mardi 9 décembre 2025

Il s'appelle Duval, Armand, Maurice, Arlès-Dufour, que sais-je ? : Vierge folle et La Question de la Femme de Dumas-fils !

Au moment où Rimbaud compose Une saison en enfer, Verlaine cite à deux reprises Dumas fils dans son courrier, et à la fin du récit intitulé "Vierge folle", Rimbaud nous tend une perche en fournissant une allusion voilée à La Dame aux camélias. Rimbaud mentionne, mais sous une forme fragmentée, le nom du héros masculin de La Dame aux camélias : Armand Duval, lequel est une transposition de l'auteur lui-même. Armand contient l'initiale A et la séquence "and", déformation donc du prénom de l'auteur Alexandre, et le nom Duval est une démarcation de celui de l'auteur "Dumas". En clair, de la part de Rimbaud, citer le nom du principal protagoniste masculin de La Dame aux camélias revient à citer l'auteur lui-même Alexandre Dumas fils, et la raillerie de Rimbaud joue clairement sur l'idée de dérivation du nom Dumas en Duval puisque Rimbaud allonge la série par un Dufour. Pour l'instant, j'ai une simple hypothèse au sujet du prénom Maurice utilisé par Rimbaud. Le fils de George Sand se prénomme précisément Maurice et George Sand suppose elle aussi deux noms qui commencent par une syllabe "Du" d'origine prépositionnelle : elle est née Aurore Dupin, et elle s'est mariée à Casimir Dudevant, devenant ainsi la baronne Dudevant. Nous sommes en bon chemin avec la série : Dupin, Dudevant, Dumas, Duval, Dufour. Et le nom de George Sand vient de sa liaison avec l'écrivain Jules Sandeau. L'auteur de La Dame aux camélias se faisait appeler par ailleurs Alexandre Dumas fils pour éviter la confusion avec son père, et Verlaine en joue dans son courrier, parlant du "con de Dumafisse" dans sa lettre à Lepelletier du 16 mai 1873 :
[...] Je fourmille d'idées, de vues nouvelles, de projets vraiment beaux. - Je fais un drame en prose, je te l'ai dit, Mme Aubin. - Un cocu sublime (pas à la manière de Jacques, le mien est un moderne extrêmement malin et qui rendra des points à tous les aigrefins de ce con de Dumafisse. [...]
 A cette époque, Rimbaud écrit sa lettre de "Laitou" à Delahaye où il déclare travailler à son projet de "Livre nègre ou Livre païen" et avoir déjà écrit trois histoires, en principe trois parties de "Mauvais sang" non encore unifiées, ou éventuellement deux parties de "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer". Dans Une saison en enfer, le récit de "Vierge folle", où il est fait mention du héros de La Dame aux camélias, vient directement après "Nuit de l'enfer". De toute façon, qu'il ait écrit à la fin du mois de mai 1873, directement à la suite de l'invention de "Nuit de l'enfer" ou non, qu'il ait été composé en juin, sinon en juillet, éventuellement en août, on voit mal comment ne pas considérer l'écho dans "Vierge folle" du travail en parallèle de Verlaine sur son drame en prose "Mme Aubin" qui ne paraîtra qu'en 1886 et surtout comment ne pas voir qu'il y a une réflexion commune à Rimbaud et Verlaine sur les dernières productions littéraires de Dumas fils, sur son théâtre notamment ?
Rimbaud formule cette allusion dans l'antépénultième paragraphe du récit "Vierge folle" :
 
   - Tu vois cet élégant jeune homme, entrant dans la belle et calme maison : il s'appelle Duval, Dufour, Armand, Maurice, que sais-je ? Une femme s'est dévouée à aimer ce méchant idiot : elle est morte, c'est certes une sainte au ciel, à présent. Tu me feras mourir comme il a fait mourir cette femme. C'est notre sort à nous, cœurs charitables..."
 Je ne sais pas si le mot de l'énigme pour la présence du prénom "Maurice", mais en pensant ainsi au fils de George Sand, je suis un raisonnement qui n'a rien d'aléatoire. Dumas fils appelait George Sand sa mère, laquelle a parrainé les débuts poétiques d'Armand Silvestre, poète ciblé visiblement dans "Voyelles" : "naissances latentes", "mers virides", et dans "L'Etoile a pleuré rose...", et pas seulement dans le quatrain "Lys" de l'Album zutique, mais George Sand fut encore l'amante de Musset et le roman La Confession d'un enfant du siècle met en récit quelque peu cette relation, roman qui vient de la plume d'Alfred de Musset, poète auquel s'en est pris violemment Rimbaud dans sa lettre "du voyant" du 15 mai 1871. George Sand, loin des idéaux de 1848, a dénoncé la Commune, tout comme Alexandre Dumas fils et Armand Silvestre. Notons que Sand tout en parrainant ce prénommé Armand... avait aussi composé deux romans mettant en scène un personnage du nom de Sylvestre. On est bien là encore renvoyé dans une zone de jeux autour de l'onomastique. Et il est bien question de charité dans les récits amoureux de La Confession d'un enfant du siècle. Au lieu de se contenter d'identifier une allusion à La Dame aux camélias, on peut considérer que Rimbaud vise large dans les références littéraires, et George Sand fait inévitablement glisser le discours sur le terrain de la femme à la vie légère, quand "Vierge folle" et le théâtre de Dumas fils imposent plus brutalement la référence à la prostitution.
Il y a une piste à creuser au plan des sources littéraires du récit "Vierge folle", voire au plan du livre Une saison en enfer dans son ensemble. J'ajoute que dans mon souvenir, c'est non pas Chateaubriand, mais Musset lui-même qui dans La Confession d'un enfant du siècle emploie non le mot de "désenchantement" pour sa génération, mais celui de "désespérance", lequel fait inévitablement écho à l'effort rimbaldien de faire s'évanouir toute espérance humaine, selon les mots mêmes de la prose liminaire d'Une saison en enfer.
Verlaine se moque de l'auteur de La Dame aux camélias qu'il traite injurieusement "ce con de Dumafisse", ce qui est exactement ce que fait Rimbaud qui parle de "méchant idiot" pour quelqu'un qui peut s'appeler aussi bien Maurice Dufour ou Armand Duval qu'Alexandre "Dumafisse". Et dans "Dumas fils", le mot "fils" a son importance, puisqu'un temps Dumas fils a été un enfant naturel que le célèbre père a mis du temps à reconnaître. Et les pièces de théâtre les plus connues d'Alexandre Dumas fils se nourrissent de ce vécu douloureux : Le Fils naturel et Un père prodigue. Ces deux pièces étaient considérées comme sulfureuses dans la mesure où l'auteur prenait la défense des femmes délaissées et des enfants illégitimes.
Mais pour cerner pourquoi Rimbaud cible ainsi Dumas fils, il convient de se reporter à ce qu'il a bien pu développer dans ses écrits. Effectivement, la "dame aux camélias" est une prostituée de luxe d'époque, ce qui coïncide avec le portrait de la "vierge folle" qui en quelque sorte n'est pas une femme aux yeux de la société, et en effet Armand Duval est quelque peu responsable de la mort de la femme dans le récit. Mais, en 1872, il s'est passé un événement singulier dans la carrière littéraire d'Alexandre Dumas fils. Une nommée "Association pour l'Emancipation progressive de la Femme" a publié un essai attribué à Dumas fils qui s'intitule La Question de la femme. Il s'agit en réalité d'un ensemble de citations tirées du théâtre moralisateur de Dumas fils, mais aussi de quelques autres de ses écrits, et notamment de deux plaquettes anticommunardes. L'association féministe a été fondée par deux personnes, d'un côté le saint-simonien François-Barthélémy Arlès-Dufour, ce qui semble du coup expliquer le choix de la mention "Dufour" par Rimbaud, de l'autre la militante des droits des femmes Julie-Victoire Daubié, première femme à s'être inscrite au baccalauréat et à l'avoir obtenu en 1861. Elle fut aussi la première licenciée ès lettres en octobre 1871. La pensée de Daubié se rapproche du saint-simonisme et elle est en relations avec Marie d'Agoult, Jules Simon, Emile de Girardin, etc. Je n'ai pas encore étudié sa vie de près. En 1873, trois des ouvrages de son association sont interdits de diffusion par colportage, et j'imagine que cela inclut le livre La Question de la Femme paru en 1872. En tout cas, on peut consulter ce document sur le site Gallica de la BNF, et il est sensible que Rimbaud s'y réfère, la mention "Dufour" n'ayant rien d'anodin.
 
 
Le lien vous mène directement à la première de couverture originelle, j'essaie de vous rendre cela du mieux que je peux ci-dessous :
 
                         ASSOCIATION
                                   pour
L'EMANCIPATION PROGRESSIVE DE LA FEMME
 
                       LA QUESTION
                                  DE
                          LA FEMME
 
                                   PAR
 
                   M. A. DUMAS FILS
 
                                 PARIS
          [5], RUE DE LA POMPE (PASSY)
                                   1872
 
 Je vous cite le texte tronqué et effacé par endroits qui figure sur la deuxième de couverture :
 
L'Association pour l'Emancipation progressive de la Femme poursuit la réforme morale par des brochures qu'elle distribue gratuitement[.] Les Souscripteurs et Adhérents recevront à leur choix, [...] d'impression, et en proportion de leur offrande, les livres qu'ils destineront à la propagande gratuite. (Voir la couverture.)
              ADRESSER LES DEMANDES
5, Rue de la Pompe (Paris-Passy)
 
                     ____
 
            Prière d'aider l’OEuvre par des Dons.
 **

Evidemment, il convient de citer quelque peu le bref "Avant-propos" qui est signé de la vice-présidente de l'Association elle-même, "J. VI. Daubié" :
 
   Nul en France ne comprend comme M. A. Dumas fils que la régénération, le salut même du pays, repose sur les idées de droit et d'honneur qui reconstitueront la famille, en réhabilitant l'enfant et la femme par la responsabilité de l'homme. Nul n'a chez nous plus que cet écrivain la vigueur d'indignation contre des lois complices du mal.
   Regardant à juste titre la législation comme le point de départ de la réforme, M. Dumas nous faisait l'honneur de nous écrire en 1870 : Que peut ce qu'on écrit contre ce qu'on fait ?
    N'y a-t-il pas là une dissolution nécessaire à la fin de toute société qui va mourir et se transformer ?
    L'opulente prostitution de la femme actuelle détruit l'homme qui ne doit pas être. Ce sera toujours ça de fait.
    En tous cas, faisons chacun de notre côté du mieux que nous pourrons et que Dieu se charge du reste.
    Hâtez-vous, criait alors aussi à tous M. Dumas : la maison brûle. Il poussa depuis un éloquent cri d'alarme dans sa lettre sur les choses du jour (1) ; mais, hélas ! l'incendie dévore les fondements mêmes de l'édifice, sans que le législateur semble pour cela disposé à accourir.
    Si la loi, il est vrai, n'est pas tout, il faudrait nous convaincre enfin qu'elle est le commencement de tout, parce que, selon l'énergique expression des dames anglaises, elle est la conscience du peuple, et que l'éducation et les mœurs qui cherchent à combattre ses funestes effets ne font que créer un antagonisme, précurseur de décadence.
    Les pages d'éloquence émue que M. Dumas fils a publiées sur ce sujet, se trouvant disséminées dans ses œuvres complètes, n'étaient pas à la portée de tous les lecteurs. Grâce au concours empressé de l'auteur, nous pouvons vulgariser ses idées, et les présenter à tous ceux qui ont à cœur notre régénération sociale.
    Que M. Dumas veuille donc accepter, avec le tribut de notre reconnaissance, la part qui lui revient dans cette grande œuvre ([2]).
                                                                La Vice-Présidente de l'Association,
                                                                           J. V. DAUBIE.
 
(1) Une Lettre sur les Choses du jour, Michel Lévy, rue Auber, 3.
 
([2]) M. Michel Lévy, éditeur, 3, rue Auber, place de l'Opéra, nous a permis aussi, avec une gracieuse bienveillance, de publier les fragments du Théâtre complet, qui est sa propriété.
 
 Rimbaud a bien sûr réagi contre cette installation de Dumas fils sur un piédestal. On relève aussi que la militante cite un écrit de Dumas fils, aujourd'hui célèbre pour une injure peu féministe à l'égard des femmes de la Commune : "Nous ne dirons rien de leurs femelles, par respect pour les femmes à qui elles ressemblent - quand elles sont mortes." Cette phrase figure dans Une Lettre sur les choses du jour, texte paru au début de juin 1871 au lendemain de la Semaine sanglante, et redoublement de maladresse madame Daubié superpose à cela l'expression populaire "la maison brûle", reprenant de plus belle avec le mot "incendie". Les deux mentions "la maison brûle" et "incendie" sont de part et d'autre de la note (1) qui renvoie à la plaquette au discours de haine violemment anticommunarde, ce qui n'a pu qu'alerter l'auteur des "Mains de Jeanne-Marie".
Daubié revient à deux reprises sur l'idée d'éloquence également et dans les passages de Dumas fils de 1870 qu'elle cite à côté de la prostitution et de la société qui meurt et se transforme nous avons ce partage entre la puissance des hommes qui font de leur mieux et Dieu qui "se charge du reste". Je rapproche cela de la formule de "Adieu" dans la Saison : "la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul", et cela pour la bonne raison que m'étant déjà penché sur plusieurs publications en lien avec cette présente plaquette La Question de la Femme, je sais qu'il y a d'autres éléments à mettre en place qui confirmeront que la fin de la Saison y fait bien référence.
Ceci est une introduction à une série d'articles. Je vais rendre compte du texte de Dumas fils lui-même dans La Question de la femme, puis je vais rendre compte de Une Lettre sur les choses du jour, et puis encore de quelques autres textes, jusqu'à des réactions au discours de Dumas fils par d'autres plaquettes.
Je viens de vous soumettre ici la raison pour laquelle Rimbaud mentionne le nom "Dufour" à côté du prénom et du nom du protagoniste principal de La Dame aux camélias. Rimbaud songe au saint-simonien Arlès-Dufour qui participe avec Victoire Daubié à la propagande du discours de théâtre d'Alexandre Dumas fils.
Vous pourrez difficilement nier l'éclairage inédit que cette série d'articles vous apporte sur Une saison en enfer.
 
A suivre !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire