Plusieurs décennies durant, on a prêté à Rimbaud l'invention du concept de "voyant" pour la poésie, et cela prévalait encore dans les années 1990 quand j'ai découvert et lu Rimbaud pour la première fois. Il s'agissait en réalité d'un lieu commun déjà ancien qui avait repris du service avec les poètes romantiques qui en offraient maintes occurrences. J'ai assisté au refoulement discret de cette notion. Le mot "voyant" est toujours associé à Rimbaud et considéré comme important, mais il n'est plus sa propriété exclusive.
Or, il reste à baliser les sources pour l'ensemble des considérations de détail des lettres à Izambard et Demeny du 13 et du 15 mai 1871, malgré l'étude importante de 1978 de Gérald Schaeffer. Et puis, il y a cette idée de "trouver une langue", et dans "Alchimie du verbe", on a ce passage étonnant sur l'invention de la couleur des voyelles et sur un réglage de la forme et du mouvement de chaque consonne.
Certains sont tentés de n'y voir que dérision et caricature dans ce passage de "Alchimie du verbe", et ce manque de sérieux concerne également le sonnet "Voyelles".
Or, la nouvelle poésie du vingtième siècle, si hermétique, vient surtout de Rimbaud et Mallarmé. Et du coup il me semble capital de souligner que dans une lettre à Cazalis datée de 1864 Mallarmé a écrit des considérations aujourd'hui célèbres sur son désir d'inventer une langue. Cazalis est devenu le poète Jean Lahor et à l'époque, vers 1868 je crois, il a publié sous le nom Henri Cazalis un recueil Melancholia que je n'ai lu qu'une seule fois dans ma vie, tant les exemplaires conservés sont rares sur le territoire français, et le livre n'a pas été scanné et mis à disposition en fac-similé sur le site Gallica de la BNF (parce qu'il leur faudrait mon intelligence pour le faire). J'avais obtenu de faire venir à Toulouse un volume à l'époque, grâce aux prêts entre bibliothèques. Mais c'est Mallarmé qui nous intéresse et surtout cette lettre étant privée Rimbaud ne peut pas l'avoir lue lui-même pour s'en inspirer en 1871, sept ans après, mais au moins la lettre de Mallarmé date de 1864, et on comprend qu'il y a des recherches à effectuer sur le discours des poètes prétendent "inventer une langue", "trouver une langue", et bien évidemment c'est en écho à ces discours que Rimbaud développe ses idées ("trouver une langue") ou formule une caricature insoutenable ("j'inventai la couleur des voyelles", "je fixai des vertiges, je notai l'inexprimable", "je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne".)
Voilà pour relancer une démarche critique sur "Voyelles", "Alchimie du verbe" et le projet de poète "voyant". Je cite l'extrait célèbre de Mallarmé :
J'ai enfin commencé mon Hérodiade. Avec terreur, car j'invente une langue qui doit nécessairement jaillir d'une poétique très nouvelle, que je pourrai définir en ces deux mots : Peindre, non la chose, mais l'effet qu'elle produit.Le vers ne doit donc pas là, se composer de mots, mais d'intentions, et toutes les paroles s'effacer devant la sensation.
On a ce choix étonnant du mot "sensation" qui en principe n'est pas le plus indiqué, si ce n'est que du coup il entre bien en écho avec l'emploi du mot "sens" par Rimbaud. On a l'expression "inventer une langue" qui correspond à "trouver une langue" et qui anticipe la réduction partiellement comique : "inventer la couleur des voyelles", puisque inventer la couleur des voyelles est un peu une partie de l'invention d'une langue. On a l'idée de "terreur" qui rejoint le commencement par la fixation de vertiges et le trouble du poète devant ses hallucinations, mot "hallucinations" d'ailleurs présent dans le théâtre d'Alexandre Dumas fils.
Bref, il y a des passerelles à identifier entre le discours de Mallarmé le 30 octobre 1864 et ceux de Rimbaud en mai 1871 et en 1873.
C'est une évidence ! L'absence de mention de Mallarmé par Rimbaud le 15 mai 1871 ne doit pas être un empêchement.
Mais, bon, tout le monde s'en fout !
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