Une fois encore on y revient à ce sonnet "Voyelles" sur lequel les rimbaldiens sont fermement opposés à donner le moindre crédit à mes abondantes analyses serrées des détails du texte.
L'image du "A noir" a une place importante dans ma réflexion :
A, noir corset velu des mouches éclatantesQui bombinent autour des puanteurs cruelles,Golfes d'ombre ; E, [...]
J'indique volontairement l'attaque du "E" parce que je considère avec toute son importance la bascule du "A noir" au "E blanc" qui se fait à l'intérieur d'un hémistiche, au lieu de se faire par un passage d'un vers à l'autre ou par un franchissement de la césure. Et j'insiste même sur la subtilité de Rimbaud, puisque, qu'on prenne ou non en compte l'élision eu "e" final du mot "Ombre", à la lecture il s'impose que le "E blanc" jaillit de l'ombre, dernier mot de la série du "A noir". Contrairement à la quasi totalité des rimbaldiens, je considère que Rimbaud a cité les cinq voyelles de base de l'alphabet, ce qui est l'expression d'un tout, et qu'il a corrélé cela à un autre tout, une liste fermée de cinq couleurs où on a d'un côté l'opposition du noir et du blanc, face à la trichromie du rouge, du vert et du bleu qui est déjà scientifiquement dégagée à l'époque de Rimbaud depuis au moins Young, et qui a de nouvelles consécrations grâce aux travaux en optique de l'allemand Helmholtz qui n'est pas un inconnu des lecteurs de la Revue des deux Mondes. Dans ses écrits sur la photographie en couleurs, Charles Cros demeure sur l'ancienne trichromie du rouge, du bleu et du jaune, mais il ne faut pas être grand clerc que Rimbaud fournit un système complet avec l'opposition d'un côté du noir et du blanc, et de l'autre la trichromie rouge, vert et bleu. La variante du bleu et du violet tend à montrer, comme l'avait deviné Etiemble, que Rimbaud a lu les théories d'époque de Helmholtz. En optique, les bâtonnets permettent de voir en opposant le noir et le blanc, avec les déclinaisons du gris, tandis que la vision colorée est le fait des cônes grâce à une base de trois couleurs qui sont le rouge, le vert et le bleu-violet, discours même de Helmholtz. Au vingtième siècle, la trichromie rouge, vert et bleu va aussi s'imposer dans la photographie ou la télévision. Il est clair que Rimbaud dans "Voyelles" parle des couleurs comme d'un langage, et les cinq couleurs sont les cinq voyelles à partir desquelles créer tous les mots, du point au plan de l'écriture. Il s'agit bien entendu d'une métaphore de la part de Rimbaud, pas d'un propos scientifique.
Mais Rimbaud va donner à chaque voyelle-couleur une identité propre. Et les rimbaldiens font fi de cet aspect du sonnet quand ils se contentent de parler d'associations libres (activité poétique qui n'a rien en soi de méritoire, puis-je signaler en passant). Pour eux, Rimbaud a créé ces images-là, comme il aurait pu en créer d'autres tout à fait différentes. Et je ne suis pas d'accord et c'est ce qui fait que plus haut j'ai bien insisté sur le passage orchestré du "A noir" au "E blanc" qui suppose une solidarité des deux éléments de la série. Le E blanc jaillit de l'ombre, c'est clairement ce qu'exprime le premier hémistiche du second quatrain et il est significatif qu'il n'y aura plus aucun basculement d'un élément à l'autre au milieu d'un vers. Le "E blanc" va aller jusqu'à la fin du vers 6, le "I rouge" jusqu'à la fin du vers 8. Le "U vert" occupe tout le premier tercet et le "O bleu" avec sa variation en violet occupe tout le second tercet avec une confrontation sensible là encore entre un tercet du "U vert" qui nous parle de la Nature d'un monde sublunaire, tandis que le "O bleu" privilégie exclusivement la vision du ciel, alors que le bleu aurait pu concerner la mer, laquelle est lovée dans le tercet du "U vert" avec la création "mers virides" en compagnie de la verdure des "pâtis" où "paissent" les animaux en paix.
L'opposition du "A noir" et du "E blanc" est sensible également avec l'opposition des "puanteurs cruelles" à l'exaltation des images du "E blanc", et alors que la copie de Verlaine opposait "puanteurs" à "frissons", l'autographe clarifie la confrontation par l'écho de rime de "puanteurs" à "candeurs" et aussi par la valeur symbolique forte de ce mot présentement employé.
Or, il y a pour le "A noir" deux images fournies par Rimbaud, celles des "Golfes d'ombre" qui vont, par contrepoint, mettre en valeur le "E" blanc" qui semble jaillir de leur surface obscure, et le "golfe" est clairement un équivalent de "corset" en terme de matrice, donc de refuge générateur de vie, et puis nous avons l'image du "noir corset velu des mouches éclatantes / Qui bombinent autour des puanteurs cruelles". J'ai déjà précisé sur ce blog que non seulement comme Fongaro l'avait vu "bombinent" reprend la forme latine "bombinans" d'une phrase comique de Rabelais où la traduction impose le néologisme "bombinant", mais avant Rimbaud, au dix-neuvième siècle, plusieurs auteurs ont adopté la forme conjuguée "bombine". Il est clair que le "bombinent" de Rimbaud se nourrit non seulement de la citation de Rabelais, mais d'un exemple antérieur qui serait plutôt de la forme conjuguée "bombine" que "bombinent". Je ne sache pas que les rimbaldiens insistent sur cet aspect rigoureux de la recherche des sources. Ils ne citent jamais d'occurrence avec "bombine" et laissent assez dans l'ombre la source rabelaisienne. Ils laissent aussi de côté la liaison de sens entre "corset" et "Golfes" ne se convainquant pas qu'il y a une idée de matrice dans l'usage parallèle de ces deux mots qui du coup définit le "A noir" comme matrice. Je rappelle que "noir corset" est employé au singulier pour désigner de manière générale le vente de multiples mouches, puisque "mouches" est au pluriel ! Il faudrait peut-être prendre la mesure de ce recours au singulier... Pour l'adjectif "velu" calé à la césure Rimbaud semble s'inspirer du style de Leconte de Lisle qui use très souvent de l'adjectif "velu", parfois de la forme participiale "vêtu" à cette position métrique de relatif relief.
Les mouches travaillent sur des "puanteurs cruelles". Là encore, les rimbaldiens refusent d'admettre qu'il y a une allusion au charnier de la Commune, alors que l'association de "strideurs" et "clairon" est commune à "Voyelles" et "Paris se repeuple", ce qu'enrichissent d'autres détails, alors que le verbe "bombinent" pour des "diptères" est réutilisé de manière similaire dans "Les Mains de Jeanne-Marie". Ils lisent un poète connu pour son hermétisme et son esprit allusif, mais il faudrait que tout leur soit prouvé à gros sabots... Et, enfin, on en arrive à ce que j'appelle le ressort de science antique dans l'image des mouches sur les puanteurs cruelles. Puisqu'il y a un rebond du "A noir" vers le "E blanc", et puisque le sonnet "Voyelles" est une célébration où la vie est fortement présente, il est assez clair que Rimbaud fait allusion à un savoir antique périmé, celui de la génération spontanée : les mouches naissent de la pourriture. Ce que je vais dire s'inspire des pages écrites par Jean Rostand dans son livre Esquisse d'une histoire de la biologie. Ce préjugé était celui de La Bible avec des abeilles qui naissaient sur le cadavre d'un lion dans le "Livre des Juges", chapitre XIV, et cette idée était celle aussi des philosophes grecs et antiques, d'Aristote comme de Lucrèce. Ce n'est qu'à partir du dix-septième que l'observation au microscope va remettre en cause cette thèse, et aussi avant tout l'expérience du savant italien Redi qui a eu l'idée de comparer la décomposition de viandes, l'une à l'air libre, l'autre enfermée, expérience qu'il a reconduite avec des mailles serrées ne laissant pas passer les mouches. Il a pu en conclure que les mouches pondaient leurs œufs dans la viande et qu'il n'y avait aucune apparition spontanée de petites mouches dans la pourriture et cela devait valoir pour les autres animaux. Jusqu'au dix-septième siècle, la reproduction ne concernait que les gros animaux, on accordait aux petits animaux un principe de génération spontanée puisqu'on ne pouvait observer et deviner le principe de la reproduction. Les mouches pondaient leurs œufs et partaient. Les gens ne concevaient pas qu'il y avait eu une ponte et que tout allait se passer tout seul.
Dans l'image du "corset" de "Voyelles", il n'est bien sûr pas question de la génération spontanée, mais il est clair que cette image vient de ce fonds culturel modifiée sur le mystère de l'apparition de la vie. Rimbaud conserve l'idée d'une vie naissant de la pourriture, car cela n'est pas réfuté en soi. La pourriture est une matrice, cela reste défendable dans le cas des mouches. C'est l'équivalent quelque peu de l'image selon laquelle l'humain lui-même naît dans les excréments et par leur voie.
On est donc très loin de la gratuité des associations d'idées que beaucoup attribue à Rimbaud à la lecture de ce sonnet. On voit bien qu'il y a un propos qui se développe.
J'ai déjà pas mal formulé ce que je pensais des significations symboliques des cinq séries de voyelles-couleurs. Le cas du premier tercet est éloquent, le vert est la couleur de la Nature qui est ici étendue à la surface liquide de la planète par l'expression : "mers virides". Le "U vert" parle des "cycles" qui sont forcément ceux de la Nature et la forme du "U" qui se décline aussi en "v" est l'occasion de figurer le cycle visuellement "uuuu" ou "vvv", ce qui nous vaut le vers : "U, cycles, vibrements divins des mers virides," avec ses trois "v" significatifs. Nous avons le "mers virides" et les "pâtis", puis la paix des "fronts studieux". On ne peut pas toujours prétendre que Rimbaud est hermétique, ce n'est pas le cas dans le tercet du "U vert". Ce n'est pas le cas non plus dans le tercet du "O bleu", on comprend très bien qu'il s'y exprime une vision mystique exaltée du ciel, et sans qu'il faille débattre d'une foi mystique de Rimbaud, puisque cette vision est bien évidemment métaphorique, symbolique, certes spirituelle, mais sans engager des conceptions ésotériques.
Malgré tout, les images du "E blanc" sont assez concrètes, et paradoxalement cette énumération d'images concrètes est moins évidente à interpréter au plan symbolique, même si certaines idées ressortent avec netteté, et puis il y a le cas du "I rouge". J'ai une lecture symbolique du "I rouge" qui s'articule dans l'ensemble énumératif des cinq voyelles-couleurs, mais j'ai toujours dit en vain, comme pissant dans un violon, que les "ivresses pénitentes" étaient un élément clef troublant et essentiel à la compréhension du poème. L'adjectif "pénitentes" a une connotation religieuse et l'expression est oxymorique joignant plaisir et souffrances, abandon au plaisir et sacrifice. J'ai insisté lourdement sur le fait que l'adjectif "pénitentes" était à la rime du vers 8, le dernier mot des quatrains, et donc un point de bascule au centre de la composition.
Je n'ai procédé à aucune recherche systématique, me disant qu'un jour la réponse en terme de source littéraire je la rencontrerai fatalement, mais en gros j'ai pu voir que l'adjectif "latentes" venait du recueil Les Renaissances d'Armand Silvestre de 1870, et qu'il en allait de même pour les "mers virides" qui reprennent des expressions âpres sur motif d'eau verte dans les poèmes du même Armand Silvestre. Les "tentes" viennent selon toute apparence du poème "La Trompette du Jugement" de Victor Hugo à qui Rimbaud a repris "clairon suprême" qu'il a retourné en "Suprême Clairon". La rime "étranges"/"anges" est assez banale, mais j'encourage aux relevés pour établir une moyenne d'emploi et savourer les exemples hugoliens, baudelairiens, nervaliens, parnassiens, etc., tandis que j'insiste encore une fois sur un second lien fort entre "Voyelles" et le poème contemporain "Les Mains de Jeanne-Marie" où la même rime est exactement l'avant-dernière encore une fois.
J'ai dit que la rime "belles"/"ombelles" était reprise à un poème du début des Contemplations.
Que reste-t-il ? La rime "voyelles"/"cruelles" fait partie du reste, mais elle est composée du mot titre et la compréhension du sens n'appelle pas désespérément un renvoi à une source. La rime "latentes"/"éclatantes", on a le renvoi à un mot "latents" à la rime chez Armand Silvestre et "éclatantes" n'est pas problématique. La rime "studieux"/"Yeux" peut appeler une enquête. La rime "virides"/"rides" est un calembour. Le mot est rare à la rime, Rimbaud le réutilise dans le poème "Entends comme brame..." qui a de grandes chances d'être quasi contemporain de "Voyelles", puisqu'il daterait d'avril ou mai visiblement. Le terme vient de la botanique. Dans "Entends comme brame...", nous avons un aperçu de l'astuce, puisque "rame / Viride du pois" renvoie aux appellations en latin du petit pois vert sur les ouvrages botaniques, agricoles, etc., d'époque.
Il y a donc une grande rime rebelle, c'est la rime "tentes"/"pénitentes". J'ai fait un lien avec "La Trompette du Jugement", mais il est un peu lâche, puisque la "tente" est une métaphore pour des pierres tombales en gros. Rimbaud joue sur l'idée d'un habitat antique d'hommes encore nomades, c'est ce qui paraît le plus probant, mais c'est vrai qu'un complément de sources sur "tentes" serait le bienvenu. Ceci dit, un manque de sources n'empêches pas d'arriver à une compréhension fine des enjeux du poème. On peut aussi tirer un parti assez fin de l'oxymore "ivresses pénitentes", mais tout de même on sent qu'il y a une source à chercher, peut-être une recherche que l'enquête par les rimes pourrait faciliter. Il faudrait trouver "pénitentes" à la rime dans un autre poème ou une forme lexicale apparentée. C'est ce qui me semble le plus logique, mais je n'ai pas la patience de chercher, même avec des moyens informatiques. Je trouverai un jour dans un texte que je lirai ou redécouvrirai.
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