce passage du fac-similé (page 134), Bardel rappelle que, dans l'Evangile selon saint Matthieu les "vierges folles" "représentent le mauvais chrétien", car elles ne se sont pas préparées "par une vie conforme aux préceptes de la morale et de la religion", puis il précise un écart important : dans la parabole, l'égarement des "vierges folles" n'est pas imputé directement à Satan. Est-ce qu'il est si important de relever cette différence ? Pas tellement. Mais, ce que n'affronte pas Bardel, c'est la difficulté posée par ce passage à une lecture biographique pure et simple. En effet, au plan biographique, que sont ces vierges folles que Rimbaud aurait transformées en femmes perdues avant d'entraîner Verlaine ? On peut négocier la difficulté, en considérant que la caractérisation en Epoux infernal et donc en démon transcende forcément le portrait biographique de Rimbaud, puisque c'est une sorte de vision du Mal par-delà la réalité biographique. Pourtant, Bardel ramène tout à la question suivante : Verlaine se compare-t-il à un amas de prostituées ?
On voit bien que la lecture biographique de Bardel force l'interprétation du texte à plus d'un endroit. Ici, il s'agit plutôt d'un point aveugle : que seraient les vierges folles déjà perdues par Rimbaud si la lecture est résolument biographique ? Et pour l'assomption, Bardel n'accorde aucun crédit d'ironie à la parole de la Vierge folle. En surface, on peut de toute façon sauver la lecture biographique, il suffit d'admettre qu'elle aussi est ironique à la fin de son récit et il suffit d'admettre une transcendance fantasmée de Rimbaud en démon. C'est ce que je fais spontanément à la lecture, mais ce qui se dégage c'est que non seulement Bardel et Vaillant prônent une lecture biographique, mais il s'agit d'une lecture à charge contre Verlaine où la subtilité disparaît complètement. Ce dont il est question dans "Vierge folle", c'est d'une idée d'accès à la vie éternelle rédemptrice du côté de la Vierge folle et son discours jette un éclairage cru sur les illusions du contre-modèle que prétend opposer l'Epoux infernal. Et obnubilé par le déchiffrement biographique, Bardel passe visiblement à côté des propos, à côté du sens du discours tenu par la Vierge folle, à côté de la signification critique de la clausule : "Drôle de ménage !"
J'ajoute que, comme il y a une allusion à La Dame aux camélias d'Alexandre Dumas fils avec les mentions "Armand" et "Duval", il faut songer qu'en 1873 Dumas fils est d'actualité dans la mesure où dans le prolongement de pièces de théâtre sur les thèmes des amours déchus (prostitution, adultère, etc.), Dumas fils participe au débat politique sur les droits de la femme mariée qui doivent être égaux à ceux de l'époux. Dumas fils ne se contente pas d'élaborer des intrigues de théâtre, il développe des thèses qu'il fait exposer crûment sur scène par certains des personnages, et Dumas fils commence en 1872 à publier des essais qu'il croit d'un philosophe. Citer Dumas fils n'est pas anodin. L'auteur est justement en train d'intéresser fortement Verlaine qui cite en particulier deux pièces Les Idées de Mme Aubray et La Princesse Georges. Il n'a pas encore lu La Femme de Claude qui fait aussi parler, et il aurait pu citer la pièce plus ancienne L'Ami des femmes. Or, il faut remarquer que la pièce Les Idées de Mme Aubray contient des passages qui sont repris dans des études critiques publiées dans la presse d'époque de 1867 à 1872, passages qui sont également repris dans l'anthologie de textes de Dumas fils qu'est le volume La Question de la Femme publié par une association féministe en 1872. Et à ces passages souvent cités, amplifiés de réputation, il faut ajouter qu'il y a l'idée que madame Aubray étant veuve elle considère que son mari est présent dans toutes choses, et même dans son fils, pour se rappeler à elle, que les autres assimilent à un ange. On a précisément des idées de voix de l'au-delà des maris dans les récits diaboliques en vers composés par Verlaine et si ce n'est pas dans le cas dans "Vierge folle", on a quand même des idées d'échanges sur d'autres vies des gens dans "Alchimie du verbe" et dans "Vierge folle" on a au contraire un discours ironique sur les prétentions magiques de l'Epoux infernal jusqu'à une disparition qui pourrait être pure et simple à défaut d'assomption. Car, si la Vierge folle assistait à l'assomption de son petit ami, elle pourrait se mettre dans la peau d'une Mme Aubray finalement.
Pour moi, le récit "Vierge folle" ne consiste pas à dire que le poète a du mal à trouver une âme sœur parmi les hommes. Ce n'est pas du tout ça le propos ! Je pense que c'est plus sérieux que ça, largement plus sérieux que ça !

1 commentaire:

  1. Bon, je dois tenir compte des premiers lecteurs. Je comptais éditer l'article et ajouter tout un développement sur les écrits en prose de Verlaine que sont Madame Aubin et Le Poteau, deux textes publiés en 1886 dans le volume Louise Leclercq.
    Le récit "Le Poteau" est très intéressant. Il se réclame du modèle de Poe, il y a une allusion par la bande à Rimbaud avec la ville de Charlestown aux Etats-Unis.
    Je n'ai pas compris pourquoi l'édition de La Pléiade semble dire que ce texte a été publié pour la première fois dans la revue Le Hanneton en 1867, ça ne me paraît pas logique, ou alors sous une autre version tronquée ou que sais-je ? Les autres publications sont tardives. Bref, je ne comprends pas.
    En tout cas, on a un emploi du mot "compagnon" pour une femme enfant qui est ensuite appelée "mon amie", "compagne" et "aimable enfant". Le premier paragraphe avec la thèse attribuée à Poe sur les erreurs déformant la réalité par mauvaise distance du point de vue sont aussi à envisager de près.
    Pour la pièce en un acte Madame Aubin, vu que Verlaine dit dans ses lettres de mai-juin qu'il est en train de l'écrire et qu'il a tout le sujet en tête, et comme elle tient en cinq pages on peut dire que le texte qui a été publié n'est à peine retouché que le premier jet d'époque. Du coup, je n'ai qu'à relever tout ce qui est symétrique à Une saison en enfer, notamment les expressions identiques.
    A suivre, car je dois y aller.

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