Dans Les Illuminations, il est un poème et un manuscrit singulier. Le feuillet qui contient la transcription du poème "Mouvement" mérite une attention toute particulière. De nos jours, nous sommes habitués à séparer le recueil de poèmes en prose Illuminations et un ensemble de poèmes en vers irréguliers que Bouillane de Lacoste avait baptisé : Vers nouveaux et chansons, et que, dans la mesure où il est difficile de canoniser une expression apocryphe, tout le monde désigne un peu comme bon lui semble : "Poésies" (édition philologique de Steve Murphy en 1999), "Vers Libres" (Verlaine qui a utilisé à deux reprises cette expression classique pour ces poèmes-là), "Poésies du printemps et de l'été 1872", "Poésies en vers irréguliers", "vers nouvelle manière", "Poésies 1872-1873", "dossier de 1886", etc. Une astuce consiste à ne pas nommer spécifiquement cet ensemble en se contentant de le situer chronologiquement dans une édition. Or, cet ensemble devrait en principe inclure le poème "Tête de faune" dont le travail sur les rimes et le brouillage de la césure est clairement du même ordre. Mais, ce qui nous intéresse, c'est que, en 1886, la revue La Vogue a publié sous le titre précis suivant Les Illuminations une partie du dossier des manuscrits de poèmes en prose qu'ils avaient entre leurs mains et une partie du dossier de poèmes de ce que j'appellerai "vers 'nouvelle manière' " en en excluant pour des raisons d'histoire de l'édition rimbaldienne le poème "Tête de faune".
Je veux dire que tous les poèmes en "vers nouvelle manière" qui nous sont connus ont une version qui s'inscrit dans le cadre du "dossier de 1886". "Tête de faune" est un cas particulier, puisqu'il est cité par Verlaine dans ses Poètes maudits, comme si ce n'était pas un poème en "vers nouvelle manière", ce qu'il est pourtant. L'autre exception est "Le Loup..." dans "Alchimie du verbe". Sans travailler ici à le justifier, quelques poèmes en "vers nouvelle manière" ont été publiés par Vanier, Darzens/Genonceaux ("Entends comme brame...") et Berrichon ("A quatre heures du matin..." en 1912) qui faisaient partie du dossier de 1886. Après, plusieurs versions manuscrites de poèmes du "dossier de 1886" nous sont parvenus par diverses voies, mais il s'agit systématiquement de doublons.
Je ferai une mise au point dans un article à part, car il y a des éléments de réflexion à bien se représenter. Mais, en 1886, la revue La Vogue a publié ensemble les manuscrits de poèmes en "vers nouvelle manière" et les manuscrits de poèmes en prose, sous le titre Les Illuminations. Bouillane de Lacoste sera le premier à séparer les deux dossiers de manuscrits, et donc de poèmes. Il conservera le titre des Illuminations pour les seuls poèmes en prose et modifiera même le titre du recueil qui est devenu Illuminations sans article. Bouillane n'a pas su imposer le sous-titre "Painted plates", son exemple n'a pas été suivi cette fois, tandis que nous assistons à un retour en cours de l'article fidèle à la publication originale : Les Illuminations, car il s'agit d'un aspect important des deux publications d'actualité d'Alain Bardel, le retour au titre original Les Illuminations, ce qui est prôné par Steve Murphy depuis un article paru en 2004 dans le numéro 20 de la revue Parade sauvage. Il est vrai qu'il subsiste un doute à cause de la mention originelle sans article de Verlaine en 1878 : "Avoir relu Illuminations", et peut-être aussi à cause de la pratique de Vanier qui reporte souvent le titre sans article sur certains manuscrits : "Illuminations" (manuscrits autographes de "Promontoire" et du trio de poèmes "Sonnet", "Vingt ans", "Tu en es encore..."), lequel Vanier tend à isoler l'article sur les pages de titres "Les" en plus petit sur une ligne que le nom "Illuminations" en plus gros sur une deuxième ligne, mais il n'en reste pas moins que l'article fait partie du titre.
Et donc c'est Bouillane de Lacoste qui a créé l'ensemble et son titre Vers nouveaux et chansons.
Et Bouillane de Lacoste a pu le faire, parce qu'en étudiant les manuscrits, ceux du moins pour lesquels il a pu consulter des fac-similés ou qu'il a pu consulter direcement, il s'est rendu que Rimbaud avait modernisé l'écriture cursive de sa lettre "f" en la bouclant par le haut et par le bas, et que cela ne concernait que les manuscrits des poèmes en prose, pas les poèmes en "vers nouvelle manière", ce qui séparait dans le temps en deux ensembles les transcriptions.
Mais, à l'époque de la revue La Vogue, en toute méconnaissance de ce facteur discriminant des "f" bouclés, les éditeurs des poèmes de Rimbaud n'avaient qu'une opposition possible entre les poèmes en vers "nouvelle manière" et les poème en prose. Or ils ont confondu les deux dossiers manuscrits dans un seul recueil. Mais cette confusion est relative, elle est surtout sensible dans l'établissement de la plaquette, même si les vers viennent assez tard dans l'économie du recueil.
Or, à cette époque-là, nous avons une preuve que les manuscrits des vers et des proses n'étaient pas mélangés entre eux. Avant la plaquette, il y a eu une publication des poèmes dans les numéros de la revue. Il y avait une séparation initiale volontaire, puisque les numéros 5 et 6 de la revue ne publiaient que des poèmes en prose. Le numéro 7 ne contient pour sa part que des "vers nouvelle manière", puis dans les numéros 8 et 9 de la revue, les deux derniers numéros à publier une suite des Illuminations, nous avons un principe adopté qui consistait à publier d'abord quelques poèmes en prose, ensuite quelques poèmes en vers. Et, dans le numéro 9, "Mouvement" est le premier poème publié devant "Bottom", "H", "Démocratie" et "Dévotion", les poèmes en vers ne venant qu'ensuite, sauf que "Mouvement" a été publié en italique en tant que poème en vers !
"Mouvement" est de toute évidence le cheval de Troie qui a justifié la confusion des deux dossiers et le mélange plus poussé de la plaquette où désormais il n'y a plus une simple juxtaposition, mais un mélange des poèmes en prose et en vers.
En gros, "Mouvement" est certainement un élément qui a favorisé le mélange des dossiers de manuscrits, lesquels n'étaient pas paginés n'en déplaise à certains avant 1886, et, en même temps, sa place dans le numéro 9 de la revue prouve que les éditeurs étaient bien conscients que "Mouvement" appartenait au premier dossier et pas au deuxième. Ils le publiaient comme un poème en vers, mais scrupuleusement ils le séparaient des autres poèmes en vers ! Cela veut dire qu'il y avait d'un côté une liasse avec les poèmes en prose qui incluait "Mouvement" (cas similaire, à ce stade de la présente réflexion, à "Tête de faune" pour le dossier verlainien paginé) et de l'autre une liasse de "vers nouvelles manière"). Sans cela, on ne s'expliquerait pas que "Mouvement" ait eu droit à un traitement distinctif parmi les poèmes en prose, alors qu'il suffisait de le publier après "Dévotion" dans le numéro 9 de la revue La Vogue.
Evidemment, aujourd'hui, votre jugement peut être altéré sur cette affaire. D'abord, vous identifiez l'expérience en vers de "Mouvement" comme radicalement distincte de celle des "vers nouvelle manière" et de l'autre vous considérez que cette expérience nouvelle concerne aussi "Marine".
Mais, à l'époque, "Marine" n'a pas été identifié à un poème en vers, et cela pour deux raisons. La première raison, c'est qu'il y a eu un raté dans la préparation des plaques typographiques. Les éditeurs ont publié le poème en prose "Fête d'hiver", en oubliant ce titre précis de "Fête d'hiver", comme la suite immédiate des alinéas brefs du poème "Marine". La création de cet hybride imposait d'identifier un poème en prose. Ensuite, la dernière ligne de la transcription de "Marine" sur le manuscrit témoigne d'un retour à la ligne sur le principe de la prose. Arrivé au bord du feuillet, Rimbaud retourne à la ligne. Rimbaud écrit donc des alinéas avec une marge initiale et pratique le retour à la ligne d'un simple écrit en prose, d'un simple paragraphe. Il retourne à la ligne à plusieurs reprises avant la fin d'une phrase dans le cas de "Marine", mais Rimbaud le fait pour divers poèmes en prose du recueil : "Après le Déluge", "Barbare", etc., même si c'est plus ponctuel. Et ce procédé n'a pas été inventé par Rimbaud qui l'a repris à des prédécesseurs d'époque. Même s'ils avaient publié "Marine" correctement, les éditeurs n'auraient pas eu de raison d'identifier le poème comme écrit en vers à cause du retour à la ligne du dernier alinéa sur le principe de la prose.
Et c'est là qu'entre en scène la spécificité du manuscrit de "Mouvement" où le poète s'interdit les retours à la ligne du type alinéaire en utilisant le report au-dessus du vers au moyen de crochets, principe canonique dans l'édition des poèmes en vers.
Rimbaud a deux occasions de pratiquer le report par un crochet de décrochement dans la troisième séquence du poème (nous évitons le mot "strophe") :
les bijoux, -Car de la causerie parmi les appareils, - le sang, les fleurs, le feu,Des comptes agités à ce bord fuyard, [motrice,On voit comme une digue roulant au delà de la route hydrauliqueMonstrueux, s'éclairant sans fin, le stock d'études[...]
Vous remarquerez tout de même que Rimbaud n'a pas mis de crochet pour la mention décrochée "les bijoux, -" et sur le manuscrit vous pouvez aussi constater que pour "motrice" ce n'est pas exactement un crochet qui est mis, on a plutôt une délimitation avec deux côtés d'un rectangle, une largeur à gauche de "motrice" et une longueur au-dessus du mot.
Evidemment, l'information de décrochement est identique. Si vous éditez le poème, vous savez que vous ne devez pas revenir à la ligne, mais pratiquer ce type de report, et vous ajouterez le crochet de référence, sans partir sur des délires de respect du manuscrit.
Ces deux décrochements expliquent pourquoi la revue La Vogue a publié "Mouvement" en italique, mais pas "Marine" !
Et puisque ce poème n'est pas considéré comme un poème en "vers nouvelle manière", il devient l'unique poème de son genre, ce qu'amoindrit l'habitude prise au vingtième siècle de parler de "Mouvement" et "Marine" comme d'un couple de poèmes en vers libres. Et tout le début de "Marine" invite forcément au rapprochement, pour deux raisons : la présentation et un thème commun. Mais, en réalité, seul "Mouvement" est écrit en vers !
Rimbaud avait peut-être dans l'idée de présenter "Marine" de la même façon que "Mouvement" et la variation de retour à la ligne pour "Marine" serait peut-être accidentelle. Cette fois-là, Rimbaud a effectué un retour à la ligne de texte en prose. Mais, à la fin des fins, c'est bien le contraste des deux établissements des poèmes qui s'impose. "Marine" n'est pas un poème en vers. Pendant longtemps, malgré ma connaissance des manuscrits, je ne tenais aucun compte de cette divergence, mais objectivement les conclusions sont imparables.
Maintenant, pourquoi ne pas considérer "Mouvement" comme un poème en "vers nouvelle manière" isolé par exception dans un dossier de poèmes en prose ?
"Mouvement" va plus loin que les poèmes en "vers nouvelle manière". Il n'a pas de rimes, ni un squelette approximatif d'une organisation en rimes qui serait chahutée. Les nombres de syllabes ne sont pratiquement jamais égaux entre les vers, ce qu'aggrave l'existence de vers très longs qui excèdent de très loin les limites classiques qui s'en tiennent à l'alexandrin, sinon aux vers de treize syllabes pour leurs vers les plus longs. Par ailleurs, dans la variété des vers, on n'identifie pas de recours aux alexandrins et décasyllabes porteurs en soi de l'indice d'une césure classique.
Il est clair que ce poème représente à lui une étape distincte de la destruction des lois du vers par Rimbaud.
Toutefois, il convient d'apporter certaines nuances.
Les poèmes en "vers nouvelle manière" sur les manuscrits qui nous sont parvenus ont toujours un rapport à l'organisation des rimes, même si cela peut devenir faible et dérisoire parfois, mais il y a en effet des vers qui ne riment pas, et même parfois pas d'assonances du tout.
Plus intéressant, Rimbaud n'a pratiqué les mauvais décomptes de syllabes que dans des poèmes de vers non césurés, autrement dit que pour des vers de huit syllabes ou moins. Et il ne l'a fait que ponctuellement, pour un vers, on pense au dernier de "Entends comme brame..." et cela se retrouve dans les versions de "Alchimie du verbe". Du moins, c'est le discours officiel des rimbaldiens, parce qu'il y a une exception, le poème "Bruxelles" jadis intitulé "Juillet". Le manuscrit est déchiré, il manque un mot qui pourrait être "Père" si on songe à une rime, puisqu'on devine un "P" sinon un "R" majuscule au bord de la déchirure. Cela veut dire que le poème était publié avec un vers faux de neuf syllabes. Pour rétablir le décompte, il fallait pratiquer une césure à "li-eux". Il y avait donc bien un vers faux dans l'état du poème tel qu'il était imprimé, et dans ce même poème il y a l'expression "o iaio ia io" qui pose aussi un problème de décompte des syllabes. Le vers qui la contient ne fait que neuf syllabes sauf à envisager une diérèse sur une partie de cette exclamation, ce que les rimbaldiens ne prennent jamais la peine d'étayer, de justifier.
Quant à "Bonne pensée du matin", il a une base en vers de huit syllabes, et je refuse d'entrer dans le jeu que le décompte est irrégulier, puisqu'on comprend que le poème suppose des élisions forcées de certains "e" ou à l'inverse des prises en compte. "Bonne pensée du matin" est une provocation et un cas à part, mais il a une mesure de référence.
Face à cela, "Mouvement" est l'unique poème sans mesure de référence. Il est à la fois sans mesure de référence et sans rimes, et à cet égard c'est un cas unique, et c'est précisément le premier cas de poème en "vers libre" au sens moderne de l'expression "vers libres", par opposition à la notion classique qui, je le rappelle, est utilisée à deux reprises par Verlaine pour désigner les "vers nouvelle manière" !
Or, à l'époque, l'invention du vers libre moderne, et cela s'est fait dans des traités de versification parus dans la dernière décennie même du dix-neuvième siècle, comme je l'ai déjà montré sur ce blog, a été attribuée à deux poètes : Marie Kryzinska et Gustave Kahn. Ce dernier étant lié à l'édition des poèmes en prose de Rimbaud, et donc de "Mouvement", il est en réalité un imposteur, mais on notera que l'imposture se fonde sur non pas le manque de rappel de deux poèmes de Rimbaud "Marine" et "Mouvement", mais sur la non mention d'un cas unique qui était "Mouvement". Il faut ajouter que l'édition en plaquette des Illuminations avait parachevé le mélange avec les "vers nouvelle manière" ce qui camouflait un peu plus l'antériorité rimbaldienne. Je ne suis pas spécialiste de Marie Kryzinska, mais elle aussi est probablement dans l'imposture à cacher sa dette auprès de Rimbaud.
"Mouvement" est donc l'unique poème d'où est sortie la pratique du vers libre moderne, "Marine" étant très proche et ayant influencé également cette pratique, mais à la fin il s'agit plutôt d'une forme de poème en verset moderne, la liaison étant avec une très faible de solution de continuité entre "Marine" et "Mouvement".
Mais, comme Rimbaud a été écarté du discours définitoire sur l'invention, on s'est acclimaté à une autre considération : il n'y a pas de décompte des syllabes à faire dans les poèmes en vers libres modernes, et l'auteur lui-même ne s'y est pas attaché.
Or, en 1994, Antoine Fongaro a publié un mince livre Segments métriques dans la prose d'Illuminations aux presses universitaires de l'Université de Toulouse le Mirail. Fongaro participait d'un mouvement déjà en cours de rimbaldiens qui identifiaient des vers blancs, et notamment des alexandrins dans la prose des Illuminations, en particulier au plan des clausules. Et, dans le cas particulier de "Mouvement", Fongaro a fourni un découpage syllabique complet des vers du poème.
La méthode de décompte de Fongaro n'était pas rigoureuse, parce qu'inévitablement dans un paragraphe en prose, si vous découpez des segments syllabiques, vous allez avoir des points de débat sur les moments où vous effectuez une élision ou non. Par ailleurs, Fongaro identifiait des alexandrins et des décasyllabes sans se soucier de l'identification d'une césure canonique. Enfin, comme il ne s'agissait que de découper en segments syllabiques les textes de Rimbaud, sans se soucier d'une égalité entre les segments Fongaro ne faisait la plupart du temps qu'une pêche à l'évidence : un segment de sept syllabes était un segment de sept syllabes, vérité de la Palice qui amenait à constater la présence d'un vers de sept syllabes.
Dans son article Illuminations métriques, Benoît de Cornulier a eu beau jeu de démonter les incohérences et de faire des remarques ironiques sans appel. On ne peut pas trouver des segments de phrases de 6,3 syllabes. Fongaro dit que Rimbaud ne sort pas du recours aux vers dans des suites irrégulières de par exemple quatre, cinq, six, sept, huit, huit, trois, cinq syllabes, sauf que en réalité c'est la même chose pour tous les gens qui écrivent en prose, personne ne peut échapper au fait d'avoir des entiers naturels dans le dénombrement des syllabes de son texte. Fongaro triomphait de manière absurde, et il méconnaissait l'importance pour la versification d'égalité de la mesure, c'est l'écho de cette égalité qui fait l'écriture en vers.
Fongaro a ultérieurement repris l'essentiel de ses publications et notamment des volumes parus aux Presses universitaires de Toulouse le Mirail. Il a publié un livre sur les poèmes en vers réguliers ou "nouvelle manière" aux Editions Classiques Garnier et un livre sur les poèmes en prose, sur les Illuminations chez Honoré Champion, mais cet ouvrage de Fongaro est l'exception, il ne l'a pas réédité. J'en possède un exemplaire et je n'ai pas intérêt à m'en déposséder donc !
Et puisque notre sujet du jour est "Mouvement", j'en profite pour effectuer la petite digression suivante : dans cette plaquette de 1994, Fongaro a publié un fac-similé de "Mouvement", la photographie exhibée sur le lien plus haut, puisque Fongaro a repris le fac-similé lui aussi du livre d'André Guyaux Poétique du fragment. Fongaro y fait remarquer qu'un vers est mal édité : Rimbaud a écrit "en delà de la route hydraulique motrice" et non pas "au-delà" comme cela est imprimé. Plus précisément, Fongaro identifiait un repassage du mot. Rimbaud aurait repassé le "au" en "en", donc il y aurait une version initiale en "au delà" sans trait d'union, remaniée en "en delà", toujours sans trait d'union. Murphy a réagi par la suite en écrivant que le remaniement était en réalité en sens inverse, un "en delà" initial a été transformé en "au delà".
Pour moi, il y a quand même plusieurs problèmes. Je suis obligé de faire confiance à l'un ou à l'autre, parce que moi personnellement je n'arrive pas à déterminer l'ordre de la correction à partir de la photographie qui nous est fournie. Ensuite, Murphy règle le débat comme si le but était de montrer que Fongaro s'est trompé, que l'habitude éditoriale est juste, etc., alors que s'il y a bien eu une leçon "en delà" et en plus si elle était la leçon initiale, ça a quand même de l'intérêt pour l'étude du sens du poème, pour l'étude de l'expression. Rimbaud aurait d'abord écrit : "en delà de la route hydraulique motrice", c'est une variante qui a ses spécificités quand même. Certes, ça ne bouleverse pas la lecture, mais on peut prendre ça en compte dans la critique littéraire. C'est un peu court de ne pas prendre la mesure d'éléments biffés, surtout que l'élément biffé a de bonnes chances d'être celui qui est venu à l'esprit de l'auteur au moment de la composition, "au delà" étant un remaniement lors d'un recopiage ultérieur.
Aujourd'hui, tout le monde ignore cette question de la variante "au delà"."en delà".
Mais, revenons à la question du vers libre moderne. Donc, Fongaro a évité de publier cette plaquette de 1994 qui lui avait fait essuyer une importante déconvenue. Cependant, Cornulier est trop obtus dans ces réfutations et il faudrait revenir sur le sujet.
Cornulier avoue du bout des lèvres, en en minimisant le plus qu'il lui est possible le repérage des vers blancs et notamment alexandrins blancs. Et Cornulier n'attribue aucun esprit retors subtil à Rimbaud. Dans le cas des clausules qui ressemblent à des alexandrins, Cornulier fait état des anomalies de configuration : "Arrivée de toujours, qui t'en iras partout", il y a un "e" surnuméraire dans "Arrivée", donc ce n'est pas vraiment un alexandrin. Il y a tout de même un tel "e" surnuméraire dans deux endroits de "Fêtes de la faim" : "vallées" notamment. A la fin de "Parade" et "Guerre", on a des configurations anormales si on veut reporter une césure d'alexandrin : "J'ai seul la clef de cette parade sauvage" et "C'est aussi simple qu'une phrase musicale." Loin d'identifier des jeux de Rimbaud, Cornulier se contente de dire que le chevauchement à la césure de la séquence "qu'une" ou du déterminant "cette" ne conviennent pas à des alexandrins, et ce sont même des césures que Rimbaud n'a pas pratiqué dans ses alexandrins de poèmes en vers. Mais justement je pense au contraire que c'est un fait exprès, Rimbaud explorant les dernières limites du dérèglement des césures, dans le cadre qui forcément l'y autorise d'un poème en prose où la figure de l'alexandrin n'est qu'évoquée approximativement. Dans Une saison en enfer, je relève des vers blancs ici clairement fondés sur l'égalité syllabique, dans le premier alinéa de la prose liminaire que je ne suis pas le seul à relever : "où s'ouvraient tous les coeurs, où tous les vins coulaient" et dans le passage suivant de "L'Eclair" que je suis le seul à avoir cité à ma connaissance : "Que la prière galope et que la lumière gronde" (deux fois sept syllabes, rime interne, symétrie grammaticale et même initiale pour les verbes). Certes, le jeu ne pourra pas être mené très loin. Il n'y a que de temps en temps qu'un vers blanc peut être exhibé clairement et il devient difficile de faire le départ entre le fait exprès rimbaldien et l'imagination échauffée du critique à partir du moment où on suppose que Rimbaud commet quelques écarts avec les règles.
Il y a un autre aspect qui ne me plaît pas dans la réfutation de Cornulier. Il pose le principe du lecteur en vers qui est juste que l'égalité doit être sensible et à cette aune les segments d'un même nombre de syllabes doivent se succéder ou faire partie d'une organisation ramassée sensible comparable à une strophe.
Et Cornulier part du présupposé qu'un critique littéraire peut se tromper, mais que l'artiste pense avec ce principe imparable de bon sens pour la lecture en vers. Et je ne suis pas d'accord, parce qu'une étude des proses de Rimbaud n'en fait pas moins des constats troublants qu'on ne peut balayer d'un revers de main en prétendant que le lien n'a pas de sens au plan de la lecture.
C'est le cas dans "Génie". Rimbaud a créé la série espacée suivante : "Il est l'affection et le présent", "Il est l'affection et l'avenir", "Il est l'amour [...] et l'éternité". Il y a une partie insérée entre crochets, mais vous constatez la symétrie : "Il est l'affection" est repris et à chaque fois on a un complément en quatre syllabes : "et le présent" / "et l'avenir". La triade pourrait être complétée par "Il est l'affection et le passé" et on aurait encore une fois une allonge de quatre syllabes et nous aurions trois segments de neuf syllabes. Evidemment, on peut répliquer que c'est une coïncidence dans l'absolue puisque "le présent", "le passé" et "l'avenir" sont trois mentions de trois syllabes par hasard et quand on les articule ensemble c'est pour leur contenu, pas pour leur nombre de syllabes, et la mention "le futur" en substitut à "l'avenir" nous ramènerait au même nombre de syllabes. Et il faut ajouter qu'inévitablement dans les mots courants les longueurs de deux, trois et quatre syllabes prédominent ou de groupes nominaux de deux, trois et quatre syllabes. Malgré tout, même si cela s'impose en langue, c'est un fait que le début de "Génie" se fonde sur un recours à l'anaphore (anaphore à moins de trois occurrences, mais anaphore tout de même) : "Il est l'affection", et il intègre le charme de l'identité de mesure syllabique, même si c'est un héritage mécanique de la distribution : "le présent", "l'avenir", "le passé".
La suite va montrer que Rimbaud en était forcément conscient. Rimbaud ne fournit pas ensuite "Il est l'affection et le passé", il disloque la troisième mention "Il est l'amour [...] et l'éternité", mais remarquez que les deux segments mis ensemble reforment un groupe de neuf syllabes, avec inversion du schéma, puisque le premier groupe ne fait que quatre syllabes au lieu de cinq, le second s'allongeant d'une syllabe par compensation. Notez que "éternité" rime par défaut avec la mention qui n'est pas reprise "le passé". Et cette mention "Il est l'amour [...] et l'éternité" se fait en attaque de deuxième alinéa, alors que le premier qui contenait le couple "Il est l'affection et le présent", "Il est l'affection et l'avenir", se terminait par "la force et l'amour que [...] nous voyons passer" où vous relevez l'occurrence "amour" et l'infinitif "passer" duquel vient la mention qu'on pouvait attendre du "passé".
Si on écoute Cornulier, rien de ce relevé n'est intéressant, il n'y a pas d'égalité sensible à l'oreille, tout ça est billevesées de la part du critique littéraire que je suis.
Reprenons le cas de "Mouvement".
Il y a donc une pétition de principe qui veut que le décompte des syllabes n'existe pas dans les vers libres modernes, mais qui a fixé cette loi ? L'inventeur du vers libre moderne est Rimbaud et le premier modèle est son poème "Mouvement". L'absence d'intérêt pour le décompte des syllabes est-elle vérifiée ?
Fongaro avait fourni un décompte d'ensemble, mais il ne commentait pas la pertinence éventuelle du décompte.
Je procède ici à la mise en valeur de certains.
En science physique, le mouvement s'oppose au repos, ces deux mots sont antonymes.
"Mouvement" est composé de vingt-six vers subdivisée en quatre séquences. Mais vous remarquez que selon ce décompte, on a un point de fin de phrase à la fin du vers 13 et le vers 14 est lancé par le mot "Repos", précisément l'antonyme du mot "mouvement" qui non seulement donne son titre au poème, mais en est le premier mot-plein. On a une symétrie entre l'attaque du vers 1 : "Le mouvement..." et celle du vers 14 : "Repos". L'emplacement de ces mots crée un constat : on a treize vers sur le "mouvement", puis treize vers qui seraient dans l'optique du "repos" que suppose le mouvement, l'articulation se fondant sur le fait que "Repos" est lancé dans une séquence de huit qui parle de "mouvement". Il est clair que personne à la lecture spontanée ne peut avoir conscience que "Repos" est à l'attaque du vers 14, après le franchissement du milieu du poème, et qu'il y a une symétrie avec l'antonyme "mouvement". Mais que ce soit imperceptible à la lecture immédiate n'empêche pas le critique littéraire de faire un constat imparable sur le travail de composition et, à un moment donné, il se pose la question du caractère volontaire de l'opération par Rimbaud. Et ce qui est intéressant, c'est que le vers 14 : "Repos et vertige" forme un groupe de cinq syllabes relevé comme tel dans l'étude de Fongaro qui n'a pas vu l'opposition "mouvement"."Repos" en revanche, et le dernier vers forme un groupe de cinq syllabes : "Et chante et se poste." Nous avons un nouvel écho symétrique, mais cette fois entre le milieu du poème et la fin, sauf que pour Cornulier cet écho n'existant pas à la lecture immédiate il est nul et non avenu.
Et, du coup, je me dois m'interdire la suite des réflexions que cela m'inspire.
J'ajoute un autre exemple. Prenez les vers 19 à 21 de "Mouvement" :
- On voit, roulant comme une digue au delà de la route hydraulique motrice,Monstrueux, s'éclairant sans fin, - leur stock d'études ; -Eux chassés dans l'extase harmoniqueEt l'héroïsme de la découverte.
Cherchant à identifier des vers blancs, Fongaro avait identifié qu'il y avait une suite possible de trois groupes de six syllabes au vers 19 après une attaque en deux syllabes, et à la fin il proposait de lire ce vers comme la juxtaposition d'un octosyllabe et d'un alexandrin, les deux vers les plus utilisés en poésie : "On voit, roulant comme une digue" (8) "en delà de la route hydraulique motrice (alexandrin avec une césure après "route") et Fongaro identifiait comme un alexandrin par sa seule longueur le vers suivant, ce qui faisait deux alexandrins successifs : "Monstrueux, s'éclairant sans fin, - leur stock d'études ;-"
Evidemment, le raisonnement de Fongaro est tombé dans la mesure où la masse d'alexandrins qu'il faisait remonter n'était pas souvent césurée, avec plein de tolérances pour les combinaisons 5+7, 4+8, voire 3+9, etc.
Malgré tout, pour les vers 19 et 20, il me semble que Fongaro tombe juste. "Mouvement" se référe à la poésie en vers par sa présentation manuscrite, et "Monstrueux, s'éclairant sans fin, - leur stock d'études ;-" se lit clairement comme un segment de douze syllabes, et on peut lui prêter une césure expressive du rejet "sans fin", rejet qui fait penser à des vers précis de Victor Hugo que je ne peux citer ici faute de les avoir notés, mais je peux vous garantir que Victor Hugo offre des configurations très proches de ce vers de "Mouvement" et précisément un jeu expressif sur le même motif de la lumière et d'expansion à l'infini : "s'éclairant sans fin". Rimbaud savait pertinemment qu'un lecteur habitué aux vers de Victor Hugo et de divers parnassiens ne manqueraient pas de songer à un calembour à la césure "s'éclairant sans fin". Et comme chez les classiques, la reconnaissance de l'alexandrin dans la prose suppose l'identification rythmique de deux hémistiches, l'astuce de Rimbaud c'est que l'alexandrin est identifié dans un cadre semi-prosaïque mais mis en vers, et cela suppose une reconnaissance non des hémistiches, mais du franchissement à la césure. J'ose soutenir qu'il faut sérieusement réfléchir à un jeu sur la perception d'un alexandrin hugolien à enjambement moderne de la part de Rimbaud au plan de ce vers 20. Santé !
La critique littéraire ne doit pas en faire l'impasse par esprit obtus, en considérant sans procès que ce sont des études artificielles du rythme des Illuminations de Rimbaud.
Ajoutons qu'il y a une variante sur le manuscrit qui montre aussi que le nombre de syllabes d'un vers peut varier lors d'un remaniement. Rimbaud a initialement écrit : "le stock d'études", ce qui maintient la réalisation en alexandrin hugolien par acclimatation culturelle de la lecture d'époque pour le vers 20, mais le vers suivant était plus long à cause d'un rejet : "Qui est le leur" qui contenait, remarque en passant un hiatus, et qui allongeait le vers 21 de quatre syllabes, vers 21 ramené à neuf syllabes, qu'on pourrait césure en 3-6 selon la norme classique, en comique 333 selon le traité de Banville : "Eux chassés dans l'extase harmonique", et avec le mot clef "harmonique", le second mot clef "extase", je ne serais pas surpris que Banville soit effectivement taclé au passage comme on dit familièrement.
J'allais oublier de parler du problème de la rime. Notez que si "Mouvement" n'est pas rimé du tout il y a tout de même des renvois subreptices à sa pratique.
Prenons la première séquence de huit vers : nous avons une assonance avec consonne d'appui des vers 3 et 4 ("rampe"/"courant"), puis une assonance en "i" des deux vers suivants ("inouïes"/"chimiques"), ce qui permet peut-être de considérer une symétrie floue de la bascule des vers 1 et 2 "fleuve"."étambot" avec celle des vers 7 et 8 : "val"/"strom".
Passons à la deuxième séquence qui fait elle aussi huit vers, ce qui peut favoriser de parler de strophes pour les deux premières des quatre séquences du poème. Pour les quatre premiers vers on peut identifier au centre un jeu entre "personnelle" et "eux" où "personnelle" fait entendre le pronom féminin "elle" au singulier, occasion d'un calembour possible entre "fortune...personnelle" et "eux". Eux, ils l'aiment elle, en quelque sorte. Et une assonance en "on" encadrerait ce jeu : "monde"/"éducation". J'ajoute que les deux premiers vers de cette seconde séquence sont une citation évidente du sonnet "Les Conquérants" de José-Maria de Heredia, poème qui n'a pas attendu le recueil de 1885 Les Trophées pour être publié et célèbre, puisqu'il figure dans le collectif parnassien de 1869 Sonnets et eaux-fortes.
Et les quatre séquences de "Mouvement" font un peu penser à un sonnet agrandi avec deux séquences de huit vers en guise de quatrains, et une déclinaison de six puis quatre vers pour ce qui peut faire office plus approximativement de tercets.
L'allusion à la rime est moins évidente dans cette deuxième séquence de huit vers. J'observe une symétrie sémantique entre "éducation" et "étude", "éducation" étant au milieu de la deuxième séquence, fin de quatrième vers sur huit.
Le mot "étude" avec une variation d'accord revient en fin de vers dans la troisième séquence. Les échos d'autres fins de vers donnent à réfléchir : "vertige"/"découverte", je relève une assonance finale en "o" pour les deux derniers vers :"pardonne", "se poste". Et dans la symétrie de pentasyllabes du vers 14 et du vers 26, je n'oublie pas d'identifier la séquence "pos" qui passe de "Repos" à "se poste".
J'ai d'autres choses à dire sur "Mouvement", mais nous passerions alors à l'étude interprétative. Cet article voulait souligner un des arguments qui expliquent que la revue La Vogue ait mélangé les deux dossiers, et en même temps souligner que pour autant le traitement de ce manuscrit par la revue prouve aussi à rebours que les deux dossiers n'étaient pas mélangés l'un dans l'autre et que la revue en avait conscience. Je voulais opposer les cas manuscrits de "Mouvement" et "Marine", montrer à quel point "Mouvement" était isolé à l'origine du poème en vers libres modernes. Et je voulais bien évidemment parler de l'hésitation "en delà"/"au delà". Enfin, il est question d'un autre sujet important : faut-il ou non prendre en considération le décompte des syllabes dans le cas de "Mouvement" ou de certains passages en prose de Rimbaud ?
Et je termine par une autre réalité des compositions de Rimbaud qui ne se perçoit pas à la lecture immédiate, la distribution symétrique de répétitions de mots dénombrées et sciemment organisées. Cela ne concerne pas que "Mouvement" et devrait faire l'objet d'articles à part, mais ici l'exhiber permet de bien montrer que ce n'est pas parce qu'un fait n'est pas perceptible à la lecture immédiate qu'il ne convient pas de le prendre en considération.
MOUVEMENTLe mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve,Le gouffre à l'étambot,La célérité de la rampe,L'énorme passade du courant,Mènent par les lumières inouïesEt la nouveauté chimiqueLes voyageurs entourés des trombes du valEt du strom.Ce sont les conquérants du mondeCherchant la fortune chimique personnelle ;Le sport et le comfort voyagent avec eux ;Ils enmènent l'éducationDes races, des classes et des bêtes, sur ce Vaisseau.Repos et VertigeA la lumière diluvienne,Aux terribles soirs d'étude.
Car de la causerie parmi les appareils, - le sang, les fleurs, le feu, les bijoux, -Des comptes agités à ce bord fuyard,- On voit, comme une digue au delà de la route hydraulique motrice,Monstrueux, s'éclairant sans fin, - leur stock d'études ; -Eux chassés dans l'extase harmoniqueEt l'héroïsme de la découverte.Aux accidents a[t]mosphériques les plus surprenants,Un couple de jeunesse s'isole sur l'arche,- Est-ce ancienne sauvagerie qu'on pardonne ? -Et chante et se poste.
Qui, à la lecture spontanée, se rend compte de la reprise "Mènent", "enmènent", de l'écho "voyageurs" dans un cadre dangereux et conquérants qui "voyagent", l'écho entre "Ce sont" et "Est-ce", et ainsi de suite ? Qui repère l'antonyme "mouvement" et "Respos" spontanément ? Je n'ai pas souligné d'autres faits et notamment l'opposition "nouveauté chimique" et "ancienne sauvagerie". On constate aussi que ces répétitions sont calibrées et non pas diffusées d'une manière complètement aléatoire.
***
Pour l"interprétation du poème, je renvoie à l'article de Claisse paru dans le numéro 19 de la revue Parade sauvage, article repris dans le recueil de ses articles aux Editions Classiques Garnier vers 2012.
Je débattrai de l'interprétation ultérieurement. Ici, nous nous sommes intéressés aux questions de forme.
J'ajoute qu'il y a des ratures et des parties biffées qui méritent aussi une attention et là encore il faut déterminer si elles sont toujours autographes ou si elles ne permettent pas de préciser comme autographes ou non des variantes sur d'autres cas considérés comme problématiques.
Je relève une occurrence du mot "jeunesse" à comparer inévitablement à la mention au crayon du titre "Jeunesse", mais ceci est un autre sujet.
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