lundi 15 janvier 2024

Oraison du soir et Un voyage à Cythère !


Sur ce blog, mais aussi dans un article "La versification tactique..." paru dans la revue Rimbaud vivant, numéro 60, en 2021, j'ai précisé des sources des Fleurs du Mal utiles à la compréhension du sonnet "Oraison du soir". J'expliquais aux pages 124 et 125 que la césure du premier vers du sonnet "Oraison du soir" faisait écho à une série de césures du poème "Accroupissements et que cette césure du premier vers de "Oraison du soir" et la série de césures de "Accroupissements" venait d'une imitation voulue qui valait citation pour les lecteurs avertis d'un vers du poème "Un voyage à Cythère".
Il existe deux versions manuscrites de "Oraison du soir", j'en cite le premier vers :
Je vis assis, tel qu'un ange aux mains d'un barbier[.]
La césure passe entre "tel qu'un" et "ange", on a donc une césure étonnante, audacieuse, et une mise en relief au-delà de la césure du mot syllabique rejeté "ange". J'ai souligné que ce "tel qu'un" était de toute évidence une variante de césure après la forme "comme un", bien exploitée par Rimbaud dans "Accroupissements". Dans "Accroupissements", Rimbaud varie précisément la formule, et donc nous avons une césure après la forme "comme un", mais aussi une césure normale où la comparaison lancée par "comme un" est toute contenue dans le second hémistiche, puis nous avons une césure qui passe entre "comme" et "un", puis une césure où elle passe entre "tel" et "qu'un" et enfin nous avons même une césure où la césure est au milieu d'une comparaison lancée par "comme un", mais après le nom "vieux" et donc sans acrobatie métrique pour le coup. Je vous rappelle les vers en question dans l'ordre de défilement du poème, avec des + qui marquent la frontière de la césure (pour rappel, les césures n'existent pas en soi, ce sont les hémistiches qui existent, donc c'est une marque de frontière abstraite) :
D'où le soleil, clair comme + un chaudron récuré,
Effaré, comme un vieux + qui mangerait sa prise,
Renifle aux rayons, tel + qu'un charnel polypier
Quelque chose comme un + oiseau remue un peu
A son ventre serein + comme un monceau de tripes !
Vous aurez remarqué que les deux derniers vers cités sont successifs dans le poème "Accroupissements" !
Passons sur les antériorités des vers de théâtre de Victor Hugo (et sur son "comme si" des Odes et ballades) et d'Alfred de Musset. Rimbaud cite de toute façon la césure sur "comme un" du poème "Un voyage à Cythère" paru pour la première fois en 1851. Et Cythère étant l'île de Vénus, vous voyez s'approfondir la relation entre "Accroupissements" et le poème de Baudelaire dans cette idée d'un "Nez", "cherchant Vénus au ciel profond".
Puis, entre "Accroupissements" et "Oraison du soir", vous constatez le lien : les deux poèmes sont d'un lyrisme virant à l'obscénité, et tous deux par des jeux à la césure font référence à un vers de "Un voyage à Cythère", et partant tous deux supposent une lecture contraste face au poème de référence baudelairien.
Alors, comme récemment, j'avais le vers du poème "La Chevelure" en tête : "Ô toison moutonnant jusque sur l'encolure", je me disais rime en "-ure" et effet moutonnant de la toison est-ce qu'il n'y aurait pas un lien avec le premier quatrain de "Oraison du soir". En gros, rien d'assuré, même s'il est vrai que je n'ai aucun mal à envisager des liens subtils. Mais, du coup, je me suis remis à lire "Un voyage à Cythère", je me rappelle avoir laissé l'exploration en plan.
Et je n'ai pas relu ce que j'ai écrit sur ce blog, mais j'ai au moins sous la main l'article publié en 2021, et il y a un apport évident que j'ai oublié de faire visiblement. C'est un truc extrêmement basique, indiscutable, concret, donc je m'y mets.
Je cite donc le premier quatrain du poème "Un voyage à Cythère", ce que j'ai déjà fait dans mon article de 2021 :
Mon cœur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux,
Et planait librement à l'entour des cordages ;
Le navire roulait sous un ciel sans nuages,
Comme un ange enivré d'un soleil radieux.
Les deux comparaisons sont proprement calées dans les structures métriques, la comparaison "comme un oiseau" précède la césure et je rappelle que dans "Accroupissements", c'est précisément la forme "comme un oiseau" qui est acrobatiquement à cheval sur la césure à la manière de Baudelaire dans un vers qui vient plus loin du même poème "Un voyage à Cythère" :
Chacun plantant, comme un + outil son bec impur
Dans tous les coins saignants de cette pourriture[.]
La deuxième comparaison contient la figure de l'ange enivré, celle que développe précisément Rimbaud tout le long du premier quatrain de "Oraison du soir".
Dans mon article de 2021, je me contentais rapidement d'énumérer des points de comparaison sensibles : "Tristesse et 'fêtes du coeur' se partagent l'espace des deux compositions", "vieux colombier" contre "roucoulement éternel d'un ramier", "Rêves" et "douces brûlures" face à une prêtresse au "corps brûlé de secrètes chaleurs", et les rimes masculines et féminines de Baudelaire en "ure" et "ur" dans un même quatrain, celui du "comme un outil" qui plus est. Il va de soi que pour les premiers quatrains des deux poèmes comparés et de toute façon je me rappelle l'avoir dit sur ce blog il faut voir que "sous un ciel sans nuages" a sa réplique dans "sous l'air gonflé d'impalpables voilures", mot "voilures" qui fait écho à "cordages" et "navire". J'ai dû signaler d'autres subtilités, je me relirai plus tard. Ici, il y a une idée forte que je tiens absolument à fixer par écrit.
Je cite les deux premiers quatrains de "Oraison du soir", je ne m'occupe pas des variantes pour aller vite !
Je vis assis, tel qu'un ange aux mains d'un barbier,
Empoignant une chope à fortes cannelures,
L'hypogastre et le col cambrés, une Gambier
Aux dents, sous l'air gonflé d'impalpables voilures.

Tels que les excréments chauds d'un vieux colombier,
Mille Rêves en moi font de douces brûlures :
Puis, par instants, mon coeur triste est comme un aubier
Qu'ensanglante l'or jeune et sombre des coulures.
Le poème de Rimbaud ne commence pas par la mention "Mon coeur", mais par le pronom "Je". Toutefois, au vers 7, nous avons une reprise "mon coeur" avec une qualification "triste" en rejet dans le second hémistiche.
Or, si j'ai cité plus haut le premier quatrain de "Un voyage à Cythère", il s'impose de citer le second quatrain :
Quelle est cette île triste et noire ? - C'est Cythère,
Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons,
Eldorado banal de tous les vieux garçons.
Regardez, après tout, c'est une pauvre terre.
En clair, Rimbaud reprend l'adjectif "triste" en déplaçant sa mention d'une qualification de l'île vue au cœur du poète lui-même, en reprenant telle quelle la mention "Mon coeur" qui lançait "Un voyage à Cythère" ! Mais, il ne s'arrête pas là, puisque le rejet "et noire" couplé à "triste" isolé devant la césure, contrairement au rejet de Rimbaud : "île triste + et noire" contre "mon coeur + triste", puisque ce rejet, dis-je ! est repris dans "et sombre" avec "jeune" devant la césure qui permet de reproduire à l'identique la césure grammaticale de Baudelaire : "Qu'ensanglante l'or jeune + et sombre des coulures", "Quelle est cette île triste + et noire ?" Je pourrais évoquer le rapprochement "vieux garçons" et "comme un vieux qui mangerait sa prise" dans "Accroupissements". Mais, au plan de "Oraison du soir", la force des rapprochements est déjà en pleine action. Le premier vers est bien une démarcation du premier vers de "Un voyage à Cythère" où le "Je" remplace "Mon coeur", mais "mon coeur" apparaît au vers 6 articulé à "triste" qui reprend son emploi au premier vers du second quatrain de Baudelaire. Le premier vers de "Oraison du soir" ne reprend pas la comparaison initiale et simple "comme un oiseau", mais comme l'oiseau est une figure équivalente à l'ange pour les ailes et l'envol, Rimbaud reprend tout simplement la deuxième comparaison du premier quatrain de Baudelaire : "comme un ange enivré", l'ivresse étant explicitée plus loin dans le quatrain.
Je reprend "Mon coeur", "tel qu'un ange aux mains d'un barbier" reprend "comme un oiseau" et "comme un ange enivré d'un soleil radieux", sauf qu'il y a une inversion. Dans le premier vers de "Un voyage à Cythère", le coeur "voltigeait tout joyeux", il n'était pas encore triste ni en cage. Rimbaud inverse l'idée de vol avec "Je vis assis" et le fait d'être "aux mains d'un barbier". Et le barbier a un instrument coupant comme le bec planté par les autres sombres oiseaux dans le corps du pendu.
Il va de soi que du coup "L'hypogastre et le col cambrés" font du "Je" poète un triste albatros coincé au sol et facile à moquer.
D'un autre côté, la mention "Eldorado banal" est reprise dans "l'or jeune et sombre des coulures."
Des répétitions internes au poème de Baudelaire permettent évidemment de commenter les liaisons du poème rimbaldien, puisque le verbe "plane" concerne initialement le coeur tout joyeux et concerne ensuite le "superbe fantôme" de "Vénus" qui plane sur l'île "comme un arôme". Les correspondances battent leur plein.
Parmi les liens peu évidents, car non explicites, les "cannelures" du verre à chopes peuvent être rapprochées de l'idée de trouver ce temple aux ombres bocagères qui manque à la vision du poète dans "Un voyage à Cythère". Ilva de soi que comme le "roucoulement" des "soupirs des coeurs", le "vomissement" et les "pourritures" sont à rapprocher des "coulures" et autres dans "Oraison du soir", et dans "Oraison du soir", "ensanglante" reprend bien sûr "Pour moi tout était noir et sanglant désormais", d'autant que "et sombre" chez Rimbaud correspondait à la première mention "et noire" du vers 5 de "Un voyage à Cythère". Le second quatrain développe à l'évidence le vers de Baudelaire : "Le coeur enseveli dans cette allégorie". Et du coup dans le poème de Rimbaud, on peut aller jusqu'aux comparaisons qui valent chute : le poète pisse très haut, ce qui rappelle l'idée de Baudelaire que tout ce qui se tenait "debout" était le gibet. Rimbaud dresse un orgueil phallique pour citer un des sonnets dits "Immondes". Et le côté prière est comiquement inversé puisque je rappelle les deux derniers vers de "Un voyage à Cythère" :
- Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage,
De contempler mon coeur et mon corps sans dégoût !
Pas dégoûté de son coeur et son corps, Rimbaud adresse sa pisse au seigneur ou mieux fait le seigneur qui tient la corne d'abondance...

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