vendredi 8 mars 2024

Le voyage mental d'un païen dans Une saison en enfer !

Pour commencer, une petite digression.
Que dois-je faire ?
Je n'arrête pas d'aligner des articles d'un intérêt exceptionnel. Tous les articles que je publie récemment développent à chaque fois une idée ou deux idées d'une valeur explicative considérable. Mais je ne laisse pas le temps à mes lecteurs d'en profiter. Normalement, il faudrait laisser le temps à chaque article d'être lu sur une bonne semaine.
Mais, je ne publie pas des articles courts ou des articles qui peuvent se lire sans concentration, de toute façon. J'ai un petit noyau de lecteurs qui m'est inconnu. Je n'ai aucun échange avec un quelconque rimbaldien actuellement, alors que je sais que je suis lu régulièrement. J'essaie d'imaginer leur façon de lire. Est-ce qu'ils lisent dès qu'il y a un article ? Visiblement, il y a un effet de cet ordre dans l'affichage des vues. Est-ce qu'ils lisent une fournée d'articles en se mettant à jour, par exemple mensuellement. Après tout, en bord d'écran, il y a une scansion mensuelle affichée. On peut imaginer lire mes articles une fois par mois grâce à ce repère. J'imagine bien que les gens ont envie de parfois oublier la critique rimbaldienne. L'idéal serait de mettre au point un site internet avec des articles présentés dans une arborescence qui ne souffre plus du tapis roulant de la succession chronologique des articles propre à ce blog.
Je ne sais pas trop comment faire autrement. Je peux évidemment publier un livre sur Rimbaud ou bien publier quelques articles, mais les articles seraient publiés dans des revues non spécifiquement rimbaldiennes, donc là le risque de dispersion est grand.
Il me faut mettre au point un site rimbaldien. La publication d'un livre, je n'aurai personne pour l'appuyer. On le voit, je n'ai pas reçu la moindre proposition pour publier une synthèse de mes découvertes récentes soit sur Une saison en enfer, soit à propos de l'influence des poésies de Desbordes-Valmore sur Rimbaud comme Verlaine.
Tant pis, pour l'instant, je préfère enchaîner les articles. J'ai une agilité cérébrale évidente. Certes, des gens attendent que je revienne sur Desbordes-Valmore par rapport à "Larme", sur Quinet et Proudhon par rapport à Une saison en enfer, voire sur Dumas fils. Mais, outre que de toute façon ils ne se sont pas exprimés, ce n'est pas comme ça que je fonctionne. Je sais que les perspectives Quinet, Dumas fils et Desbordes-Valmore sont ouvertes, je n'ai pas besoin de tout faire de manière exhaustive pour l'instant, je laisse mûrir. Je repars sur d'autres axes de recherches avec Une saison en enfer. J'ai dégagé l'importance de sources différentes, un peu des historiens, un peu des intellectuels, un peu un dramaturge d'époque Dumas fils, je reviens néanmoins au texte, je le fais parler lui-même, je me sers de ce qui a été publié pour montrer que réellement ma lecture est singulière et non pas courue d'avance. J'ai parlé du style des phrases d'Une saison en enfer. J'ai parlé de la prosodie heurtée, prosaïque, de certaines assonances, allitérations et combinaisons cacophoniques. J'ai une autre idée en tête, c'est de parler de l'humeur de lecture que peut provoquer une certaine façon d'écrire en prose. C'est une idée que j'ai depuis vingt-cinq ans, elle me vient de ma lecture de Baudelaire. Je trouve que sa prose n'est pas belle, n'est pas élégante, mais elle a une redoutable efficacité de pesanteur morale. On se sent imprégné de l'âme de Baudelaire en lisant sa prose, ce qui compense la médiocrité de son style. Pour moi, dans Une saison en enfer, il y a des passages où je trouve l'expression plus mélodramatique, mais en face il y a des passages où la syntaxe du discours crée cette atmosphère intellectuelle qui nous fait nous imprégner plus véritablement des raisonnements de l'auteur. J'aurais envie de transformer cette intuition de lecteur en un ou plusieurs articles expliquant ce qui est la cause de ces sensations à la lecture.
Aujourd'hui, vous l'avez vu avec le titre de qualité : "Le voyage mental dans Une saison en enfer!" je vais encore une fois m'attaquer à un très gros morceau. Dans Une saison en enfer, nous avons des discours contradictoires du poète avec lui-même, ça je ne sais pas si je vais le traiter dès maintenant, je vais sûrement le garder pour un article à venir, et puis nous avons des projections particulières dans l'espace, par exemple le poète se retrouve d'un coup sur la plage armoricaine ou au vrai royaume des enfants de Cham, et ces projections se font aussi dans le temps avec des changements de décor par le truchement du souvenir.
Je ne possède pas tous les ouvrages rimbaldiens qui me seraient utiles. J'ai déjà lu par le passé le livre de Bandelier, mais là il m'est inaccessible. J'ai l'édition révisée de L'Art de Rimbaud de Michel Murat avec une partie sur la Saison, mais je ne sais pas où je l'ai rangé, ça fait des mois que je me demande où il est, pareil pour le livre de Yoshikzu Nakaji et ceux de Margaret Davies. Mais peu importe ! Je sens que ce que je vais écrire va être une nouvelle façon méthodique d'approcher ce sujet original : le poète en parlant fait mine de se déplacer comme s'il n'était pas un être humain avec les limitations physiques inhérentes à sa condition. Et l'opposition du présent et du passé prépare aussi le terrain à de prochaines études sur la lutte intérieure du poète entre deux discours.
Je vais citer les textes et montrer un peu ce qui se passe. Une énumération des différentes formes de pratiques du voyage mental par Rimbaud serait pratique, les exemples seraient classés en fonction de critères. Je pourrai le faire ultérieurement, mais ici je vais lire au fur et à mesure les extraits, et quelque part, cette démarche va avoir son intérêt, parce elle va permettre de cerner la genèse et l'évolution de cette pratique rhétorique du voyage mental, et parce qu'une synthèse priverait aussi le lecteur de vraiment soulever le capot pour voir comment est fait le moteur...
J'ai hésité quelques minutes si je commençais par "Mauvais sang" ou bien par la prose liminaire. Si je commence par "Mauvais sang", je prends le projet à la racine, parce que je pars de la conviction naturelle que Rimbaud a composé les récits de "Mauvais sang" bien avant la prose liminaire. Je décide de commencer pourtant par la prose liminaire, en demandant à moi-même comme aux lecteurs d'ensuite être à même d'en faire abstraction quand je passe à l'étude de "Mauvais sang". Ce que je veux dire, c'est que quand Rimbaud écrit "Mauvais sang" son idée du rapport au souvenir et au déplacement de l'espace est encore naissante, alors que quand il rédige la prose liminaire tout est maîtrisé, mûr dans son esprit.
Vous me direz que le livre est entièrement mûri, mais que vous le vouliez ou non "Mauvais sang" garde l'idée d'une fraîcheur d'un début d'application du procédé.
Maintenant, j'ai l'archet en main, je commence.

La prose liminaire contient une scène importante de renvoi à un souvenir du passé, il s'agit bien évidemment du premier alinéa, lequel n'est pas compris par l'ensemble des rimbaldiens. La plupart comprennent qu'il est question d'un festin proprement chrétien, mais cette idée est parfois combattue et encore récemment on essaie d'identifier le festin et la beauté à des sphères non chrétiennes, en se laissant duper par la force de comparaisons avec des textes littéraires antérieurs qui passent pour des sources, sauf que on ne peut pas prendre un bout de phrase sans considérer qu'il fait partie d'une logique, et cette logique d'Une saison en enfer suppose une référence chrétienne incompatible avec l'identification de la Beauté à une fleur du Mal de Baudelaire, à une Muse prostituée antique de Vigny, incompatible avec l'identification du festin à un repas païen du côté de Lucrèce, incompatible avec l'image non chrétienne du "festin de la vie" d'un poète maudit du XVIIIe siècle. Malgré tout, même les rimbaldiens qui envisagent le sens chrétien du premier alinéa, ne le comprennent pas pour autant, puisqu'ils croient que le festin correspond à une époque de l'enfance et ne comprennent pas la feinte littéraire sublime (parce que c'est quand même dommage de ne pas voir le trait de génie), en fait "si je me souviens" est une réserve ironique qui prépare le rejet de la phrase : "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" Même Murphy et Reboul n'ont jamais écrit pour dire que les rimbaldiens ne comprenaient pas le sens de ce premier alinéa. Même dans des articles de gens qui n'étudient qu'occasionnellement Une saison en enfer, par exemple Christophe Bataillé dans un volume collectif de la Revue des Sciences Humaines, il est dit que ce "festin" est un souvenir d'enfance. Non, mille fois non ! C'est un souvenir culturel de l'éducation chrétienne, et ce souvenir est faux, et rejeté comme faux dès que le poète fait le lien avec la charité qui en serait la clef d'accès. Ce premier alinéa est une des plus belles inventions littéraires d'Une saison en enfer. Vous me direz qu'il y en a plein, mais vous devez comprendre que ce n'est pas une des moindres !
Au-delà du premier alinéa, on a un récit au passé composé qui énumère des actions passées. Seul le premier alinéa est à démarquer, mais je vais citer quelques alinéas parce qu'en réalité il y a trois autres éléments à prendre encore en considération :
    Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient.
    Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je l'ai trouvée amère. - Et je l'ai injuriée.
    Je me suis armé contre la justice.
    Je me suis enfui. O sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié !
    Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine. [...]

Quelles peuvent être ces trois éléments à prendre aussi en considération ?
Le premier élément, c'est la forme "Un soir". Relisez le texte en omettant le premier alinéa : "Un soir,...." et vous ressentez le flou, l'indétermination de la mention "Un soir", alors que dans l'enchaînement des deux premiers alinéas, de "Jadis" à "Un soir", ce flou est moins choquant, car il passe à l'arrière-plan.
Le deuxième point important à relever, c'est l'exclamation et même l'adresse contenue dans le quatrième alinéa : "O sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié !" En effet, cette adresse nous sort du récit au passé, le poète s'adresse immédiatement aux sorcières, comme à deux êtres en présence. Le "trésor" dont il est question, c'est tout simplement la vie du poète, l'expression "ma vie" figurait dans le premier alinéa en tant que festin dans un monde d'amour, le poète a soustrait sa vie à cette compagnie pour se tourner vers la haine, contraire des cœurs qui s'ouvrent, et la misère, contraire au festin. Il ne faut pas se mettre martel en tête pour chercher des identifications non portées par le texte. Qu'est-ce que ça peut être le trésor ? Est-ce que c'est une idée philosophique ? Est-ce que, dans la biographie, on a quelque chose qui ressemble à un trésor ? Non, tu te mets une bonne gifle pour te calmer, et tu constates sereinement que le trésor c'est la vie du poète. C'est clair et limpide, la solution est en lecture interne, tu n'as pas à sortir du texte. Et si tu sais prendre ça en compte, tu t'épargneras bien des errances de critiques rimbaldiens.
Mais, si je souligne cette adresse aux sorcières, à la misère et à la haine (personnellement, je comprends qu'il y a deux sorcières misère et haine, mais franchement, si on lit qu'il y a des sorcières, et aussi la misère et la haine, est-ce que c'est grave ? Est-ce que ça bouleverse la lecture ? Non), si je souligne dis-je ! cette adresse aux sorcières comme un instant de dialogue au présent, c'est que je vois bien évidemment le lien étroit avec l'intervention plus loin au discours direct, avec des propos rapportés entre guillemets, de Satan. Car, finalement, dans la prose liminaire, le poète s'adresse d'abord aux sorcières, misère et haine, puis à Satan. On n'est plus dans la lecture où Satan est si dominé que ça finalement. Les sorcières ajoutent un poids de soufre aux obsessions présentes du poète. Cela suffit par exemple à rompre en visière avec une lecture de la Saison à la manière de Paul Claudel. Certes, Rimbaud pratique le persiflage à l'égard de Satan, mais on ne va pas avoir une lecture où trop nettement le poète dépasse Satan et Dieu, lecture par exemple de Bruno Claisse. La lecture de la Saison part Bruno Claisse, c'est celle qui est de très loin la plus proche de la mienne, mais Claisse il a un côté, j'ai une thèse ferme à exposer et à attribuer à Rimbaud. Claisse va prendre le récit et dire que dedans il y a une vérité philosophique, un enseignement qui ne laisse rien à désirer. Rimbaud a lucidement compris qu'il ne suffit pas de s'opposer à Dieu, il veut être au-delà de l'alternative. Il n'y a ni Dieu, ni diable, pour celui qui ne se laisse pas prendre au discours chrétien. Le poète n'a pas de choix à faire, et il va montrer qu'il l'a compris. A cela s'ajoute de la part de Claisse une théorie sur les illusions de l'esprit qui effectivement correspond à un aspect important de la lecture de la Saison. Mais Claisse n'identifie pas l'ironie finale de "Adieu". Il prend au premier degré l'expression en italique : "posséder la vérité dans une âme et un corps". Il lit moins une œuvre littéraire qu'un exposé philosophique. Et pour moi ça lui fait manquer quelques subtilités du texte poétique, et donc si moi comme Claisse nous allons parler d'un poète qui ne rend en réalité des comptes ni à Satan, ni à Dieu, j'ai quand même ce décalage qui me fait constater que la voix du poème n'est pas Rimbaud exactement, et que Rimbaud a voulu un personnage qui soit encore quelque peu sulfureux. L'oeuvre est dédiée à Satan, et accepter que la lecture est celle d'une voix perfide qui sent le soufre ça permet de ne pas tout lire au premier degré dans "Adieu", ça permet aussi d'admettre que la sortie de l'enfer n'est pas vécue comme la résolution pleine et entière des problèmes. Rimbaud a explicitement voulu qu'il y ait une part d'ombres, de non satisfaisant dans cette sortie de l'enfer. Il ne faut courir à la défense du texte en disant que si la sortie de l'enfer est un peu artificielle, c'est que nous avons tort d'admirer Rimbaud. Non ! Je pense au contraire que Rimbaud considère comme une prouesse d'écriture d'oser cette mise en abîme pour le lecteur qui va se demander si l'écrivain ne se moque pas de nous en mimant une sortie de l'enfer.
C'est une erreur de voler à la défense de Rimbaud en soutenant que très clairement il maîtrise tout rationnellement à sa sortie de l'enfer. Rimbaud a voulu qu'il y ait du jeu, car il voulait une place d'incertitude pour l'humain, trop humain. Puis, son propos reste sulfureux. Il y a de la malice de sa part dans Une saison en enfer.
"Rimbaud" peut prendre ses distances avec les sorcières misère et haine, avec Satan, mais la prose liminaire nous montre un poète qui leur parle normalement, qui ne leur crache pas dessus.
Passons au troisième point, c'est l'expression "dans mon esprit". Rimbaud explique qu'une scène de combat a lieu dans son imaginaire, mais un imaginaire qui exprime une réelle transformation de l'être, un vrai combat de la volonté sur soi, et si ce combat contre l'espérance a lieu dans l'esprit, on devine que les images de la suite supposent le même axe de compréhension. Quand il écrit ce passage avec la mention "dans mon esprit", Rimbaud a probablement écrit la quasi-totalité d'Une saison en enfer et en tout cas les récits de "Mauvais sang" où je relève le passage suivant : "[...] j'ai dans la tête des routes dans les plaines souabes, des vues de Byzance, des remparts de Solyme". Cette phrase avec le groupe prépositionnel "dans la tête" est l'origine de la phrase de la prose liminaire avec le groupe prépositionnel "dans mon esprit". Et justement, comme je l'ai publié en 2009 ou 2010, dans des articles superbement daubés par les rimbaldiens, le premier alinéa de toute la Saison avec l'incise : "si je me souviens bien", s'inspire précisément d'une autre phrase de la même deuxième séquence de "Mauvais sang" : "Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme." Pire encore, cela fait aussi écho à une phrase du même paragraphe :
   Je me rappelle l'histoire de la France fille aînée de l'Eglise. [...] j'ai dans la tête des routes dans les plaines souabes [...]
    Ah ! encore : je danse le sabbat dans une rouge clairière, avec des vieilles et des enfants.
    Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme. Je n'en finirais pas de me revoir dans ce passé. [...]
Nous sommes loin de constater que le prologue sans titre de la Saison serait une manière artificielle de relier les textes entre eux. Vous constatez que dès le départ, dès les premières compositions, le poète s'interroge sur la validité des souvenirs, et sur la validité de souvenirs d'une France chrétienne. Dès le départ, le poète évoquait son décalage en se réclamant du sang païen gaulois, dès le départ il image une danse de sabbat qui aura un prolongement avec les deux quadruples répétitions : "danse, danse, danse, danse", dans la cinquième séquence de "Mauvais sang", et ces vieilles sont l'équivalent de sorcières, bien évidemment. On a des sorcières dans la prose liminaire, le souvenir d'un festin des cœurs charitables est remis en cause "si je me souviens" puis "prouve que j'ai rêvé".
Je suis désolé, mais les rimbaldiens n'ont rien compris : Bardel, Vaillant, Brunel, Steinmetz, Molino, Guyaux, Nakaji, Frémy, Bandelier, Bataillé, Richter, Murat, Fongaro, tous n'ont rien compris ! Tous, ils n'ont rien compris, vous avez les preuves de ma lecture sous les yeux. Les rapprochements parlent d'eux-mêmes ! J'ai dit que c'était important en 2009 et 2010 dans des articles publiés sur leur terrain et qu'ils référencent, et ils n'en ont tenu aucun compte, strictement aucun ! Pourtant, je développe l'idée et on voit bien que c'est imparable !
Les rimbaldiens ont accepté passivement que Rimbaud parlait de souvenirs en tant que tels, donc le "festin" ça doit être la lointaine enfance, même si ça ne ressemble à rien d'identifiable.
Je vais me battre encore combien d'années pour vous faire avoir du bon sens ?

Voilà pour le voyage mental dans le passé concernant la prose liminaire. Je passe au voyage mental de l'intervention satanique dans la prose liminaire.
Là encore, les rimbaldiens n'ont rien compris. Je peux citer les mêmes que plus haut : Bardel, Vaillant, Brunel, Steinmetz, Molino, Guyaux, Nakaji, Frémy, Bandelier, Bataillé, Richter, Murat, Fongaro, etc. Et la raison de leur erreur, leur faute pour parler le langage de la damnation, est liée à leur analyse du premier alinéa de toute façon. Ils sont persuadés que seul Satan procure des illusions. Mais, et les piques contre le christianisme, vous en faites quoi ?
Rimbaud s'effraie de la menace du "dernier couac", autrement dit de la mort. L'inspiration religieuse est de trouver son salut par la charité, ce que le poète rejette de manière particulière. Au lieu de dire "non", il identifie la duperie : ainsi donc, le festin est un faux souvenir qu'on m'a mis dans la tête : "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" C'est un des traits littéraires les plus magnifiques d'Une saison en enfer et il est évidemment solidaire du trait de génie du premier alinéa.
Vous imaginez le néant des études rimbaldiennes au sujet d'Une saison en enfer ? Parce que c'est ça le problème ! Cela fait 25 ans que je les regarde ne pas comprendre la prose liminaire ! Et j'ai publié sur cette prose liminaire, et je suis intervenu dans des discussions privées. Il n'y a rien à faire. Seul truc marrant, invité à la radio et mis au pied du mur pour une lecture linéaire de la prose liminaire, Frémy s'était tout de suite mis à réciter à peu près ma lecture, on trouve ça en vidéo sur Youtube ou en podcast sur une radio genre France Culture.
Tout est à refaire dans les études rimbaldiennes au sujet d'Une saison en enfer. Le plantage a été général, de toute beauté. C'est du jamais vu dans l'histoire des études littéraires.
Et je donne le dernier coup de pinceau. Dans les paragraphes que je cite de "Mauvais sang", le poète est en train de se décrire comme un païen, ce qui donne énormément de sens à la mise en doute "si je me souviens" d'un passé de festin sous le régime de la charité ! Il y a un haut niveau de cohérence qui a visiblement échappé aux lecteurs.
Ce passage de la prose liminaire est intéressant à d'autres égards en tant que voyage mental, puisque la prose liminaire est considérée comme postérieure au discours de la section "Adieu". Le poète met en scène une nouvelle attaque mentale. Satan entre en scène et suffisamment nettement pour que ses propos soient rapportés fidèlement entre guillemets. Et le poète ne répond pas qu'il ne prendra plus de pavots, mais seulement qu'il en a "trop pris" !
C'est à prendre en considération pour nuancer la qualité de la sortie de l'enfer racontée dans les feuillets du carnet de damné.

Passons maintenant à "Mauvais sang".
Le poète développe sur trois premières séquences l'idée qu'il a un sang païen. On peut supposer que ces trois premières séquences correspondent à la première des trois histoires évoquées dans la lettre à "Laitou".
Je vais citer les trois premiers alinéas et le début du quatrième, et ensuite effectuer un premier commentaire.
   J'ai de mes ancêtres gaulois l'œil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte. Je trouve mon habillement aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pas ma chevelure.
   Les Gaulois étaient les écorcheurs de bêtes, les brûleurs d'herbes les plus ineptes de leur temps.
  D'eux, j'ai : l'idolâtrie et l'amour du sacrilège ; - oh ! tous les vices, colère, luxure, - magnifique, la luxure ; - surtout mensonge et paresse.
    J'ai horreur de tous les métiers. [...]
Le poète expose son problème de but en blanc. On parlait dans le précédent article du caractère inapplicable du schéma narratif dans Une saison en enfer. Je disais que les deux premières étapes du schéma narratif pouvaient s'appliquer aux deux premiers alinéas de la prose liminaire, mais qu'ensuite on avait des péripéties jusqu'au onzième alinéa inclus, puisqu'il n'y avait aucune résolution exprimée et donc aucune des deux étapes : élément résolutif et situation finale. Rimbaud, qui, d'ailleurs, ne connaissait pas la théorie du schéma narratif, a écrit une prose liminaire ouverte pour ménager le suspense et ne pas manger le morceau. Le schéma narratif ne s'appliquait pas à la prose liminaire volontairement ouverte, et je précisais ensuite qu'il ne s'appliquait pas non plus à l'ensemble formé par les feuillets de "Mauvais sang" à "Adieu". Je soulignais que de "L'Eclair" à "Adieu", il y a un mélange indistinct de situation finale qui se dessine et de résolution qui se met en place. Il n'y a pas une succession claire et limpide : résolution, puis situation finale, et ni la résolution, ni la stabilité ne sont clairement acquises à la fin du récit qui se termine par un propos qui a des airs de bravade. Mais, je disais encore que dans le cas de "Mauvais sang", il n'y avait pas les deux premières étapes distinguées d'une situation initiale et d'un élément perturbateur. Rimbaud attaque directement son récit par l'exposition du problème : je suis un païen dans un monde qui se veut chrétien. Le début de récit est particulièrement abrupt : "J'ai de mes ancêtres gaulois [...] / D'eux j'ai [...]". Et même si j'ai soutenu l'évidence qu'une situation initiale peut exprimer le problème à résoudre, - et après tout, les débuts de tragédie "in medias res" n'empêchent pas d'identifier une exposition au premier acte, autrement dit l'équivalent de la situation initiale dans un récit, - il n'en reste pas moins qu'on identifie pas clairement un moment où un élément perturbateur lancerait l'action. Il serait un peu vain de l'identifier au premier alinéa de la deuxième séquence : "Si j'avais des antécédents [...]". Il ne serait pas très pertinent de s'appuyer sur la quatrième séquence où l'injonction : "Reprenons les chemins d'ici," suppose que l'action du récit est déjà pleinement lancée. Pour moi, s'il faut à tout prix appliquer le schéma narratif, il faut parler de confusion des deux premières étapes, la situation initiale se superpose à l'expression de l'élément perturbateur. La première phrase de "Mauvais sang", ou si vous voulez les trois premiers alinéas, lancent l'action dramatique. La première phrase expose le nerf de la guerre !
C'est comme ça que Rimbaud a conçu son texte. La situation initiale minimale, c'est celle d'un faux souvenir de festin ancien. Donc, ça a même du sens que le poète nous épargne l'expression d'une stabilité originelle. Rimbaud pose un problème immédiat, consusbstantiel. Je donnais un coup de pinceau tout à l'heure en expliquant le lien entre l'ironique "si je me souviens bien" et le fait de se définir comme un païen dans un environnement chrétien. Le poète dit aussi qu'il est de race inférieure de toute éternité, ça aussi ça éclaire d'évidence l'ironie du "si je me souviens bien". Il n'y a pas de réelle situation initiale dans ce texte et pour une bonne raison : l'enjeu de la Saison est de s'affronter à ce mystère silencieux des origines spirituelles de l'Homme, et cela se finit par un rejet. Alors, Rimbaud ne connaissait pas la théorie du schéma narratif, mais justement c'est vraiment intéressant de voir que le texte ressort comme génial en révélant ne pas pouvoir correspondre à ce schéma. Le fait que le schéma ne s'applique pas à Une saison en enfer nous amène à un constat essentiel sur la visée de sens de ce récit.
Poursuivons par quelques remarques de détail. Vous aurez aussi remarqué l'opposition des temps verbaux entre les trois alinéas. Le premier alinéa est dominé par le présent de l'indicatif : "j'ai", "je trouve", "je ne beurre pas". Le second est à l'imparfait : "Les Gaulois étaient [...]" Le troisième revient au présent de l'indicatif : "D'eux j'ai..."
C'est intéressant. Les Gaulois sont une image du passé, image imposé plutôt par les livres à l'époque de Rimbaud. Et c'est amusant de constater cette variation présent et passé des temps verbaux sur trois alinéas, parce que ça fait penser à une personne qui se compare à un dessin. Il se regarde en s'identifiant à un Gaulois, puis au deuxième alinéa il nous rappelle ce qu'étaient les Gaulois, c'est un peu comme s'il exhibait des dessins sous nos yeux, et puis il se regarde à nouveau lui-même pour trouver des ressemblances. Ce jeu verbal entre les alinéas exprime superbement l'idée de quelqu'un qui se compare à un modèle avec l'aide d'un dessin et d'un miroir. C'est très différent d'un écrit où le poète ne dirait qu'au présent qu'il descend des Gaulois. Cette variation dans les temps verbaux introduit l'idée que le poète s'arrange avec le modèle, on voit le poète en train de chercher des justifications. C'est vraiment un début très bien écrit que ces trois premiers alinéas.
J'insiste sur l'importance du mot "barbare" dans le premier alinéa et sur le verbe d'évaluation : "je trouve". La subjectivité du poète est mise en jeu, et ça c'est important. Vous me direz que c'est ironique pour quelqu'un qui voulait atteindre à la poésie objective, mais après tout Une saison en enfer fait le procès de cette prétention...
Indépendamment du voyage mental dont rend compte cette démarche du poète de se comparer à une image livresque du passé, je tiens à souligner une autre idée de rapprochement avec la prose liminaire. Alors, bien sûr, il y a la mention de vices parmi lesquels certains péchés capitaux : "colère, luxure", et là ça confirme que de "Mauvais sang" à la prose liminaire le lien n'est pas artificiel, on est bien dans une œuvre polie et repolie, mais donc ce lien par les péchés capitaux je l'ai déjà signalé à l'attention plusieurs fois, mais je viens de constater un fait intéressant. Dans la prose liminaire, plus haut, je rappelais le débat sur les sorcières comme un peu stérile : "O sorcières, ô misère, ô haine," est-ce qu'il est important de trancher si les sorcières sont la misère et la haine ou si elles sont distinctes ? Pas vraiment, mais ma préférence va à l'idée que la misère et la haine sont les deux sorcières. Or, ici, on a une construction par la ponctuation qui va dans le sens que misère et haine soient les deux sorcières de la prose liminaire : "oh ! tous les vices, colère, luxure[.]" A la limite, l'énumération de "Mauvais sang" suggère que l'énumération est partielle de misère et haine, et que le poète a abrégé la liste des sorcières. Mais, bref ! Je voulais vous faire partager ce petit constat de rapprochement fait à l'instant.
Enfin, sans m'en tenir au relevé des marques d'un voyage mental mélangeant certains plans spatiaux ou certaines époques, j'ai cité le début du quatrième alinéa : "J'ai horreur de tous les métiers", parce que je veux fixer votre attention sur un point important. Dès le début de "Mauvais sang", le fait d'être un païen, gaulois, barbare, sauvage, met en-dehors du monde du travail. La représentation est d'ailleurs fausse en ce qui concerne les gaulois, connus pour leurs inventions techniques notamment. Rimbaud associe le fait d'être un païen à un refus du travail et donc du devoir. Cela revient dans le passage des sections 5 à 6 de "Mauvais sang". Le poète se réfugie au "vrai royaume des enfants de Cham", il se réfugie même dans la "danse" (on penserait presque à une fable de La Fontaine) et quand les blancs débarquent pour imposer la civilisation apparaît la nécessité de s'habiller et de travailler. En se comparant aux gaulois, Rimbaud a immédiatement mis l'accent sur l'aspect barbare de son habillement, et une fois posée son identification à un gaulois en trois alinéas le poète a immédiatement exprimé son horreur des métiers.
Il ne faut pas lire le récit avec nos connaissances de ce qu'est un gaulois, il faut accepter de lire les liaisons que nous imposent Rimbaud, parce qu'à la fin de la lecture il va falloir en retirer la substantifique moelle du discours de Rimbaud. On ne peut pas lire séparément la revendication d'être gaulois, à savoir païen, et le refus du travail. On ne peut pas non plus se contenter de remarquer vaguement la liaison pour la perdre de vue ensuite. Il faut bien comprendre qu'à chaque fois que Rimbaud va prétendre refuser le travail ou le devoir, il va le faire en tant que païen, en tant que gaulois pour ce qui est du modèle le plus précis duquel il se revendique.
Et c'est alors que nous avons un premier passage étonnant de voyage mental, il convient de le citer ici :
   Mais ! qui a fait ma langue perfide tellement, qu'elle ait guidé et sauvegardé jusqu'ici ma paresse ! Sans me servir pour vivre de mon corps, et plus oisif que le crapaud, j'ai vécu partout. Pas une famille d'Europe que je ne connaisse. - J'entends des familles comme la mienne, qui tiennent tout de la déclaration des Droits de l'Homme.
   - J'ai connu chaque fils de famille !
Ici, nous avons un passage d'expression du voyage mental particulièrement compliqué à cerner. En effet, Rimbaud parle du fils de famille du Tiers-Etat. Or, sous l'Ancien Régime, le Clergé vient des deux autres ordres, et donc le poète en fils de famille revendique une connaissance de tout le monde, à l'exception des nobles qui représentent une composante démographique de toute façon quelque peu marginale, et les gens au pouvoir, Eglise ou politiques ou riches marchands et financiers, viennent souvent de la bourgeoisie qui tient tout aussi au plan juridique de la Déclaration des Droits de l'Homme. Le texte est un peu étrange dans la délimitation des fils de famille. Rimbaud parle-t-il de la jeunesse non encore au travail seulement ? Il dit que sa langue est perfide et il confirme l'idée que le gaulois ne travaille pas, il est adonné au péché de paresse et se sert de ses mensonges pour vivre sans travailler. Vu qu'ensuite le poète se compare à tout fils de famille quel qu'il soit, au lieu de s'inquiéter de la possibilité du poète d'avoir fréquenté tout le monde, on peut se dire que Rimbaud prête à tout un chacun une langue perfide camouflant une paresse, et cette situation privilégiée de paresse convient quelque peu à l'enfance préservée du travail ouvrier ou paysan. Ce serait un peu l'amorce de la dénonciation des faux nègres. En lisant cet alinéa, on pourrait se dire que nous n'avons pas affaire à un individu humain, mais à une sorte d'instance qui est en tout homme. Pourtant, à la lecture, on sent bien que nous avons un individu humain qui parle et raconte ses expériences et ses débats intérieurs. Ce que je comprends quand le poète dit qu'il a "vécu partout" et qu'il connaît chaque fils de famille, c'est une sorte d'inversion forte en gueule où au lieu de dire que le poète comprend à travers lui-même ce que sont tous les gens, il formule cela comme une visite qu'il aurait faite chez tout le monde.
Je n'ai pas la prétention de maîtriser pleinement ce paragraphe, mais voilà ce que je comprends à sa lecture. Et il s'agit bien évidemment d'un passage à recenser dans les diverses manifestations du voyage mental du poète en enfer. Et cela touche à l'idée de vivre une autre vie de quelqu'un, sujet développé plus loin dans la Saison.
Je ferai sans doute des lectures de meilleure qualité ultérieurement de ce passage. Une idée est le caractère d'éducation par les livres qui font voir ce que sont les gens dans le monde et en tout cas en France, en Europe, et cette idée est précisément au cœur de la lecture de la suite immédiate du texte, le début de la deuxième séquence de "Mauvais sang", qui confirme bien que dans "J'ai connu chaque fils de famille" il y a bien un voyage mental qui se joue. Pour moi, l'idée, c'est que c'est lié à l'observation et au truchement des livres. C'est ça le non-dit qui fait que ce n'est pas un propos lourdingue.

Je cite maintenant le début de la deuxième séquence :
   Si j'avais des antécédents à un point quelconque de l'histoire de France !
   Mais non, rien.
La succession des ces deux alinéas brefs est très intéressante. Nous avons un soupir, puis l'expression "Mais non, rien." On peut accepter cette lecture simple, mais il y a aussi comme l'idée qu'en esprit le poète a rapidement passé en revue les possibilités. Il y a comme un voyage mental non-dit entre ces deux alinéas.
Et on en arrive à ma grande idée superbement daubée par les rimbaldiens que les souvenirs du passé viennent des livres, et donc peuvent être évalués comme vrais ou faux, ce qui est très différent de méditer sur la précision de ses souvenirs. Rimbaud écrit : "Je me rappelle l'histoire de la France fille aînée de l'Eglise" où vous observez la reprise à peu près à l'identique de l'expression "l'histoire de France". Rimbaud voyage mentalement dans l'histoire de France. Mais, l'histoire de France, elle nous vient par les livres. Alors, épargnez-moi que le texte d'un historien rend compte de recherches archéologiques, etc., que l'histoire c'est aussi d'avoir vu telle ville avec ses bâtiments, ses monuments. Non, il ne faut pas aller aussi loin. Certes, il y a les indices, les objets du passé qui sont là pour dire que l'histoire ce n'est pas n'importe quoi ! Mais quand Rimbaud parle de "l'histoire de France", il parle du récit organisé par le pouvoir, organisé par les écoles, par l'église même qui s'impliquait dans l'enseignement. Rimbaud passe d'ailleurs sans transition de "l'histoire de France" à "l'histoire de France fille aînée de l'Eglise", donc il ne parle pas de l'Histoire en général, il parle du cadre idéologique des Histoires de France pour la jeunesse où il y a un discours clairement exprimé de filiation avec l'Eglise. Il faut bien comprendre cette nuance. Si vous lisez le texte, en vous disant : "oui, moi dont la fibre spirituelle est nulle ou peu s'en faut, je pense aussi des gaulois, ceci, cela, et ce sont nos ancêtres, et patati et patata !" Non, Rimbaud, il part de l'idée qu'il a un enseignement, qu'il n'a que celui-là et qu'il doit faire avec. Il n'est pas en train de nous dire qu'il y a des histoires où le christianisme est présent, mais par des historiens qui n'ont pas la foi ou peu s'en faut. De toute façon, Quinet et d'autres sont inclus dans la mesure où ils imaginent que le vrai christianisme va s'affirmer désormais dans l'individualité humaine. Mais, bref, Rimbaud explique une situation d'enfant éduqué par des autorités religieuses. On a appris à Rimbaud une histoire où la religion est prédominante, il éprouve un malaise, et au lieu de dire tout ça est faux et je vous dresse une histoire vraie, il décide de voyager dans ce monde qu'on lui impose, dans ce monde des livres d'Histoire pour en éprouver les failles, pour vérifier s'il a tort ou raison de se rebeller, comme il s'imaginer voyage en chaque fils de famille pour éprouver si la société de son époque est bien celle qu'on lui décrit sur les bancs scolaires.
Quand on comprend cette articulation-là, la lecture de "Mauvais sang" devient lumineuse, non ?

En fin de cette séquence 2, le poète nous offre un dernier voyage mental, un voyage mental encore différent puisque cette fois il s'agit de la mise en tension du sang païen et du discours religieux affermi par son éducation :
    La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde marche ! Pourquoi ne tournerait-il pas ?
   C'est la vision des nombres. Nous allons à l'Esprit. C'est très-certain, c'est oracle, ce que je dis. Je comprends, et ne pouvant m'expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire.
Le premier alinéa mime la réponse candide d'un enfant qu'on éduque : "Pourquoi ne tournerait-il pas", ce monde ? Pourquoi serait-ce évident qu'il y ait un progrès en cours ? Le second alinéa précise que cette question est un retour de flamme du sang païen. Nous aurons la mention : "Le sang païen revient" en début de troisième séquence, et ici nous avons la remarque : "ne pouvant m'expliquer sans paroles païennes". L'interrogation "Pourquoi ne tournerait-il pas ?" est clairement païenne. Quant au mot "Esprit" souligné et flanqué d'une majuscule, il superpose l'idée de Dieu et la sacralisation de la science, c'est la jonction entre "l'histoire de la France fille aînée de l'Eglise" et la "science" comme "nouvelle noblesse". En clair, cet alinéa qui suppose une tension contradictoire chez l'individu poète met en scène la confrontation du discours chrétien reçu, discours reçu comme seul souvenir du passé et comme seule terre de déploiement ("Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme") avec la nature païenne que le poète se revendique par une démarche où il faut imaginer quelque part que Rimbaud écrirait les deux ou trois premières séquences de "Mauvais sang" après avoir pris un livre d'histoire pour enquêter sur son passé et son identité, et Rimbaud il a d'un côté la ligne générale du discours qui affirme qu'il est pris dans le mouvement du christianisme et de la science, et de l'autre il voit des indices, il tombe sur un portrait de gaulois qui n'est pas chrétien, mais qui est son ancêtre, et là tout à coup il se dit qu'il a des affinités avec ce gaulois alors que bizarrement il ne se sent pas complètement en phase avec le discours d'une histoire où le christianisme puis la science font progresser l'humanité. Et du coup, dans "Mauvais sang", on a une tension contradictoire que le poète vit intérieurement, mais c'est moins une tension contradictoire personnellement produite par le poète qu'une tension contradictoire vécue à la lecture des points de divergence du récit de l'histoire de France fille aînée de l'Eglise.
Alors, après ce que je viens d'écrire, relisez "Mauvais sang" et voyez si c'est toujours pour vous un tissu incompréhensible qui part dans tous les sens.

Et nous en arrivons à la troisième séquence de "Mauvais sang", la dernière de l'histoire du gaulois, car il est clair que le mot "païen" dans "Mauvais sang" est une reprise de l'identification initiale au "gaulois", ce qui justifie de considérer qu'il y a une unité de récit des trois premières séquences. J'en profite aussi pour préciser que, dans "Nuit de l'enfer", le poète dit de ses parents qu'ils ont fait son malheur en le baptisant. Or, dans la lecture que je viens de vous faire des trois premières séquences de "Mauvais sang" vous constatez qu'on a bien un poète baptisé chrétien par ses parents, éduqué chrétiennement à l'histoire de la France fille aînée de l'Eglise, mais ce chrétien a eu le toupet de s'identifier à un gaulois. Il n'est plus païen, notre Rimbaud, ou notre poète en enfer, il est baptisé, mais puisque le gaulois païen est son ancêtre, d'après les livres chrétiens eux-mêmes, le poète s'est ingénument dit que peut-être qu'il était toujours païen et que le christianisme ne faisait que glisser sur lui comme l'eau sur les plumes d'un canard.
Vous voyez bien qu'il n'y a aucune contradiction dans le discours de Rimbaud. Il est chrétien en tant que baptisé. Les conversions racontées ne sont pas premières dans Une saison en enfer, il s'agit plutôt de considérer qu'un baptisé doit encore se convaincre de la foi, c'est ça la logique au sein des séquences 6 et 7 de "Mauvais sang" et encore dans les appels à Dieu de "Nuit de l'enfer".
Et vous comprenez aussi que dans la deuxième séquence de "Mauvais sang", toute cette réflexion sur l'histoire de la France fille aînée de l'Eglise, c'est précisément le premier acte de confrontation d'un poète qui se veut libre avec l'éducation forcée, c'est déjà le récit tendu des séquences 5 à 7 où le poète subit un débarquement et le coup de la grâce.
C'est cette dualité qui est mise en scène au début de la troisième qui poursuit clairement la fin de séquence précédente en reprenant en mention "païen" et "Esprit", et du coup,  loin d'être l'expression d'une aspiration spontanée vers Dieu, le début de troisième séquence est une séquelle d'une première conversion forcée par les livres !
    Le sang païen revient ! L'Esprit est proche, pourquoi Christ ne m'aide-t-il pas, en donnant à mon âme noblesse et liberté. Hélas ! l'Evangile a passé! l'Evangile ! l'Evangile.
    J'attends Dieu avec gourmandise. Je suis de race inférieure de toute éternité.
On lit ce passage comme si le poète était un païen susceptible de se laisser tenter par le christianisme, alors que non c'est un enfant baptisé chrétien qui a la lubie de se croire païen qui est en train de parler. Le mot "lubie" a le tort d'être péjoratif ici, mais il faut bien comprendre que le poète est sous l'influence de l'histoire de la France fille aînée de l'Eglise. Et donc, quand le poète dit : "J'attends Dieu avec gourmandise", mélangeant le désir de foi à un péché capital, il ne faut pas simplement constater qu'il y a un manque de logique et que c'est pour ça que ça ne va pas prendre. Non, le poète est baptisé, il sait parfaitement qu'il est sulfureux de dire attendre Dieu avec gourmandise et d'ailleurs on a un retour du sang païen en trois temps : "l'Evangile a passé", blasphème involontaire ou non de la foi voulue avec gourmandie et puis constat fatal : "Je suis de race inférieure de toute éternité." On est en partie sur une sorte de déception, mais on est surtout sur une revendication. Le poète a identifié que l'Evangile ne le concerne plus vraiment. Il va essayer encore un peu, mais il met le doigt sur un vrai problème. Il sent qu'il est viscéralement païen. L'eau de baptême, elle n'est pas allée sous son crâne. Il n'était même pas prédestinée, il a été baptisé, mais ça n'a pas été un acte de reconnaissance. C'est un acte qui est arrivé, et c'est tout, car lui il est resté étranger au christianisme. Ici, Rimbaud joue sur l'idée que le baptême fait qu'une personne reconnaît son origine chrétienne, alors qu'on est habitués à l'idée que le baptême fait rentrer dans la communauté chrétienne. Rimbaud décale l'idée. Normalement, on est de race inférieure non civilisée parce que malgré notre origine divine sur cette Terre on n'a pas reçu le message, mais une fois qu'on l'aura reçu on reconnaîtra notre origine divine, et en insistant sur l'idée "de toute éternité", Rimbaud nous dit que finalement le baptême échoue et donc la reconnaissance en soi de son origine divine, chrétienne, parce que tout simplement on n'est peut-être pas d'origine chrétienne. Les autres, peut-être, mais soi-même, non !
Et, du coup, la fin de la séquence 3, est assez intéressante à rapprocher du passage sur l'absence du poète dans les conseils des seigneurs et des représentants du Christ, puisque, faute d'être dans la croyance en son élection auprès de Dieu, le poète considère que la promesse de l'Evangile lui est exclue et il va se chercher une élection d'homme dévalué. Il va s'imaginer en aventurier qui revient et qui est mêlé aux affaires politiques, c'est exactement l'idée d'une personne qui ne croit rien, qui ne croit en aucune valeur, qui n'a aucune spiritualité, et c'est bien une image dévaluée des seigneurs. Evidemment, on peut penser que les seigneurs étaient hypocrites, ne valaient pas mieux que les actuels gouvernants, mais je rappelle que l'image des conseils des seigneurs vient des livres pour notre poète. Et donc, on mesure l'écart entre la solennité, la noblesse des représentants du Christ et l'image assez mesquine des "affaires politiques" pleines de corruptions éhontées. Rimbaud joue bien évidemment sur ce contraste qui est un peu le pendant farcesque de l'opposition entre l'ancien viatique et le nouveau, entre la médecine et les remèdes de bonnes femmes, par exemple, sauf que cette fois les images dépréciatives sont du côté du présent dans ce système de balance.
L'intérêt évidemment de la troisième section en terme de voyage mental, c'est bien évidemment le fait que le poète imagine des déplacements immédiats dans le monde. Le poète dit : "Me voici sur la plage armoricaine." Dans l'absolu, nous ne sommes pas supposés savoir que le poète parle de Roche, Charleville ou Paris sinon Londres ou Bruxelles. On comprend tout de même que la plage armoricaine est surtout ici une vue de l'esprit comme le poète se voyait dans les plaines souabes en lisant les récits des croisades. D'ailleurs, il me semble évident que, même sans songer anachroniquement à Astérix, il y a une enquête à faire sur l'image gauloise de la côte armoricaine. Rimbaud fait obligatoirement référence ici à un texte qu'il vient de lire de la présence gauloise en Armorique.
Il ne cite pas innocemment la plage armoricaine.
En revanche, dans la suite de la séquence, comme le confirme l'emploi verbal du futur de l'indicatif, le poète prend ses distances avec le concept de voyage mental, puisqu'il décrit ses voyages comme des projets et non comme des faits avérés. Il est important toutefois d'en parler, puisqu'il s'agit bien de l'équivalent du voyage mental immédiat, sauf que la grammaire maintient les indices d'une mise à distance de l'imagination : "Je reviendrai [...] on me jugera [...] J'aurai de l'or : je serai oisif et brutal." La fin de la séquence maintient la localisation sur la plage armoricaine : "Le meilleur, c'est un sommeil bien ivre, sur la grève." Nous aurons d'autres moments dans le récit où la localisation semble réelle, notamment le "lit d'hôpital" dans "L'Eclair", mais l'idée est tout de même que c'est la forme minimale du voyage mental. Nous connaissances de la vie de l'auteur nous prouvent ici qu'il s'agit d'une fiction mentale, mais à la lecture du texte aussi nous comprenons que, puisque le poète n'a pas pris la peine de se décrire dans un lieu donné outre-mesure, c'est qu'il y a des représentations fantasmées à l'œuvre dans le récit. La "plage armoricaine" est confirmé deux alinéas plus loin par la mention "grève", mais le poète est en état d'ivresse et plus jamais cette localisation n'aura la moindre pertinence dans le récit. Cela est suffisant pour la considérer comme une représentation mentale avant toute chose.

J'en ai fini avec les trois séquences du païen. Mon article est déjà long, je vais l'arrêter, et je reprendrai l'analyse pour la suite dans d'autres articles. Au départ, j'avais choisi le titre "Le voyage mental dans Une saison en enfer", j'ai ajouté "d'un païen" pour assurer son autonomie à cet article.
J'ai encore pas mal de choses à dire, mais je voulais aussi faire une remarque sur le problème des séquences 4 et 8 originellement fondues en une et séparées désormais par l'intercalation des séquences 5 à 7.
En gros, le récit des séquences 5 à 7 introduit un récit de conversion ratée et "Nuit de l'enfer" a pu porter le titre de "Fausse conversion" parce qu'il est la suite du ratage de la conversion forcée racontée dans les sections 5 à 7 de "Mauvais sang". Or, Rimbaud a démonté un texte originel et il a mis une partie devant le récit de la conversion forcée et l'autre en conclusion de "Mauvais sang" et donc en partie intermédiaire entre la conversion forcée et "Nuit de l'enfer".
Et il y a une question qui me trotte dans l'esprit. Est-ce qu'il faut penser que Rimbaud a mis la séquence 8 après le récit de conversion des séquences 5 à 7, ou est-ce qu'il faut penser qu'il a mis la séquence 4 avant ce récit de conversion, ou est-ce qu'il faut penser que le récit de conversion des séquences 5 à 7 devait impérativement pousser là où il a poussé au milieu du récit des séquences 4 et 8, en le coupant définitivement en deux ?
J'ai déjà souligné que le découpage des séquences 4 et 8 correspondait au milieu et à la fin de "Mauvais sang", ce qui veut dire qu'ils ont un rôle structurant important. La séquence 8 semble avoir un caractère conclusif nécessaire, donc il peut être tentant de penser que la section 4 a surtout été placée devant les séquences 5 à 7. Je suis très abstrait, et vous ne comprenez peut-être rien à ce que je dis, mais ce n'est pas grave, je vous laisse méditer, je vous ferai part de mes réflexions plus tard.

2 commentaires:

  1. Je mets ça ici. Hier soir, j'ai découvert un nouvel et long article de Bardel sur le poème L'éternité ou j'ai eu la surprise de le voir soutenir contre la majorité des rimbaldiens qu'il cite qu'il est question d'un couchant.
    Il ironise même sur la lecture la nuit s'annule des vers Murmurons la nuit si nulle alors que c'est bien de ça qu'il s'agit même si nuit si nulle se lit d'abord comme mépris. Dégagé et vole inspiré de la Lune qui s'élève vans le ciel du poème Souvenir de Musset.
    Quant à la leçon erronée des Poètes maudits et les soleils elle vient sans doute d'une copie manuscrite de Verlaine des Poètes maudits mal déchiffrer par le prote et le modèle manuscrit de Verlaine était l'équivalent de la version parue en 1886.
    Bardel est en revanchevplus avisé quand il repéré deux occurrences de azur noir de Philarete Chasles le préfacier de la grammaire de Rimbaud. Et une autre dans la presse de Gautier.
    Mais il soutient qu'écouter l'azur qui est du noir c'est faire tomber la nuit. Non c'est l'inverse. Et orienter c'est une prière du matin. Bardel annonce un article à venir d'Antoine Nicolle qui parle d'alba. Il ne l'a pas lu jecpense et je parie que ça vacpiquer pour lui.

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  2. Ah oui j'allais oublier un point intéressant.
    Je passe sur la lecture du poème L'éternité qui décrit une aube et non un couchant. On verra ça une autre fois. Mais Bardel commente l'introduction en prose du poème inséré dans Alchimiecdu verbe. Cette introduction contient la phrase "j'écartai du ciel l'azur, qui est du noir" résumé en une phrase que le poème décrit une aube pas un couchant. Mais Bardel cite le brouillon: j'ecartais le ciel, l'azur, qui est du noir". C'est à se demander si le texte imprimé n'est pas flanqué de coquilles. Je n'en sais rien mais faut tout traiter en analyse.

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