samedi 9 mars 2024

Le voyage mental dans Une saison en enfer (On ne part pas.)

Je poursuis cette étude de longue haleine du voyage mental dans Une saison en enfer. J'ai traité l'unité du récit gaulois païen étendu aux trois premières séquences de "Mauvais sang" dans l'article précédent.
Je vais maintenant me pencher sur le cas des séquences disjointes 4 et 8 de "Mauvais sang", et donc cet article va être aussi l'occasion de revenir sur le brouillon, et j'ai une raison précise de le faire dans l'optique de mon sujet, parce que nous avons laissé le poète ivre songeant à s'endormir sur la grève "armoricaine", et il y a une liaison importante du texte imprimé définitif, puisque au début de la séquence 4 le poète dit "On ne part pas. Reprenons les chemins d'ici [...]". Cette relance est comparable à celle en début de séquence 3 : "Le sang païen revient." Et ce qui est très intéressant, tout en m'obligeant à faire attention à ce que j'affirme, c'est que ce "On ne part pas" est en contradiction avec la facilité du poète à s'attribuer un voyage en esprit, mais il est aussi absent du brouillon correspondant.
A la page 116 de son livre Rimbaud l'Introuvable, Alain Bardel commente par une note ce passage : "On ne part pas. - Reprenons les chemins d'ici, chargé de mon vice, [...]". Et il écrit ceci : "on rêve de départ, mais on ne passe pas à l'acte. Constat du caractère purement fantasmatique du développement précédent (le monologue de l'homme fort, du Soldat de fortune.)" Je ne suis pas vraiment d'accord. Le poète ne renonce pas à passer à l'acte, il en décrète l'impossibilité. En réalité, il va réellement partir dans la suite du récit, il se réfugie au "vrai royaume des enfants de Cham" en un instant, autrement dit on a une ellipse d'un voyage en mer de la plage armoricaine à une côte africaine au-delà des pays du Maghreb. Mais, l'expression "On ne part pas" va alors prendre tout son sens, puisque sitôt arrivé parmi les peuples noirs Rimbaud subit un débarquement de blancs qui l'obligent à une vie occidentale pour l'habit, le travail et bien sûr la spiritualité chrétienne.
Mais, de toute façon, à partir du moment où nous avons compris que Rimbaud ne visite qu'en esprit au moyen des livres les foyers de chaque fils de famille, à partir du moment où le déplacement sur la plage armoricaine n'est qu'une forme mentale de la fuite, il n'est pas absurde que le poète constate que quelque chose coince dans sa tentative de fuite. Puis, changer de civilisation, ce n'est pas simple. Il faut être accepté aussi.
En clair, ce "On ne part pas" n'est pas une pièce anodine dans la réflexion sur l'importance du voyage mental dans Une saison en enfer.
Maintenant, ce qui m'intéresse aussi, c'est de profiter de l'état originel du brouillon pour cerner la genèse de la réflexion de Rimbaud.
Commençons par un effort de transcription de cette prose et précisons aussi les particularités du brouillon. Les éditeurs offrent la lecture du brouillon comme si le texte était présenté comme une prose autonome. Ce n'est pas le cas.


Le texte tient sur une seule page manuscrite. Le bas du manuscrit laisse apparaître un blanc de fin de transcription, mais le haut du manuscrit n'offre aucun blanc. En revanche, nous avons un émargement qui prouve que le feuillet commence par un nouvel alinéa : "Oui, c'est un vice que j'ai..."
En clair, même si dans l'absolu, nous ne pouvons pas exclure que Rimbaud anticipe un problème d'économie du papier utilisé, nous avons deux indices convergents qui invitent à penser que le brouillon ne fournit que la fin d'un récit. Il nous manque le début du texte sur un feuillet antérieur. Le premier indice, c'est évidemment l'amorce par une réponse : "Oui, c'est un vice que j'ai..." et le deuxième indice corroborant c'est donc le fait d'écrire tout au haut de la feuille, principe qui s'applique à une suite, mais pas à un début de texte normalement.
Or, que ce soit un début de récit ou non, de toute façon, il y a un principe de liaison supposé par ce "oui", voire par la tournure grammaticale : "c'est un vice que j'ai..." Il est clair que nous avons affaire à la poursuite d'une réflexion. Et pourtant, cette réflexion ne peut en aucun cas être la suite de la séquence 3 de "Mauvais sang" qui se terminait par le désir de sommeil ivre. A la limite, on pourrait imaginer une liaison à partir du second alinéa de la troisième séquence : "J'attends Dieu avec gourmandise. Je suis de race inférieure de toute éternité." Là, on peut concevoir l'enchaînement : "Oui, c'est un vice que j'ai..."
On peut envisager que la partie sur la plage armoricaine, le sommeil ivre et du coup le constat d'impossibilité du départ aient été ajoutés. A cette aune, l'ensemble des séquences 1, 2, 3, 4 et 8 ne formaient qu'une des trois histoires dont il était fait état à Delahaye. Ceci dit, j'ai un petit peu de mal à accepter l'idée. D'abord, la partie sur la plage armoricaine contient deux éléments caractérisés de la référence gauloise. Nous avons l'idée de "plage armoricaine", et aussi le réemploi du mot "ancêtres". Je cite et puis j'explique :
   Me voici sur la plage armoricaine. Que les villes s'allument dans le soir. Ma journée est faite ; je quitte l'Europe. L'air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l'herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, - comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux.
Dans ce paragraphe, il y a un procédé de bouclage avec la reprise du mot "ancêtres" qui figure dans la première phrase de la première séquence de "Mauvais sang" : "J'ai de mes ancêtres gaulois [...]". L'expression "chers ancêtres" désignent ces mêmes gaulois, et on a un rappel en fin du récit païen du lien ancestral. Le mot "ancêtres" n'a pas d'autre occurrence dans le récit des trois premières séquences. Ensuite, la comparaison se fait au sujet de ce désir de "boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant", ce qui n'est pas anodin, puisque le poète va précipiter sa "Nuit de l'enfer" en absorbant "une fameuse gorgée de poison" qui lui brûle les entrailles, et le poète se dira que si c'est un tourment c'est parce que ses parents l'ont baptisé : "l'enfer ne peut attaquer les païens". Il y a bien, même si ce n'est pas le sens littéral du texte, l'idée que la "fameuse gorgée de poison" ne ferait pas un tel effet à un gaulois non baptisé. En tout cas, la continuité thématique est évidente et volontaire. Et il est question de quitter l'Europe, donc on est bien dans le cadre où le gaulois ne peut pas être païen en Europe, et il doit s'exiler. Il le fait sur un contre-modèle de Chateaubriand d'ailleurs. Je rappelle que pendant la période révolutionnaire Chateaubriand s'exile et il fait notamment un voyage en Amérique dont il a tiré un livre. Chateaubriand est un breton, et il va de soi que la Bretagne est l'argument principal qui fait envisager l'Armorique comme spécifiquement gaulois, et pour une expression telle que : "L'air marin brûlera mes poumons", on pense facilement aux bretons, même s'il y a la Normandie, Bordeaux, etc. L'Armorique en géographie tend à se limiter de nos jours à la péninsule bretonne à peu près avec la délimitation fluviale de la Seine et de la Loire, alors que dans l'Antiquité l'Armorique s'étend jusqu'à l'estuaire de la Gironde et représente une partie considérable de l'ouest de la France actuelle.
Mais, justement, puisqu'il est question de référence à la période gauloise antique de confrontation avec les romains, je vous offre une petite citation de La Guerre des Gaules (V, 53) de Jules César où on peut identifier l'idée de "maladresse dans la lutte" et l'idée un peu lâche de ne se soulever que pour piller, en évitant l'affrontement perdant :
Il apprit notamment de Lucius Roscius, qu'il avait mis à la tête de la treizième légion, que des forces gauloises importantes, appartenant aux cités qu'on nomme armoricaines, s'étaient réunies pour l'attaquer et étaient venues jusqu'à huit miles de son camp, mais qu'à l'annonce de la victoire de César elles s'étaient retirées avec tant de hâte que leur retraite ressemblait à une fuite.
L'ouvrage La Guerre des Gaules est subdivisé en plusieurs livres. Le premier livre parle de peuples gaulois courageux, et de premiers affrontements, mais le cinquième livre parle de gaulois de plus en plus habitués aux victoires romaines et les gaulois sont plus volontiers tournés en ridicule, notamment les armoricains. Et on a des passages où les gaulois exterminent une légion par ruse, ce qui n'est pas sans faire penser à l'image de celui qui ne se souleva jamais que pour piller à la manière des loups qui pilleraient une bête qu'ils n'ont pas pour autant tuée. Et avec la plage armoricaine, Rimbaud renforce l'allusion à une puissance romaine coercitive qui vient soumettre les gaulois, ce qui se transpose au présent d'une civilisation chrétienne romaine qui opprime le restant de paganisme et va même l'éradiquer en Afrique subsaharienne.
Pour toutes ces raisons, j'ai du mal à croire que la fin de la séquence 3 soit un ajout tardif. La suite de la séquence 3 est elle-même fortement attaché à l'ensemble. Le poète prévoit de fuir dans un monde des marges où il pourra se comporter en personnage oisif et brutal, donc en païen. Et nous avons le début de la théorie du masque qui fait croire à une race forte, à un statut d'élu. Surtout, ces alinéas de séquence 3 ne développent pas l'idée du vice, ce qui tend à exclure l'idée que Rimbaud ait seulement raccourci le récit de la séquence 3. Or, il faut bien que le poète vienne d'en toucher un mot si le brouillon se poursuit de la sorte : "Oui, c'est un vice que j'ai..." Rimbaud a-t-il renoncé à une partie antérieure du récit ? L'a-t-il partiellement conservé et replacé autre part ? Telles sont les énigmes.
Je vais toutefois citer maintenant le brouillon, je vais en essayer ma propre transcription, pour bien chercher à cerner les plus par rapport au texte imprimé définitif. J'utilise une transcription intermédiaire qui est celle de l'édition du centenaire pages 850-851 (Oeuvre-Vie chez Arléa en 1991). Pour une lecture de confort, faites abstraction des parties en rouge qui commentent les remaniements :
    Oui c'est un vice que j'ai, qui s'arrête et qui [re]marche avec moi [Rimbaud a réécrit trois mots, on croit déchiffrer : "et qui reprend" en-dessous de "et qui marche", "reprend" est une évidence, mais il y a une réécriture des deux autres mots "et qui", ce qui pose problème. Pire : le décalage de la transcription "marche" fait que le néologisme "remarche" est envisageable comme lecture, mais sans certitude absolue], et, ma poitrine ouverte, je verrai[s] [les éditeurs transcrivent le conditionnel "verrais", mais personnellement j'identifie un futur de l'indicatif "verrai" : la fin du "i" est identique à celle du "i" de "j'ai" de la ligne précédente. Ceci dit, la lecture au conditionnel a tout de même l'air d'être plus naturelle, le poète ne prévoit pas de s'ouvrir la poitrine que je sache, donc on va privilégier le conditionnel tout de même, c'est l'usage de la plume qui peut expliquer que les "s" de fins de mots soient mangés] un horrible cœur infirme. Dans mon enfance, j'entends [les] [on prétend qu'un "ses" est remplacé par "les", je ne trouve pas ça évident, le r de racines est lui aussi raturé] racines de souffrance jetée[s] [d'après moi, Rimbaud écrivant rapidement à la plume, le "s" est dans l'absolu manquant, mais je remarque l'indice qu'il a voulu en mettre un, il y a un retour brusque du trait vers la gauche à la fin du "e" de "jetée" et à la fin du "e" de "chantée" plus loin. Les rimbaldiens excluent le "s" à cause de la reprise de "souffrance" par "elle", mais l'accord au pluriel doit se faire avec "racines" dans tous les cas, et le manuscrit a l'air d'indiquer que Rimbaud a amorcé sa transcription, voir le cas de "chantée" plus loin où là les éditeurs rimbaldiens mettent bien le "s" du pluriel. Ou alors, je me trompe complètement parce que dans le cas de "chantée", Rimbaud a écrit "ma complaintes chantée", biffé le "ma" remplacé par "les". Allez comprendre pourquoi Rimbaud a écrit initialement "ma complaintes chantée", j'en reparle plus bas] à mon flanc ; aujourd'hui elle ["monte" remplacé par] a poussé au ciel, elle (remords de plume immédiat : "me" est remplacé par "est"] est bien plus forte que moi, elle me bat, me traîne, me jette à terre. [Leçon initiale : "me jette à bas", "bas" est remplacé par "terre"].
    Donc c'est dit renier la joie, éviter le devoir, ne pas porter [les éditeurs prétendent le mot illisible, ce n'est pas vrai, le mot "porter" de l'imprimé est écrit par-dessus un verbe illisible précédent peut-être à terminaison en "ir", d'où le sentiment d'illisibilité des éditeurs] au monde mon dégoût [en réalité, il y a une superposition de deux mots, et dégoût est mis au pluriel "mon dégoûts", ce n'est pas clair] et mes trahisons supérieures. [...] [le mot manquant a une amorce en "imp", j'ai pensé à "impures", "impropres", mais ça ne s'impose, j'indique la direction dans laquelle chercher, l'ordre des lettres est bizarre pour le mot précédent, je déchiffre : "supérieurs suivi d'un e agrandi on dirait, je me trompe peut-être. Avec un peu de patience, ça doit être déchiffrable.] la dernière innocence, la dernière timidité.
     Allons, la marche ! le désert, le fardeau, les coups, le malheur, l'ennui, la colère. - l'enfer, la science et les délices de l'esprit et des sens dispersé[s]. ["et des sens dispersé" est écrit par-dessus d'autres mots, dont un qui commencerait par un "f" en-dessous de "dispersé"]
     A quel démon [il y a un ajout au-dessus de la ligne, soit une graphie aberrante "je devrias" pour "je devrais", soit la forme "je suis à ", celle-ci semble s'imposer vu que le "me" est souligné car il disparaîtrait si l'ajout était effectué, il s'agit donc d'une alternative ménagée] me louer ? Quelle bête faut-il adorer ? Dans quel sang faut-il marcher ? Quels cris faut-il pousser ? Quel mensonge faut-il soutenir ? Quelle sainte image faut-il attaquer ? (Remords de plume immédiate, le Q de Quelle est par-dessus un "à" initiale : Rimbaud pensait écrire "A quelle sainte image faut-il s'attaquer ?" L'absence de forme pronominale "s'attaquer" prouve la correction] Quels cœurs faut-il briser ?
    Plutôt, éviter la stupide justice [J'ai du mal à déchiffrer le mot censé remplacer le verbe "éviter", on dirait "s'ôter" quelque chose d'approchant, mais je me méfie de mon hypothèse "s'ôter la main", je n'identifie pas le verbe "s'ôter". Rimbaud aurait prévu d'écrire "éviter la main brutale de la justice", mais le remaniement se fait en même temps que le premier jet, il faut ici une chronologie du remaniement, Rimbaud écrit "éviter la main bruta[le]", il simplifie de "éviter la main brutale de la justice" à "éviter la stupide justice", je ne sais pas à quel moment il a changé de verbe, de "éviter" à une forme illisible pour moi pour l'instant], j'entendrais les complaintes chantée[s] [Rimbaud a voulu écrire "ma complainte chantée", il a dû écrire "ma complaintes" d'une traite, comme si en même temps qu'il écrivait il passait au pluriel, il a alors biffé le "ma" et l'a remplacé par "les", mais a-t-il écrit "chantée" avant ou après la correction ? Il aurait écrit : "ma complaintes chantée", mais avec un petit signe de remords d'absence du "s" sur "chantée", il aurait ensuite corrigé le "ma" en les, ce qui fait un accord correct avec "complaintes" immédiatement mis au pluriel, mais Rimbaud n'aurait pas trouvé nécessaire de bien mettre le "s" à "chantées", ce qui invite à penser que j'ai raison pour "jetées" plus haut.] [deux mots superposés pour l'instant illisibles, le premier commence par un "a", le second par un "j" peut-être, sans doute à tort la superposition me fait envisager une lecture du genre "agitées", mais je n'y souscris pas. En fait, le mot illisible est une forme participiale au féminin singulier qui se termine par la séquence "-tée", et l'accord se fait avec l'idée initiale : "ma complainte chanté a[...]tée dans les marchés"] ["dans les" remplacé par] aux marchés ? Point de popularité, la dure vie, l'abrutissement pur, - et puis soulever d'un poing séché le couvercle du cercueil, s'asseoir et s'étouffer. ["Je ne vieillirai pas" biffé et remplacé par] Pas de vieillesse. Point de dangers, ["dangers" est par-dessus un mot d'origine qui semblait commencer par "t", on pense sans certitude au mot avoisinant au pluriel ou non "terreur(s)"] la terreur n'est pas française.
    Ah ! je suis tellement délaissé, que j'offre à n'importe quelle divine image des élans vers la perfection. Autre marché grotesque.
    O mon abnégation, ô ma charité inouïes. De profundis domine ! je suis bête ? [Leçon initiale interrompue et biffée : "A quoi servent mon abnégation et ma charité inouïes mai[...]" J'imagine que "mai" est le début de "maintenant". Le premier O d'interjection en majuscule accompagné d'un trait biffe toute la partie "A quoi servent", tandis que le second "o" est surimposé au "et" initial, le début de transcription "mai" ligne suivante est barré. Il y a également une rature sur le "De" de "De profundis", et Rimbaud avait d'abord écrit "que je suis bête?, éventuelle présence fantôme initiale d'un "!" Il a biffé le "que" et graissé le point d'interrogation. Vu la leçon finale : "suis-je bête !" ou le point d'exclamation revient, il me semble que la leçon peu naturelle "je suis bête ?" n'était pas du tout arrêtée. Rimbaud voulait éviter l'emphase du "que"]
    Assez ! Voici la punition[ ] ! [Rimbaud a d'abord écrit : "les punitions" il a remplacé "les" par "la" sans corriger le pluriel à "punitions"] Plus à parler d'innocence. En marche. Oh ! les reins se déplantent, le cœur gronde [deux mots superposés, et j'ai du mal à savoir lequel a été transcrit en premier, on dirait "brule" et "gronde", "brule" sans accent suit de près sur le manuscrit, mais on dirait que "brule" corrige "gronde" et non l'inverse. Dans la version finale on aura "les poumons brûlent, les tempes grondent", le verbe "gronder" ne sera pas associé au coeur finalement], la poitrine brûle, la tête est battue, la nuit roule dans les yeux, au Soleil.
    ["Sais-je où je vais," remplacé par] Où va-t-on [?] [Lacune de ponctuation du manuscrit] A la bataille ?
    Ah ! mon ami ! ma sale jeunesse ! Va !va, [La transcription : "Va..., va" ne me plaît pas, je n'identifie pas trois points de suspension, mais plutôt un point d'exclamation, et le second "va" est un ajout ultérieur qui est inséré de force dans la ligne. Rimbaud aurait écrit : "Va !.. les autres avancent, l'ajout d'un second "va" tendrait à entraîner la suppression des deux points éventuels de suspension qui ne sont même pas cetains] les autres avancent ["remuent" biffé] les autel[s] [la forme du "a" est indiscutable dans "autels", il suffit de comparer tous les "a" et les "o" avoisinants pour achever de s'en convaincre, il arrive qu'un "o" ressemble à un "a", mais ici on a l'évidence que le poète marque les contours  d'un "a", on n'atteint pas du tout le moment où il y a confusion possible, puisque le "a" est transcrit avec des angles pour donner un aire rectangulaire penché de lettre "a" par opposition à la rondeur des "o", la boucle du "e" est mal formée, mais c'est le cas de tous les "e" voisins, le "s" manque" et la suite "es" pour "armes" est également faiblement marquée, voyez le traitement négligent des "e" dans "les autres avancent", "je me jette", "foulé", etc., et notez que les "i" voisins sont bien ponctués "ami", "bataille", "Sais-je" en amont et "faiblesse", "bêtise", "moi", "pieds", "habituerai" en aval], les armes.
    Oh ! oh[!] c'est la faiblesse, c'est la bêtise, moi ! [Je n'identifie pas de majuscule pour "C'est la faiblesse"]
    Allons, feu sur moi. Ou je me rends ! [Début illisible surchargé par "Qu'on me"] Qu'on me blesse, je me jette à plat ventre, foulé aux pieds des chevaux.
     Ah !
     Je m'y habituerai.
     Ah ç[à], je mènerais la vie française, et je suivrais le Sentier de l'honneur. [J'identifie un S majuscule pour ma part. L'erreur d'orthographe "ça" au lieu de "çà" est très courante de la part de Verlaine comme on peut le voir dans sa correspondance. Rimbaud fait la même faute d'orthographe !]

Grâce au brouillon, nous savons que les exclamations "Ô mon abnégation, ô ma charité inouïes" supposent un rejet, un dédain : "A quoi servent..." Nous savons que la leçon "outils" est une coquille pour "autels". Nous avons aussi un point intéressant. Rimbaud fait allusion à la formule attribuée à Napoléon : "Impossible n'est pas français", il la réécrit : "la terreur n'est pas française" avec une allusion à 1793 possible. En tout cas, le modèle de référence est claire, nous avons l'alliance de la religion et d'une idéologie napoléonienne, un peu militaire, même si en 1873 le régime politique a changé et que Rimbaud ne le perd certainement pas de vue. Rimbaud parlait d'une "histoire de la France fille aînée de l'Eglise" dans la seconde séquence de "Mauvais sang". Ici, on peut penser que le texte est prévu pour faire suite à l'état ancien inconnu du récit du gaulois, et il y a une passerelle de l'idée d'une "histoire de la France fille aînée de l'Eglise" aux deux mentions : "la terreur n'est pas française" et "la vie française, le sentier de l'honneur", la mention de la "science" fait office aussi de rappel, et l'idée de l'adjectif "française" suppose un renvoi à l'identification au "gaulois" antérieur à l'empire romain et forcément à la conquête franque. Il y a une opposition conceptuelle entre Gaule et France, le mot France étant défini par une histoire officielle proche de la religion, du mythe de Napoléon, etc. Et on a un renvoi évident à la formule "j'ai horreur de la patrie" du texte définitif. Oui, je sais que je joue de manière vague à attribuer à ce texte de brouillon des renvois à un texte imprimé, ce qui est anachronique puisque le texte imprimé a été remanié postérieurement à ce brouillon, brouillon qui ne peut renvoyer qu'à des textes inconnus, mais bon vous comprenez le raisonnement logique.
Un point important, que ce soit le brouillon ou le texte décisif, nous avons un renvoi à la phrase de la prose liminaire : "Je me suis armé contre la justice." Nous sommes déjà dans l'injure à la Beauté et tout ce qui s'ensuit. Et justement, dans le brouillon comme dans le texte définitif de la huitième séquence de "Mauvais sang", nous avons l'idée d'une nuit qui roule dans les yeux du poète, et cela malgré la présence du plein soleil. Cela confirme l'idée métaphorique d'une nuit infernale paradoxalement vécue au cours d'un été. Cela confirme le statut métaphorique de cette nuit. Et même on peut dire que l'expression "Un soir" que Rimbaud emploie comme repère temporel pour dire quand il a injurié la Beauté est en réalité comme le début de la chute infernale dont le poète ne se rendrait pas compte.
Pour moi, les séquences 4 et 8 supposent l'implicite d'une absorption de la fameuse gorgée de poison. Au début de "Nuit de l'enfer", il s'agit d'un acte déjà accompli, d'un acte antérieur. Le poète se plaint dans ce brouillon de "Mauvais sang" et dans les deux séquences qui y correspondent dans la version imprimée de douleurs corporelles qui sont identiques à celles exprimées au début de "Nuit de l'enfer". L'erreur est de croire qu'il s'agit du poison du baptême. Il s'agit plutôt d'un indice implicite que le poète s'est empoisonné. Le poète ne nous dit pas qu'il s'est empoisonné, il nous le dit après.
La difficulté, c'est que les douleurs ont l'air de correspondre aux punitions, ou à la punition. Ceci dit, ce n'est pas clair. Le poète doit aller marcher et aller au combat comme punition, et cela est anticipé par un sentiment de torture intolérable. On remarque tout de même que les premiers signes de torture viennent du vice qui remue le poète.
Les rimbaldiens prétendent absurdement identifier ce "vice" à l'onanisme, à l'homosexualité, etc. Il n'est nulle part question dans "Mauvais sang" d'onanisme, de masturbation, d'homosexualité. Il n'est pas question non plus de statut de prolétaire, puisque Rimbaud s'est identifié à un "fils de famille", pas exactement à un ouvrier. Il est évident qu'il ne faut pas chercher midi à quatorze heures. Le poète dit que si on ouvrait sa poitrine on lui découvrirait un cœur infirme, un organe vicié liée au sang. Ce vice est bien évidemment un renvoi à cette réalité du "mauvais sang" qui fait de notre poète un personnage "de race inférieure". Ce cœur infirme produit du sang païen. Le système métaphorique est clair et limpide. Pourquoi chercher comme vice autre chose que ce que raconte le texte ? C'est complètement débile.
On voit que le poète en appelle à la religion : "De profundis domine" et plus nettement encore : "Je suis tellement délaissé que j'offre à n'importe quelle divine image des élans vers la perfection". Il faut bien comprendre que le poète n'a fait que se comparer à un ancêtre gaulois pour se dire païen. Et cela confirme superbement ma lecture que la séquence 2 rappelle l'acculturation chrétienne du poète, et donc joue déjà le conflit entre ce que veut être le poète, un païen, et ce que la société le conditionne à être. Les lectures habituelles d'Une saison en enfer font comme si le poète était réellement païen, jusqu'à la conversion qui échoue dans le récit des séquences 5 à 7. Non, le poète révèle d'entrée de jeu qu'il a une acculturation chrétienne.
Il s'agit même avec ce brouillon de la partie centrale du récit, le poète dit crument le conflit de son aspiration païenne liée à l'âge de raison avec le modèle qu'on veut lui imposer comme idéal, il décrit la douleur de cet affrontement et il sous-entend que le poète bascule en enfer, avec la nuit qui roule dans ses yeux malgré le soleil.
Le poète a clairement ménagé la liaison avec "Nuit de l'enfer" en conservant à tout pris la position finale des derniers alinéas de ce brouillon, dont les mentions "punition(s)" et "nuit" pénétrant par les yeux. Il a clairement voulu ponctuer son récit par la mention ironique de l'idéal de la "vie française", "sentier de l'honneur". Rimbaud tenait à exprimer un développement sur l'enfance, comme l'attester le brouillon : "Dans mon enfance". Le texte définitif de la séquence 4 de "Mauvais sang" préfère parler de l'âge de raison, à environ sept ans en principe (et on pense au poème "Les Poètes de sept ans" du coup), mais la suite des séquences 5 à 7 débute précisément par la formule : "Encore tout enfant..."
Rimbaud trouvait prématuré de passer à la relation de la "Nuit de l'enfer", et il a voulu développer son propos, il en a profité pour mimer une fausse conversion et un faux départ en Afrique, ce qui rend l'architecture plus complexe et quelque peu déroutante.
Les aspects de voyage mental prédominent malgré tout dans le texte de ce brouillon et dans les deux séquences qui y correspondent. La voix qui donne des ordres est anonyme et il ne sera plus jamais question de cet enrôlement forcé. On dirait entre les lignes que le poète s'étant empoisonné il nous manque le récit explicite où il est réformé et conduit à l'hôpital.
Il faut noter également que le poète dans cette quatrième séquence identifie le "mauvais sang" à un vice et donc le traite négativement, ce qui permet au poète d'entrevoir la conversion. Rimbaud a été mécaniquement forcé de couper le texte de ce brouillon en deux pour y insérer le récit d'une conversion crue sincère mais qui tourne mal pour pouvoir ensuite s'intéresser à la punition et surtout au sentiment de damnation.
Tout n'est pas facile à déterminer à la lecture, mais avec mon propre travail de déchiffrement du brouillon et les points que je choisis de mettre en relief vous en avez déjà assez pour vous faire une meilleure idée des enjeux de ce texte. J'offre clairement une lecture qui témoigne que ce texte n'est pas si illisible. Loin de là, même ! Quel autre rimbaldien vous offre une lecture confortable qui ne laisse pas à désirer ?

Bonus : dans les proses parodiant les évangiles qui font cortège aux brouillons de la Saison, je relève des formules qui ont des prolongements dans Une saison en enfer, par exemple : "Là, la richesse universelle permettait bien peu de discussion éclairée." Je relève aussi l'alinéa suivant :
   Les femmes et les hommes croyaient aux prophètes. Maintenant on croit à l'homme d'état.
J'y vois une équivalence avec l'idée qu'on a tout repris avec passage des remèdes de vieilles femmes à la médecine, avec viatique et philosophie, comme j'y vois un parallèle à faire sur l'absence dans les conseils du Christ et un monde de faux élus sous l'apparence d'une race inférieure ayant tout couvert, avec le côté paraître sous son masque d'une race forte en étant "mêlé aux affaires politiques".
 

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