mercredi 13 mars 2024

Trois erreurs d'approche de l'essai de Bardel sur Une saison en enfer (éternité, charité et travail)

Je poursuis mon analyse d'Une saison en enfer. C'est vraiment mon affaire de l'année 2023-2024, année au sens scolaire on va dire. Et si j'étais dans les conditions optimales pour le faire, imaginez à quel point nous irions loin.
Je voulais réagir sommairement à trois erreurs d'approche d'Alain Bardel, en identifiant clairement là où le bât blesse, et en dépit des apparences d'une analyse simple de quelques détails cela touche à la compréhension d'ensemble de l'ouvrage rimbaldien.
Le 08 mars 2024, "tout dernièrement" comme dirait l'autre, Bardel a mis en ligne une étude sur le poème "L'Eternité" dont la vente d'un manuscrit a fait du bruit quelques semaines auparavant. Ce qui est frappant, c'est que Bardel étudie ce poème avec le passage en prose qui l'introduit dans Une saison en enfer. Et, ce qui m'a frappé, c'est qu'au lieu de commenter le poème "L'Eternité" comme décrivant une aube, il a ironisé sur cette lecture pour défendre celle d'un couchant.
Nous allons voir ce qu'il en est de la séquence en prose introduisant à la lecture du poème dans "Alchimie du verbe", c'est la raison pour laquelle j'inclus ce point dans mon article, mais je voudrais déjà déclarer mon étonnement en regard du poème en vers lui-même.
Bardel considère donc que son article ponctué de ses remarques personnelles relève du "panorama critique". Il fournit une abondante bibliographie, à l'exclusion bien évidemment de ce que j'ai pu écrire sur internet, cela va de soi. Il ne rassemble que trois lectures fouillées du poème, ce qui est peu, celles de Bernard Meyer, de Christophe Bataillé et d'Antoine Nicolle. Je possède le livre de Bernard Meyer, mais j'ignore tout des deux autres lectures. Bernard Meyer n'est connu que pour ce livre sur Rimbaud paru au milieu des années 1990, auquel il faut ajouter deux ou trois articles d'époque, parus notamment dans la revue Parade sauvage et qui sont des compléments à une étude portant exclusivement sur l'ensemble appelé "Derniers vers". Meyer a le mérite de faire des études méthodiques très poussées et très soignées, mais en se permettant de prendre aucun risque au plan des visées profondes du discours rimbaldien. C'est un excellent livre de mise au point avec des garde-fous, mais on en attend plus d'un commentateur rimbaldien. Puis, il ne maîtrisait pas les questions de forme. Christophe Bataillé a fait pour moi un début assez fracassant avec l'article sur "Roman", ce qui assure à Bataillé d'avoir produit un article de référence sur un poème de Rimbaud. Il est devenu un collaborateur régulier de la revue Parade sauvage. Malheureusement, il n'a plus jamais produit un article aussi marquant que celui sur le poème "Roman" et s'il a fait une thèse sur "Les Déserts de l'amour" je n'ai pas pu la lire et les articles parus depuis par lui ou d'autres ne m'ont pas fait comprendre l'importance de son travail. En fait, parmi les nouveaux rimbaldiens vers le tournant du millénaire, je ne lisais pratiquement que les articles de Christophe Bataillé et Philippe Rocher. Les autres nouveaux rimbaldiens, Frémy compris, ne m'intéressaient pas. Je le dis comme je le pense. Enfin, Antoine Nicolle, est un tout nouveau venu de ces dernières années, je ne le connais pas. Il a fait un article sur "Chant de guerre Parisien", que je n'ai pas eu le temps de lire soigneusement, mais l'ayant lu en diagonale je l'ai trouvé assez costaud.
Maintenant, j'aimerais que sur ces trois lectures-là précisément, Bardel nous dise qui fait une lecture en fonction de l'aube, qui en fonction du couchant. N'ayant pas lu l'article de 2017 de Bataillé, j'ai essayé de repérer cela en lisant les notes rapidement du panorama critique, et je n'ai pas trouvé, j'ai eu l'impression que l'aube était privilégiée, mais sans certitude. L'étude d'Antoine Nicolle n'est jamais citée par Bardel, soit par respect d'une étude à paraître, soit parce qu'il référence un article qu'il n'a pas encore lu. Mais dans son titre Nicolle parle de l'aube sous le mot "alba". Je ne me souviens pas de la lecture de Meyer. Bref, Bardel dresse un panorama critique qu'il accompagne de notes et il anonymise les critiques rimbaldiens qui prétendent lire une aube dans le poème "L'Eternité" pour affirmer que la lecture d'un couchant vaut mieux. Bardel cite aussi les pages consacrées au poème "L'Eternité" par une quantité élevée de rimbaldiens : Jean-Pierre Richard, Margaret Davies, René Etiemble, Yoshikazu Nakaji, Jean-Paul Corsetti, Albert Henry, Jean-Luc Steinmetz, Michel Murat, Antoine Fongaro, Yann Frémy, Alain Vaillant, Alain Bardel lui-même, Suzanne Bernard, Marcel A. Ruff, Pierre Brunel, Steve Murphy, André Guyaux. Certains sont cités pour plusieurs interventions et je rappelle que Bataillé, Meyer et Nicolle ont un statut différent puisqu'eux fournissent une étude fouillée du poème sous la forme plus contraignante d'un article complet d'une certaine étendue.
Comment Bardel peut écrire aussi vaguement ceci ?
[...L]'image fusionnée de la mer et du soleil correspond, certes, à un point de l'espace mais elle renvoie surtout, pour la plupart des commentateurs, à un moment précis de la journée : l'aube pour certains, le crépuscule pour d'autres. Les exégètes, sur ce point, se divisent en deux parties égales. Ma préférence personnelle va au crépuscule. [...]
Moi, je veux des noms. Je veux savoir qui dit quoi ! Ce n'est pas difficile de mettre des énumérations entre parenthèses à côté du camp de l'aube et à côté du clan du couchant. On pourrait en plus apprécier une éventuelle évolution dans le temps. Peut-être que dans un lointain passé une lecture primait et que plus récemment la faveur est plus marquée en faveur de la lecture opposée. Si Bardel ne fait pas ça, son panorama critique ressemble à un fourre-tout. Il parle d'une concurrence égale des deux lectures, mais est-ce qu'il a vérifié ? Est-ce que réellement une lecture n'a plus les faveurs de la critique que l'autre ?
En tout cas, c'est à l'analyse du poème de trancher.
Et moi, j'attends qu'on m'explique comment on peut soutenir la lecture d'un couchant avec pour chaque quatrain de vers courts du poème un indice flagrant d'une référence à l'élévation du soleil dans le ciel.
Je laisse de côté le quatrain qui sert de refrain et bouclage au poème, c'est le quatrain qui est lu soit comme une allusion à l'aube, soit comme une allusion au couchant. Admettons que ce quatrain soit plus difficile à déterminer. Mais il y a les autres quatrains.
Âme sentinelle,
Murmurons l'aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.
Jusqu'à plus ample informé, l'âme sentinelle guettait la lumière et l'éternité dans la nuit et ici le poème s'exprime à l'instant de l'éternité retrouvée, donc à l'instant de jaillissement de la lumière d'éternité. Il y a un double aveu par la nuit et par le jour, mais dans un cadre de couchant la nuit étouffe le jour en feu, ce qui ne cadre pas avec un double aveu de la nuit et du jour. La nuit avoue sa nullité, donc elle ne prend pas l'ascendant. Certes, Bardel peut soutenir que "nuit si nulle" ça ne veut pas dire "la nuit s'annule" au matin, mais le sens du quatrain il est limpide et clair. Nous avons un lever de soleil sur la mer. Et la nuit se réjouit de l'apparition de la lumière. C'est du b.a-ba. Dans "Alchimie du verbe", la nuit est dite "seule". Il est plus logique de parler de "nuit seule" quand elle se retire le matin que quand elle est triomphante le soir.
Des humains suffrages,
Des communs élans,
Là tu te dégages
Et voles selon.
Le verbe "dégager" doit vous suggérer le lien avec le poème ultérieur "Génie" qui parle de "dégagement rêvé", et le fait de se dégager en s'envolant, c'est une idée d'élévation de cette éternité. Encore une fois, ça ne cadre pas avec un couchant, mais bien avec le lever du jour. D'ailleurs, l'expression de Rimbaud semble venir tout droit d'un passage du poème "Souvenir" de Musset où il est question de la Lune (ce que j'ai déjà écrit à plusieurs reprises).

Voyez ! la lune monte à travers ces ombrages.
Ton regard tremble encor, belle reine des nuits ;
Mais du sombre horizon déjà tu te dégages,
    Et tu t'épanouis.
Je vous explique ! Rimbaud a écrit un quatrain de vers courts volontairement et partiellement mal rimé, avec une référence à Banville que je ne développerai pas ici, mais on reconnaît la base du quatrain de rimes croisées. Nous avons une rime "suffrages"/"dégages" et une rime approximative, une quasi assonance de syllabes nasalisées : "élans"/"selon". Chez Musset, vous relevez la même rime en "-ages" avec le même mot "dégages" à la rime, et il s'agit dans les deux cas d'une conjugaison à la deuxième personne de l'indicatif. Plus nettement, dans les deux poèmes, c'est la même séquence "tu te dégages" qui est calée à la rime. Et dans l'enchaînement, nous avons un parallèle sensible entre les expressions conclusives des deux poètes : "Et voles selon" contre "Et tu t'épanouis." L'altération de mesure du vers conclusif nous rapproche à une sylabe près des vers de Rimbaud d'ailleurs.
Oui, il y a des gens assez peu intelligents, assez peu lucides, qui vous diront que les ressemblances n'engagent à rien. ll ne faut pas s'occuper d'eux.
A partir de ce constat, vous constatez que Musset précise que se dégager se fait par rapport à l'horizon, et il parle d'un deux grands astres visibles depuis la Terre. Rimbaud il parle du soleil qui se dégage à l'horizon. Et pourquoi la mer irait avec le soleil ? Ben tout simplement, on a une image au loin de la mer qui va jusqu'à l'horizon et donc jusqu'au soleil qui apparaît. La variante des Poètes maudits, c'est de toute évidence une erreur du prote, mais il a compris le mouvement : "la mer allée / Avec les soleils". Dans son erreur de transcription, il donne au moins l'idée que la mer semble monter au ciel vers les étoiles.
Mais même en abandonnant cette coquille, le lien avec "Souvenir" de Musset est éloquent. J'ajoute que le poème parle de "bruyères fleuries", la "bruyère" étant un motif du poème "Larme" sans oublier "Michel et Chrsitine", et  nous avons aussi l'idée du "murmure". En effet, dans le poème "L'Eternité", Rimbaud parle du murmure de la nuit et du jour, donc d'un murmure de dimension cosmique. Or, dans la poésie romantique ou autre, nous sommes habitués au murmure de la Nature, Rimbaud hyperbolise cette idée du murmure en quelque sorte, et ce mot "murmure" il figure aussi comme par hasard dans le poème "Souvenir" de Musset, et plutôt vers le début, et notez la mention familière "Les voilà" qui nous rapproche de l'expression de Rimbaud dans son refrain, relevez aussi les mentions du type "Voyez" chez Musset.
Les voilà, ces coteaux, ces bruyères fleuries,
Et ces pas argentins sur le sable muet,
Ces sentiers amoureux, remplis de causeries,
    Où son bras m'enlaçait,

Les voilà ces sapins à la sombre verdure,
Cette gorge profonde aux nonchalants détours,
Ces sauvages amis, dont l'antique murmure
    A bercé mes beaux jours.
Musset parle de la Lune et du souvenir lié à la mort, Rimbaud parle du Soleil et d'un sentiment d'éternité. Mais l'approche de Rimbaud a à voir avec l'idée d'un souvenir et d'un retour de vie pour l'âme sentinelle qui exprime de la patience. Si l'éternité est retrouvée, c'est qu'elle semblait perdue et qu'elle vivait dans le souvenir, et le poète patientait, attendait son retour. Pour Musset, le souvenir est lui-même le retour de flamme, il en va un peu différemment dans la poème de Rimbaud qui se sert donc du poème de Musset comme modèle, mais pas pour le redire, puisque le sujet est complètement modifié.
Notez qu'après le quatrain où Musset tutoie la Lune en célébrant son envol, nous avons un quatrain remarquable qui fait étonnamment écho à "communs élans" et "humains suffrages",  dans la mesure où on a l'idée de s'arracher au sol :
Ainsi de cette terre, humide encor de pluie,
Sortent, sous tes rayons, tous les parfums du jour :
Aussi calme, aussi pur, de mon âme attendrie
   Sort mon ancien amour.
Face à une "âme sentinelle", nous avons une "âme attendrie", et nous observons l'élévation d'un "ancien amour" chez Musset comme chez Rimbaud la révélation d'une éternité qui monte au ciel.
Musset parle ensuite de chagrins éloignés, d'une régénération en enfant et il parle du temps précisément : "puissance du temps", "légères années", "éternel baiser", "Ne dure qu'un instant", "A chaque pas du Temps", "C'est là qu'est le néant", etc. Musset emploie aussi le mot "étincelle" que Rimbaud utilise dans son introduction en prose au poème dans "Alchimie du verbe". Et Musset reproche à Dante de décrier le poids du souvenir heureux, en lui répliquant qu'il ne faut pas oublier la lumière même si nous sommes dans la nuit !
En est-il donc moins vrai que la lumière existe,
Et faut-il l'oublier du moment qu'il fait nuit ?
Est-ce bien toi, grande âme immortellement triste,
     Est-ce toi qui l'as dit ?
Et je vous cite deux quatrains plus loin le passage avec le mot "étincelle" :
Eh quoi ! l'infortuné qui trouve une étincelle
Dans la cendre brûlante où dorment ses ennuis,
Qui saisit cette flamme et qui fixe sur elle
            Ses regards éblouis ;
Rimbaud parle lui de vivre "étincelle" de la lumière nature et des "braises de satin"...
On parlais des expressions "communs élans" et "humains suffrages", voici une interrogation qui va dans ce sens :
Qu'est-ce donc, juste Dieu, que la pensée humaine,
Et qui pourra jamais aimer la vérité,
[...]
Musset s'adosse à l'idée religieuse, Rimbaud la parodie en parlant de la Nature comme référent ultime, vérité à la rime fait penser précisément à notre titre "l'éternité". Rimbaud a retrouvé la vérité qui est l'éternité de la Nature en feu. Il vit de la lumière nature, lui !
Musset parle aussi de la prise à témoin erronée d'un ciel toujours voilé....
Il parle d'une voix qu'il ne trouvait pas, quand Rimbaud traite d'une éternité retrouvée.
Je rappelle aussi que ce poème "Souvenir" contient précisément l'hémistiche "O Nature ! ô ma mère !" que cite Rimbaud dans la lettre à Laitou de mai 1873 à Delahaye, moment où composant Une saison en enfer il remanie son poème "L'Eternité" pour l'inclure dans "Alchimie du verbe". L'expression : "O nature ! ô ma mère !" vient des Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau sous la plume de Musset, mais ce dont nous sommes certains c'est que Rimbaud fait référence au poème de Musset "Souvenir", l'idée d'une allusion à Rousseau de la part de Rimbaud n'étant plus qu'hypothétique dans les conditions actuelles de détermination des sources.
Et on arrive aux deux derniers quatrains du poème de Musset, j'ai passé d'autres détails à relever, et on a la mention à la rime "simulacre humain", on a la fixation d'un moment "A cette heure, en ce lieu" et de là l'affirmation d'une réalité d'éternité de l'amour produit par cet instant :
[...]
J'enfouis ce trésor dans mon âme immortelle,
    Et je l'emporte à Dieu !
Alors, on peut avoir des lectures rimbaldiennes qui vont lire les sarcasmes contre les sources ciblées, mais jamais envisager que Rimbaud pose en mystique en réponse à ses sources critiquées. Moi, il me semble assez évident que dans "Voyelles" ou "L'Eternité" pose en mystique, ça ne veut pas dire que Rimbaud a une croyance mystique, mais pour exprimer ses convictions Rimbaud expose de toute façon des contre-modèles mystiques qui ont une sorte d'aura de sincérité.
En tout cas, cela fait vingt ans au moins que j'ai la référence du poème "L'Eternité" au poème "Souvenir" de Musset. J'ai dû l'écrire dans un article de Parade sauvage. Je l'ai écrit quantité de fois sur internet. C'est vrai que je n'ai jamais publié d'étude suivie des liens du poème de Rimbaud à cette source.
Vous voyez bien que Rimbaud parle d'une élévation d'un astre de lumière... Vous sentez aussi tout l'intérêt énorme du poème de Musset pour mieux comprendre les soubassements de la pensée imagée de Rimbaud dans ses "Fêtes de la patience". J'ai des tonnes de choses à dire que je n'ai jamais dites, sachez-le !

Passons à la suite des quatrains. Je passe sur celui du devoir qui s'exhale des braises de satin, encore que le mot "enfin" signifie la patience pour une apparition, et je passe directement au quatrain suivant :
Là, pas d'espérance,
Nul orietur,
Science avec patience,
Le supplice est sûr.
Si le poème décrit un couchant, que vient faire l'allusion à une prière du matin "orietur" ? Je passe aussi sur la référence à la "science", référence distincte de son traitement dans Une saison en enfer. Il est clair que "pas d'espérance" et "Nul orietur" sont des oppositions au christianisme. La mer allée avec le soleil, cela n'appartient pas au christianisme, et pied-de-nez en passant au modèle du poème de Musset. En clair, Rimbaud admire une aurore réelle pour nier Dieu.
Passons maintenant à la lecture par Bardel du passage en prose. Apparemment, la possibilité de recherche du syntagme "azur noir" dans la littérature du XIXe siècle a beaucoup progressé sur internet. Personnellement, je ne connaissais que le syntagme à la fin du roman Spirite de Théophile Gautier et j'avais exploité mais laborieusement le vers hugolien de Chansons des rues et des bois : "Fuis dans l'azur, noir ou vermeil," sauf que dans ce vers "noir" qualifie implicitement Pégase et non l'azur. J'avais aussi remarqué qu'il existait des variantes : "azur sombre", etc., chez Rimbaud, Hugo, etc.
Bardel signale à l'attention un autre emploi dans la presse de la part de Gautier, ce qui ravive l'intérêt pour les études rimbaldiennes de s'intéresser à la presse. Ceci dit, il faut justifier une lecture par Rimbaud d'un article sur Léon Gozlan de 1866, ce qui ne va pas de soi. Puis, Bardel fait s'effondrer l'idée que Gautier ait inventé le syntagme "azur noir" en relevant deux occurrences bien plus anciennes de Philarètes Chasles, ce qui a des conséquences considérables. Gautier semble avoir repris l'expression à Chasles, lequel Chasles n'est pas inconnu, il est d'ailleurs celui qui rédige l'introduction de la Grammaire que le père Rimbaud avait refilé à son fils et dont la trace s'est perdue. Et l'expression "azur noir" est donc apparue dans la décennie 1830 et a pu avoir une certaine diffusion vu la célébrité de Philarète Chasles. Il reste à mieux déterminer malgré tout la source précise de Rimbaud quand il reprend "azur noir" au début du poème "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" au sein d'une parodie du premier quatrain du "Lac" de Lamartine. En revanche, pour "Alchimie du verbe", Rimbaud n'a pas écrit : "azur noir", il a écrit "l'azur" tout court et il a ajouté "qui est du noir". Déjà, il y a une différence.
Mais étrangement Bardel qui recense aussi la leçon du brouillon prétend que Rimbaud écrit qu'il fait tomber la nuit dans ce passage en prose, ce qui est plus que manifestement l'inverse de ce qui est dit littéralement :

   Enfin, ô bonheur, ô raison, j'écartai du ciel l'azur, qui est du noir, et je vécus étincelle d'or de la lumière nature.

Le brouillon offre une variante :
   Je crus avoir trouvé raison et bonheur. J'écartais le ciel, l'azur, qui est du noir, et je vivais, étincelle d'or de la lumière nature.
Notez qu'à la lecture de ce brouillon, on peut se demander si le texte imprimé ne contient pas des coquilles, puisque nous passons de "J'écartais le ciel, l'azur," à "J'écartai du ciel l'azur". Il y a changement du temps verbal, imparfait contre passé simple de l'indicatif, et nous passons d'une équivalent : "le ciel, l'azur" à un contraste du ciel et de l'azur. La première version a le mérite d'identifier l'azur mensonger qui est du noir au ciel du christianisme. Dans la version imprimée, le ciel est caché par un azur mensonger et le ciel n'est pas donc pas celui de Dieu à écarter, mais le vrai à chercher. Je me garderai bien d'affirmer qu'il y a des coquilles. La correction peut très bien venir du remaniement du texte par Rimbaud. Mais étudier le remaniement est intéressant en soi. Puis, sur le brouillon, l'emploi du verbe "trouvé" renvoie à la mention "retrouvée" du quatrain de refrain du poème, ce qui veut dire que l'éternité a à avoir avec la raison et le bonheur, avec la "fatalité de bonheur", et on a toujours à l'esprit les propos de Musset répliquant à Dante dans "Souvenir". Mais dans les deux versions Rimbaud prétend écarter, physiquement ou en esprit, l'azur qui est du noir pour vivre de la lumière nature. Donc, il écarte la nuit noire et accueille la lumière du jour en feu. Pourquoi Bardel lit-il l'inverse ? A mon avis, c'est le mot "étincelle" qui explique sa lecture. Selon Bardel, le poète écarte l'azur noir autour de lui et la lumière ne le concerne que lui seul avec son petit corps. Je ne suis évidemment pas d'accord avec cette lecture, puisque Rimbaud ne parle pas de lui comme d'une luciole, mais il dit qu'il devient une étincelle en étant nourri de la lumière "nature". Autrement dit, il reflète la lumière.
Bref, voilà pour la première mise au point.

Au passage, je vous offre un petit bonus sous forme de question : "Avez-vous jamais songé à rapprocher la phrase : "je notais l'inexprimable", du titre Romances sans paroles de Verlaine ? Moi, si, et bien sûr j'implique la mentions "romances" à relative proximité dans "Alchimie du verbe" : "Je disais adieu au monde dans d'espèces de romances".

Mais passons au problème de la notion de "charité". Je rappelle que suite à l'article de Molino se réclamant d'un article de Steinmetz les rimbaldiens ont pendant un certain temps considéré que la lecture du mot "charité" dans Une saison en enfer ne renvoyait pas stricto sensu à la vertu théologale. C'est grâce à moi évidemment qu'aujourd'hui tous les rimbaldiens, Vaillant et Bardel compris, recommencent à dire qu'il s'agit de la vertu théologale. Le site de Bardel avec ses commentaires datés de différentes époques permet de vérifier qu'il est passé de l'idée d'une "charité" propre à Rimbaud à une acceptation de l'évidente référence à la vertu théologale.
Mais, il est question de "charité ensorcelée" dans "Vierge folle", d'une revendication de faire partie des "âmes charitables" de la part de l'Epoux infernal dans des propos rapportés par la Vierge folle, et enfin d'une "charité merveilleuse" revendiquée dans "Mauvais sang".
Pour moi, une "charité ensorcelée", ce n'est rien d'autre qu'un dévoiement de la charité chrétienne. Je n'identifie pas une conception nouvelle de la charité par l'Epoux infernal. C'est la Vierge folle qui s'exprime et pourrait traduire familièrement son propos ainsi : "sa charité est détraquée !" Quand l'Epoux infernal dit de lui qu'il fait partie des "âmes charitables", il faut y voir de la malice, de l'ironie, du gros sel. Et donc il reste l'idée de la "charité merveilleuse".
Evidemment, mes articles récents ont montré que les rimbaldiens ne considéraient pas le poète comme chrétien avant la conversion forcée de la sixième séquence de "Mauvais sang". J'ai montré que c'était faux. Le poète fait mine de se croire un païen en se comparant à des ancêtres gaulois revendiqués comme ses ancêtres directs, le poète fait mine de ne pas se croire chrétien, alors qu'il a été baptisé au berceau comme le rappelle le début de "Nuit de l'enfer", et j'ai montré que Rimbaud s'affronte à une acculturation chrétienne d'enfance quand il dit : "Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme !" Quand Rimbaud parle de l'histoire, il parle non d'un sujet abstrait sur lequel chacun donne son envie, il parle du récit historique officiel auquel son éducation le soumet.
Bref, à la quatrième séquence de "Mauvais sang", ça change tout de penser si le poète a déjà une culture chrétienne ou non ! Mais, de toute façon, dans cette séquence, nous avons une citation par le poète prétendument païen du psaume latin "De profundis clamaui" et il dit avoir des élans vers Dieu tant il se sent délaissé. Et donc, quand il parle de "s]a charité merveilleuse", il peut très bien parler de la notion chrétienne et non d'une thèse personnelle de charité propre à un gaulois. D'ailleurs, pourquoi aurait-il une thèse immédiate de la "charité", sans l'avoir cherchée. On n'est pas dans un récit de bilan à la manière de "Alchimie du verbe". Si cette "charité merveilleuse", c'est lui qui l'a inventée, pourquoi il ne nous expose pas ce qu'elle est ? En réalité, il parle de la charité chrétienne. Et la variante du brouillon est là pour nous prouver que cette adjectif "merveilleuse" n'a pas le sens exaltant que lui attribue Bardel, puisque la leçon exclamative du brouillon se superpose à une phrase interrogative non équivoque qui a été biffée : "A quoi servent mon abnégation et ma charité inouïes". Rimbaud quand il s'exclame : "O mon abnégation, ô ma charité inouïes" (avec accord qui passe brutalement) ou "Ô mon abnégation, ô ma charité merveilleuse" (leçon définitive), il ironise sur l'abnégation et la charité chrétiennes. Tout simplement !
Je rappelle que le poète pour dernière marque de timidité ou innocence est en train de cacher au monde ses dégoûts et ses trahisons. Là, il bave sur l'abnégation et la charité, tout simplement !
Passons maintenant au motif du travail !
Dans son essai, Bardel rédige une sous-partie intitulée "La question du travail" qui tient en peu de pages (pages 73-77). Bardel fait remarquer que pour le poète comme pour le nègre le travail est "une servitude que la société nous impose". Puis, Bardel passe immédiatement à la citation du refus du travail exprimé dans la lettre à Izambard du 13 mai 1871 : "Travailler maintenant, jamais, jamais : je suis en grève." MMh ! Et dans la Saison, le meilleur est un sommeil bien ivre sur la grève. Ceci dit, dans la lettre à Izambard, on pourrait presque y lire un jeu de mots : "Je suis en place de Grève où on guillotine les méchants." Dans la lettre à Izambard, le refus du travail immédiat s'explique par la révolte communarde en cours et le poète dit à Izambard qu'il sera un travailleur en poésie, ce qui montre qu'il y a deux relations au travail. Certes, le refus du travail dans la lettre de 1871 est facile à relier au refus exprimé dans la Saison. Dans les deux cas, il s'agit de ne pas se laisser aliéner par une société qu'on réprouve, puisque le travail est la manifestation d'un devoir vis-à-vis de la société.
Mais, dans sa lecture, Bardel ne relie qu'incidemment le refus du travail à l'attitude du nègre. A aucun moment, Bardel ne cite ce qui amplifie la valeur de cette comparaison, le tout début de "Mauvais sang" où le poète s'attribue un "habillement" comparable à celui des gaulois puis fixe son "horreur de tous les métiers". Bardel ne fait que frôler la vraie dimension du travail dans Une saison en enfer. il n'a pas vu l'implication des enchaînements d'alinéas au début de "Mauvais sang", c'est-à-dire qu'il n'essaie pas de préciser pourquoi tel alinéa suit tel autre. Il faudrait que Rimbaud ait mis des éléments de grammaire qui soudent les rapports des idées les unes aux autres pour qu'il envisage cette perspective. Il y a un manque d'affrontement du lecteur aux liaisons implicites des ellipses et juxtapositions pourtant si caractéristiques de l'écriture de Rimbaud. Il manque sans doute aussi un relevé de toutes les mentions du travail dans Une saison en enfer pour ensuite chercher à cerner comment tout cela se coordonne.
Voilà, d'autres articles sont à venir, et j'en ferai un tout entier consacré à la notion du travail, reste à savoir quand.

4 commentaires:

  1. Au fait,avez-vous déjà songé à ceci ?
    On cite souvent les contradictions internes des deux phrases suivantes : je ne me crois pas embarqué pour une noce avec Jesus-Christ pour beau-pere et J'attends Dieu avec gourmandise. Mais cela vaut aussi pour j'ai assis la Beauté sur mes genoux ou sur mes genoux est la forme triviale gourmandise ou noce du rapport au sacré et cela se retrouve aussi dans la phrase de Mauvais sang ou le culte de Marie et l'attendrissement sur le crucifié, de nouveau Jésus, se mélangent à des ferries profanes.

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  2. A propos de la charité merveilleuse comme renvoi ironique à la vertu théologie, je souligne aussi un rapprochement patent avec Nuit de l'enfer où il est question de confiance seulement de la foi qui seule soulagé et guérit avec le piété qui répond son cœur merveilleux...

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  3. Et à propos de l'Epoux infernal, un indice du dévoiement de son cœur charitable, il dit à la Vierge folle qu'il va devoir la quitter pour 3n aider d'autres, en avouant que la tâche n'est pas très ragoûtant. Il n'aide donc pas par amour ni de Dieu ni du prochain. Et ragoûtant ça renvoie au mot appétits qui définit la propension du poète à se damner.

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  4. Au fait, un point où la recherche des sources importe. Rimbaud parle de gaulois et plusieurs fois de race inférieure, et cela va être lié au récit des blancs débarquant au vrai royaume des enfants de Cham. On se contente de parler des sources du mythe gaulois du côté d'Augustin et Amédée Thierry, puis Michelet et Martin, alors que Rimbaud met en scène la justification du discours colonial de Jules Ferry, sauf que Ferry arrive au pouvoir plus tard, et le débat face à Clémenceau et à l'ex-zutiste Pelletan date de 1885. Il faut donc étudier les sources au discours de Ferry en parvenant à remonter au-delà de 1873 pour identifier qui vise Rimbaud quand il ironise sur la notion de race inférieure. On pense à Gobineau (1862). Là, je repère un article en ligne "Je suis de race inférieur" : "Historiographie du Moi dans Une saison en enfer" par Saminadayar-Perrin, article de la revue Littératures mis en ligne par Persée. Je ne l'ai pas encore lu, mais j'ai regardé les notes de bas de page et on sent bien que les sources de Rimbaud ne sont pas vraiment identifiées...
    A noter que j'ai trouvé le livre d'Antgoine Raybaud Fabrique d'Illuminations sur Gallica, mais je ne peux pas le télécharger, et j'ai aussi trouvé le livre de Sergio Sacchi Etudes sur les Illuminations en fichier PDF.

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