samedi 13 décembre 2025

Perplexité à propos de "Promontoire"

Jacques Bienvenu vient de mettre en ligne un article sur le manuscrit de "Promontoire" où il essaie de montrer que la mention entre parenthèses du titre "Illuminations" peut bien être de Rimbaud.
 
 
Comme beaucoup de gens, je ne me suis jamais intéressé à cette donnée manuscrite, la considérant sans autre forme de procès comme allographe.
La difficulté vient de la signature "A R" qui pourrait sembler inhabituelle s'il s'agit d'une intervention de l'éditeur.
Comme il est parfois envisagé, notamment par Guyaux, que ces éléments ont une chance d'être autographes et comme  Bouillane de Lacoste a étudié la signature des initiales "A. R." comme autographe, Bienvenu procède à la conclusion que la signature "A. R." et la parenthèse "(Illuminations)" allant de pair et étant de la même encre, selon toute vraisemblance, la parenthèse est aussi autographe que la signature "A. R."
Le problème, c'est que cette démonstration ne vaut que si la signature "A. R." est bien de Rimbaud. Et je ne trouve pas cela évident pour plusieurs raisons.
Je vais préciser ces raisons, mais je précise que je ne suis pas graphologue, je suis incapable d'identifier l'écriture de Nouveau sur les manuscrits de Rimbaud. Certes, je reconnais les écritures de certains sur le corps de l'Album zutique, l'écriture de Valade étant particulièrement caractéristique, mais bref ce n'est pas mon domaine de compétences d'identifier de qui vient une transcription manuscrite.
Je m'y essaie pour l'occasion. Il y a un "A" majuscule et un "R" majuscule. Sur l'ensemble du manuscrit, il y a quatre autres "A" en majuscule et il y a deux autres "R" en majuscule. Et, de fait, le "A" de la signature "A. R." est bouclé de la même façon que trois des quatre "A" clairement attribuables à la main de Rimbaud : "Amérique", "Asie" et "Arbres". Petite digression en passant, je confirme la présence du "s" soulignée par Steinmetz dans "Arbres du Japon" souvent édité fautivement en "Arbre"' : il suffit de comparer avec "équipages", "brises riches", "façades circulaires" plutôt qu'avec "dunes", car toute la fin du poème est contaminée par cette écriture hâtive des "es" de fins de plusieurs mots. Pour le bouclage du "A", l'exception vient du nom "Allemagne", mais cela s'explique par un choix ponctuel délibéré de la part de Rimbaud, puisqu'il a opté pour un "A" non cursif pour repasser sur un "a" qui était par erreur en minuscule ("allemagne" corrigé en "Allemagne"). J'ignore si ces "A" sont significativement singuliers pour attribuer le texte et la signature à une seule personne. J'en doute un peu. Pour le "R" majuscule, nous en avons dans les deux occurrences de "Royal", mais ils sont nettement différents du "R" très bouclé de la signature, avec un mouvement de plume qui n'est pas comparable. J'observe que le "R" de "Royal" ou les "P" majuscules de "Palais", des deux occurrences de "Promontoire", ou le "B" des deux mentions "Brooklyn" sont peu bouclés, assez raides, plutôt composés de bâtonnets assemblés et de demi-cercles sommaires. Mais cela n'empêche pas, il faudrait se reporter à d'autres manuscrits, ce que je n'ai pas fait. En revanche, il y a d'autres soucis. Le "t" du titre "Illuminations" entre parenthèses n'a pas la barre horizontale au haut de la hampe et cette singularité concerne aussi la même mention du titre "Illuminations" dans le coin supérieur gauche du manuscrit. Cela ne cadre pas avec les "t" du texte manuscrit de "Promontoire" où les "t" sont bien barrés et où les hampes suivent une courbe d'écriture cursive qui a l'air assez différente. Les deux mentions "Illuminations" ont aussi une courbe penchée aplatie similaire pour les séquences "umina" et "ions". Enfin, même si l'encre est plus pâle pour les mentions au bas du manuscrit que pour celles en haut à gauche, j'ai l'impression qu'on a un recours à la même encre brune, encre brune qui n'est pas typique des manuscrits de Rimbaud et notamment des autres manuscrits des Illuminations. Sur un autre plan, je serais surpris que le seul manuscrit que Rimbaud ait signé coïncide avec le cas particulier du manuscrit de "Promontoire". Il y aurait deux coïncidences au moins. Première coïncidence, deux personnes différentes auraient écrit "Illuminations" sur un même manuscrit. Deuxième coïncidence, il s'agit précisément du manuscrit qui n'a pas été utilisé par la revue La Vogue pour établir sa transcription. Et il s'y ajoute une troisième coïncidence, on trouve une mention entre parenthèses ("(Veillées") pour le texte IV de la série "Jeunesse", manuscrit également publié par Vanier.
Je n'imagine pas Rimbaud signé à l'encre brune son poème ultérieurement, sachant que le poème est transcrit à l'encre habituelle et les biffures sont de la même encre que la transcription, alors que les mentions "A R" et "Illuminations" sont à l'encre brune, ce qui coïncide avec les mentions clairement allographes et obligatoirement postérieures à 1891 du coin supérieur gauche. Je n'imagine pas deux interventions à l'encre brune reliées par le hasard sur ce manuscrit. 
Vanier n'étant pas graphologue, il a fait confiance au manuscrit allographe sur deux pages, mais face à ce cas unique de doublon (cas à part de l'alinéa biffé de "Enfance I") il a voulu préciser qu'il avait une version concurrente en écrivant "A. R. (Illuminations) en bas du manuscrit, puis dans un second temps il a même si ça faisait double emploi apporter des précisions dans le coin supérieur gauche en réécrivant le titre "Illuminations" et en précisant que c'était une version différente du texte publié à la page 34 de son édition de textes de Rimbaud de 1892 où il reprenait le texte de La Vogue et donc des deux pages allographes qu'il n'identifiait pas comme allographes, ce qui veut dire que les précisions ont été reportées sur le manuscrit après sa propre édition de 1892, je présume au moment où il a vendu le manuscrit à un collectionneur ardennais, car cela aussi entre dans la série de coïncidences, puisque ce manuscrit n'a pas été vendu à Bérès, mais est un cas très singulier de vente à un particulier par Vanier. Sur l'exemplaire du Reliquaire utilisé par Vanier pour son édition des poésies en vers de Rimbaud, à côté du "Coeur volé", nous avons une mention "copie Vne" au crayon, ce qui témoigne que l'écriture abrégée et le souci des doublons sont des réalités de la part de Vanier.
De toute façon, de la main de Rimbaud ou non, les mentions au bas du manuscrit ne changeraient rien à l'édition des textes.
Ce manuscrit de "Promontoire" présente un cas singulier qu'on a aussi dans le cas de la transcription du poème "Antique" par exemple. Rimbaud recopie son poème avec un détachement inattentif. Après "peupliers d'Allemagne", il a sauté un passage, il a continué à écrire sur deux lignes et demie avant de se rendre compte de son oubli. Il a biffé le texte, et est reparti sur la suite à "peupliers d'Allemagne" avant de recopier une deuxième fois le passage biffé puis d'enchaîner avec la suite. Signe d'énervement, l'écriture est assez moche sur la fin du manuscrit après la partie biffée, ce qui concerne "Arbres du Japon" où les éditeurs ne relevaient pas le "s" pourtant indiscutable. Rimbaud commet une nouvelle erreur de précipitation avec le mot "illustres", mais il réalise son erreur plus rapidement.
La partie que Rimbaud avait initialement oubliée est précisément celle-ci : "des talus de parcs singuliers penchant des têtes d'Arbres du Japon ;" et il se pose la question s'il faut placer une virgule ou un point-virgule entre "Allemagne" et "des talus". Rimbaud avait initialement l'intention de faire un report au moyen d'une croix après le mot "Allemagne", croix qui précède le point-virgule. Je pense qu'il est plus logique de rétablir une virgule entre "Allemagne" et "des talus". Rimbauid venait de cafouiller sur "eaux des glaciers" avec un "des" issu de ratures et remaniements. Pour l'autre transcriptions trop rapides, "illustres" a qualifié par ailleurs le mot "côtes" par anticipation de "vallées illustres" quelques mots plus haut. Rimbaud a simplement biffé la première occurrence erronée de "illustres".
Après de tels cafouillages, Rimbaud n'a pas pris la peine de recopier son poème sur une nouvelle feuille, ce qui, encore une fois, ne plaide pas la thèse d'un recueil organisé par Rimbaud. Il n'est pas anodin qu'il manque de papier pour recopier ses poèmes.
Le manuscrit témoignait pourtant d'une certaine application au début de la transcription, avant la reprise suivant la partie biffée, et Rimbaud s'était appliqué également à établir une belle marge régulière à gauche de son texte.
La revue La Vogue a voulu établir une copie allographe du poème servant d'intermédiaire au travail des protes, mais ce qui est étonnant c'est qu'ils n'aient pas été en mesure de comprendre qu'il suffisait de recopier le poème sans les parties biffées.On pourrait croire que le copiste pour la revue La Vogue a étrangement interprété que la première occurrence "illustres" étant biffée, il devait biffer tout le texte jusqu'à la deuxième mention "illustres". Mais ce n'est même pas ça son erreur puisqu'il manque la partie antérieure "des côtes". En réalité, le copiste a sauté une ligne entière du manuscrit autographe, celle qui contenait précisément la mention "illustres" biffée, comme on peut le vérifier en comparant le manuscrit autographe et le texte établi par la revue La Vogue. Les cafouillage pour "eaux des glaciers" n'a pas été compris lui non plus avec la leçon erronée : "eaux. Des glaciers..." Pour la partie biffée de deux lignes et demie, le copiste l'a effectivement écartée, et la transcription est bel et bien complète sur le manuscrit allographe. En revanche, au moment de l'impression, de nouveaux oublis ont gâché le travail. En effet, la revue n'a pas imprimé "Scarbro" ou "penchant des têtes d'Arbres du Japon", alors que le copiste les avait correctement reportées, y compris, me semble-t-il le "s" à "Arbres". L'oubli du passage "de Scarbro" s'explique par deux faits. Le prote devait déchiffrer un passage à cheval sur les deux pages et, alors que cette copie allographe était censée être une mise au propre levant les difficultés de déchiffrement, il n'a pas su identifier le mot "Scarbro" ce qui se conçoit et il a fourni une invention de son cru, pensant à juste titre que personne ne remarquerait rien, ce qui veut dire que le copiste et celui qui a réalisé la plaque typographique sont deux personnes bien distinctes. Le prote lisait sur la fin du manuscrit allographe : "des 'Royal' ou des 'Grand', puis butait sur "de Scarbro" et sur la page suivante "ou de Brooklyn". Avec une visible désinvolture, il a créé le segment "de quelque" et transcrit "Brooklin" avec un "i", l'ensemble étant assez incohérent : "des 'Royal' ou des 'Grand' de quelque Brooklin". La nonchalance de traitement est certaine, puisqu'il faut opposer les deux pages avec le seul segment illisible "de Scarbro", le "de" n'étant pas illisible en soi, puis la suite très lisible "ou de Brooklyn". Se débarrassant de la mention "Scarbro" il a gardé l'idée d'une bascule "de ... ou de Brookl[i]n" avec sa solution non appuyée sur un déchiffrement : "de quelque Brooklin".
Pour l'autre oubli par le prote, la désinvolture est là encore manifeste. Il oublie donc le segment "penchant des têtes d'Arbres du Japon", parce qu'il a sauté une ligne "penchant des têtes d'Arbres du" sur le manuscrit allographe. Toutefois, la mention du mot "Japon" sur la ligne où il reprend son établissement du texte aurait dû l'alerter. Il reprend directement après en reportant le point-virgule, puis "et les façades circulaires..."
 
Un fait à noter, mais dont le prote ne pouvait pour sa part avoir conscience, c'est que la ligne oubliée sur la copie allographe coïncide avec un moment de répétitions clefs : "côtes [illustres : biffé]" et "vallées illustres" font écho au couple plus haut : "côtes modernes" et "dunes illustrées". Je tiens à préciser ce point : le prote a travaillé à partir de la copie allographe et n'a pas pu mépriser ces espèces de répétitions, ce qui fragilise l'idée d'une désinvolture malveillante par agacement et mépris de ce texte poétique insolite.
Il y a eu sans arrêt des oublis autour de la transcription de ce poème. Rimbaud recopie trop vite, il oublie deux fois des passages, mais se reprend. Sur la copie allographe, un oubli d'une ligne apparaît. Sur le texte imprimé, résultat du travail d'un troisième intervenant, nous avons de nouveaux oublis et une improvisation libre pour compenser un problème de déchiffrement. Les deux derniers intervenants n'ont pas remédié à leurs erreurs contrairement à Rimbaud.
Enfin, nouvelle coïncidence, le manuscrit allographe en deux pages fournit le titre avec article "Les Illuminations" flanqué d'une mention "suite" entre parenthèses. Le manuscrit autographe de "Promontoire" contient pour sa part deux mentions du titre "Illuminations". Je ne crois pas à une autre triple coïncidence où Rimbaud aurait reporté sans raison le titre de son recueil, puis ce titre aurait été reporté sur la copie allographe, puis Vanier aurait reporté à son tour le titre sur la copie autographe où il aurait déjà figuré. Je pense vraiment que les deux mentions du titre sur le manuscrit autographe viennent de Vanier, lequel a eu entre les mains le manuscrit allographe sur deux pages de toute façon, puisque le manuscrit allographe a fini entre les mains du collectionneur Pierre Bérès.
Je ne prétends pas avoir élucidé cette signature "A. R.", mais je devais manifester mon scepticisme quant à l'hypothèse d'une mention autographe.

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