vendredi 23 février 2024

"Dors-tu, ma vie ! ou rêves-tu de moi ?" Une connexion Dumas fils Desbordes-Valmore, Verlaine, Rimbaud ?

 Vers septembre 2023, j'ai lancé pas mal d'articles pour montrer que "Larme" de Rimbaud et plusieurs des "Ariettes oubliées" démarquaient des poèmes très précis des poésies de Marceline Desbordes-Valmore. Récemment, j'ai montré l'importance étonnante de la vie littéraire publique de Dumas fils pour comprendre les railleries du livre Une saison en enfer. Non seulement Rimbaud a fait allusion à La Dame aux camélias à la fin de "Alchimie du verbe", avec les mentions "Armand" et "Duval" qui valent preuve, mais j'ai montré qu'il fallait prendre en considération des plaquettes d'époque de trente pages de Dumas fils ou de gens qui lui répliquaient comme Tony Révillon, et c'est assez impressionnant de se rendre compte que la phrase : "La vision de la justice est le plaisir de Dieu seul", fait écho aux ralleries de Révillon sur le côté "moi et Dieu" de Dumas fils qui à la fin d'une de ses plaquettes parlait d'éviter de donner des conseils à Dieu, et cerise sur le gâteau, la phrase ampoulée : "Il faut être absolument moderne", jusqu'à sa forme d'alinéa ramassé, démarque l'alinéa bref de Tony Révillon : "Il faut être de son temps !" Cette phrase est taxée de formule d'hypocrisie de tous les écrivains, et à moins de bâder sur l'emploi de l'adjectif "moderne", il est clair que "Il faut être absolument moderne" n'est rien d'autre qu'une formulation alambiquée pour dire tout simplement : "Il faut être de son temps".
Donc, Verlaine parlait énormément de Dumas fils au moment même où Rimbaud compose Une saison en enfer en faisant une allusion précise à ce même auteur avec la mention "Armand" et "Duval", cas rare de désignation d'une autre oeuvre dans Une saison en enfer. Il y en a d'autres, par exemple le très limpide : "empereur, vieille démangeaison" qui renvoie à un poème de La Légende des siècles de Victor Hugo de 1859.
La correspondance de Verlaine est intéressante à lire pour cerner les lectures de Rimbaud à la source d'Une saison en enfer. Nous avons bien sûr aussi les brouillons avec les parodies de textes évangéliques inspirées d'extraits de la Vie de Jésus de Renan. Et donc Verlaine parle de Dumas fils, mais il lit aussi Lamartine et cite dans sa correspondance la Chute d'un ange, sujet qui cadre quelque peu avec les perspectives du projet rimbaldien. On sent qu'il y a une préoccupation thématique d'époque et qu'elle était partagée par Verlaine. Oui, on lit Romances sans paroles et Sagesse on ne se dit pas que Verlaine était lui aussi sur le plan des réflexions propres à Une saison en enfer, mais quand on fouille on trouve : récits en vers diaboliques, projets en prose, quelques poèmes épars. Notez d'ailleurs qu'en 1874 Verlaine va composer et envoyer par courrier une série de dix dizains à la manière de Coppée, dont les premiers poèmes furent sans doute composés en réalité du temps du compagnonnage avec Rimbaud. On y relève un jeu de mots sur Joseph Autran et les autans avec un rejet à l'entrevers : "La montagne", qui fait écho au "Bateau ivre" où l'expression "Poème / De La Mer" rejette à l'entrevers non la montagne, mais la mer, mais en s'appuyant sur une version au singulier d'un titre de recueil de Joseph Autran ! Et le dizain suivant, avec sa chute : "Souvenir des désastres", au-delà de la querelle de ménage qui fait songer au poème en prose rimbaldien "Ouvriers", renvoie à la littérature anticommunarde d'Armand Silvestre, de Théophile Gautier et d'autres Paris et ses ruines, Tableaux du siège.
Je vous cite le dizain satirique qui cite Autran et suppose à l'évidence une allusion fine à la matière satirique du "Bateau ivre" :
Les passages de Choiseul aux odeurs de jadis,
Où sont-ils ? En ce mil-huit-cent-soixante-dix
(Vous souvient-il ? C'était du temps du bon Badingue)
On avait ce tour un peu cuistre qui distingue
Le Maître, et l'on faisait chacun son acte en vers,
Jours enfuis ! Quels autrans soufflèrent à travers
La montagne ? Le Maître est décore comme une
Châsse, et n'a pas encor digéré la Commune ;
Tous sont toqués, et moi qui chantais aux temps chauds,
Je gémis sur la paille humide des cachots.
Vu sa chute, on me dira que le dizain a bien été en 1874 et non du temps de la compagnie avec Rimbaud. Peut-être qu'il n'a pas eu de version antérieure, mais peu importe. Il véhicule des pensées qui étaient ressassées à l'époque. C'est aussi un dizain d'érudition. Vous aurez remarqué qu'il faut une diérèse à "cuistre", ce qui demande un peu de vigilance à la lecture, et en fait on a une double allusion à des vers de Victor Hugo, puisque la césure sur trait d'union après "mil" est une allusion à un vers du drame Cromwell et Hugo parlait de chercher une rime en "-istre" pour un cuistre, autrement dit pour un cul (je n'ai plus la facétie exacte en tête). On a un règlement de compte à l'égard de Leconte de Lisle, censé être un ardent républicain, sauf qu'il touchait une rente du second Empire et a été horripilé par la Commune (tout comme George Sand, etc.). Le rejet de la montagne s'appuie sur une autre astuce hugolienne : "à travers / La montagne", pratiquée souvent à la césure et ici à l'entrevers. Et dans "Le Bateau ivre", Rimbaud a surenchéri sur cette configuration, même si le résultat rythmique est finalement peu discordant à cause de l'ajout de "lorsque" : "Et je voguais ! Lorsqu'à + travers mes liens frêles"... Et enfin, Verlaine nous fait la forme "comme une" à l'entrevers. On sait qu'il attribuait de 1865 à je ne sais quand l'invention des césures chahutées à Baudelaire. Ici, il prend acte des antériorités des vers de théâtre d'Hugo (le trait d'union, à travers), mais aussi de Musset, car la forme féminine "Comme une" vient d'une pièce en vers de Musset qui avait initié le "comme un" de Baudelaire.
Mais bref, au moment où Rimbaud compose Une saison en enfer, Verlaine fait d'autres citations intéressantes dans sa correspondance. On sait qu'à cause de la mention "Saxe" et du sujet de la damnation, à cause aussi d'une demande par lettre à Delahaye de ce livre, le Faust de Goethe est considérée comme une source possible d'Une saison en enfer, mais il n'y a pas d'étude très assurée sur le sujet, c'est resté à l'état de serpent de mer. Notons que Verlaine cite des vers du Petit Faust du chanteur Hervé, c'est loin d'être la piste de recherche la plus absurde qui soit.
Enfin, dans une lettre conséquente du 25 juin 1873 à Emile Blémont, où il est déjà question de Dumas fils et de la réaction de Pelletan, Verlaine conseille à son correspondant la lecture des recueils Pleurs et Pauvres fleurs de Marceline Desbordes-Valmore. En gros, les éditions de ces deux recueils sont alors tombées entre les mains de Verlaine qui loge en compagnie de Rimbaud à Londres. L'un ou l'autre a pris ces éditions en France en avril ou mai et les a emmenées à Londres.
Du coup, au lieu de lire Pleurs et Pauvres fleurs en songeant à une influence sur les vers de Rimbaud et de Verlaine, et notamment sur les vers du printemps 1872, on peut songer à une imprégnation toute fraîche sur l'écriture d'Une saison en enfer.
Rimbaud avait écrit l'octosyllabe : "Prends-y garde, ô ma vie absente !" sur un manuscrit des Fêtes de la patience, ensemble de quatre poèmes dont les mentions sont privilégiées dans "Alchimie du verbe". C'est dans "Vierge folle" que nous trouvons dans la bouche donc de la Vierge folle elle-même, la phrase la plus proche de ce vers valmorien dans la production rimbaldienne : "La vraie vie est absente."
Verlaine cite un passage sur la vision d'une abeille pendant le sommeil d'un enfant bercé. Moi, en titre de cet article, j'ai cité un vers significatif du poème "Dors-tu ?"
Mais, cerise sur le gâteau, le volume Les Pleurs a été préfacé par Alexandre Dumas, le père de Dumas fils, ce qui permet d'imaginer qu'il y a donc une sorte de terrain de jeu littéraire commun à Dumas fils et à Rimbaud sur lequel évidemment le dernier va faire contraster les points de vue et sa supériorité.
Voilà, j'avance énormément. Je me demande si Yann Frémy aurait apprécié tout ce que je dis de neuf sur Une saison en enfer. J'avançais déjà avant pendant vingt ans, mais je m'occupais surtout d'autres œuvres. Là, c'est l'avalanche de mises au point. Il m'aurait peut-être recontacté pour un ouvrage collectif.
Bon, effet de mon narcissisme aigu, je vais aller voir si mes derniers articles ont été cité sur le blog du maître d'Une saison en enfer. Boah ! non, je suis fatigué, je vais manger un peu et travailler pour gagner des sous.
Je voulais vous offrir un petit bonus. J'ai une séquence "-ées" à l'intérieur d'un alexandrin des Fleurs du Mal de Baudelaire, mais dans une édition du vingtième, en Garnier-Flammarion. Je songe bien sûr à "Fêtes de la faim" et je songe aussi à enquêter sur les licences grammaticales qui cachent subrepticement des séquences "ées" corrompues et masquées en "és" pour la mesure du vers, plutôt que de chercher des audaces antérieures éventuelles à Rimbaud. Mais, bon, je dois tout bien vérifier, et je suis fatigué.
Allez, tchao.

1 commentaire:

  1. J'ai fait exprès de citer isolément le vers valmorien. Dans les poésies de Desbordes-Valmore, la métaphore de la vie est appliquée à l'être aimé : "Dors-tu ma vie" ou "Prends-y garde, ma vie absente !" ce sont des phrases amoureuses sur le cliché : "C'est l'homme que j'aime, c'est lui ma vie !" Rimbaud a cité le vers de romance : "Prends-y garde, ma vie absente" ou "ô ma vie absente, j'ai oublié. Et donc cela suffit à justifier le lien d'influence, mais évidemment on a une transformation de la métaphore de l'un à l'autre poète.
    Je laisse ça mûrir.
    Pour le recueil Les Pleurs, je souligne maintenant un trait de style qui pourrait être une source direct d'un même jeu dans Une saison en enfer, même si dans l'absolu ça ne s'impose pas et plein d'autres modèles sont envisageables.
    La préface de Dumas qui cite des poèmes d'autres recueils se termine par une citation d'un extrait de poème du recueil Les Pleurs lui-même, "Ma fille", et et dans cet extrait nous avons un souvenir d'enfance avec les occurrences "dansante" et "dansais" et puis le dernier vers se termine par une triple répétition : "Bonheur ! bonheur ! bonheur !" Dans "Mauvais sang", nous avons une fin de section avec la quadruple répétition "danse", dans un contexte de refuge dans un monde encore préservé de l'influence des élus convertisseurs.
    Après la préface, le premier poème "Révélation" contient la répétition "Noël ! Noël !" en attaque de vers qui ressemble à "L'Evangile ! L'Evangile" dans "Mauvais sang". Et le poème contient une autre répétition de fin de vers : "Te voir, te voir, te voir !" On connaît "Words words words" de Shakespeare, mais ce procédé de répétition simple dans la poésie en vers est tout de même rare.
    Je relève aussi le vers "Quand tu me couronnais d'une seconde vie[.]" Après, une note de bas de page nous apprend que le poème "Révélation" a été publié sans le vers suivant demeuré manuscrit : "Qu'aimer use le coeur et que tout doit mourir". L'éditrice aurait pu l'ajouter, car du coup il y a un vers sans rime dans le poème. A noter que dans les octosyllabes du poème "Le Jumeau pleuré", on a une anomalie graphique dans une suite de rimes en "-ages" : "de passage" face à "présages", "cages", "nuages", je pense que "présage" doit être au singulier et non accordé à "songes".
    Je relis le recueil, j'en suis au poème VII "Les Mots tristes".

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