Allez, on s'attaque à un gros morceau. Il ne s'agit pas d'un article de compte rendu, mais bien d'un article personnel, si ce n'est que je vais tout de même me servir de témoins comme points d'appui pour prendre mon envol.
Je prends paresseusement les pages écrites par Alain Bardel qui rassemblent des notes fournies en vis-à-vis aux pages de son édition fac-similaire. Mon article va donc comme le titre l'indique s'attaquer à un début de lecture de "Alchimie du verbe" avec un développement sans doute inattendu sur la portée de la fin du récit "Adieu".
A la page 144, nous avons cinq notes, une pour le titre, deux pour le seul bref premier alinéa : "A moi. L'histoire d'une de mes folies[,]" puis une sur le verbe "je me vantais" et une enfin sur l'énumération : "Opéras vieux, refrains niais, rhythmes naïfs". A la page 146, nous n'avons que quatre notes, mais deux d'entre elles prennent presque toute la page. Nous avons une première longue sur la phrase : "J'inventai la couleur des voyelles !" Puis, une note très brève sur : "Je réservais la traduction." Puis une note raisonnable sur : "J'écrivais des silences [...] Je fixais des vertiges." Enfin, nous avons une longue note sur le premier poème inséré : "Loin des oiseaux..."
Je ne vais pas vous détailler les autres pages de notes. Je voulais seulement que vous vous représentiez un peu le départ de notre enquête.
Pour les poèmes en vers insérés dans "Alchimie du verbe", je vais tout de suite émettre un avis qui n'a rien à voir avec les notes de Bardel. On prétend que c'est une anthologie des poèmes de Rimbaud publiées sous couvert d'une autocritique et beaucoup prétendent admirer les versions contenues dans "Alchimie du verbe" comme des aboutissements. Je ne suis évidemment pas d'accord avec ces points de vue. Si ces versions sont définitives, pourquoi un jeu de manuscrits avec des versions moins irrégulières des poèmes concernés s'est retrouvé en compagnie des manuscrits des poèmes en prose. Je ne parle même pas du débat si les poèmes en vers font partie ou non du recueil Les Illuminations, je constate simplement qu'un jeu de manuscrits a été conservé, jeu de manuscrits qui contenant "Fêtes de la faim", "Juillet", "Michel et Christine" ne peut pas être antérieur au mois de juillet 1872 qui plus est. On manque de textes de Rimbaud pour la période septembre 1872 - mars 1873, surtout à partir du moment où on refuse d'envisager que les poèmes en prose des Illuminations furent en partie ou largement composés avant Une saison en enfer, et pourtant ce jeu de manuscrits nous est parvenu alors que finalement c'est cette partie-là de l'oeuvre qui d'un côté a été remanié (il est vrai qu'on ne peut comparer cela qu'aux poèmes de 1870 et 1871, pas au reste) et qui d'un autre côté est cité et déprécié dans Une saison en enfer. La seule réponse de bon sens, c'est que "Alchimie du verbe" n'est pas une anthologie, que les versions de "Alchimie du verbe" sont bien évidemment inférieures au jeu des manuscrits conservés par ailleurs et que les modifications ont une autre fonction que de perfectionner un art, il s'agit plutôt d'exhiber un art provocateur.
Mais bon, les rimbaldiens ont toujours raison, tant que je n'ai pas prouvé mille fois mon propos.
Les notes de Bardel ne viennent pas sur ce terrain d'une comparaison des mérites entre les versions, Bardel émet plutôt un jugement de valeur en faveur des versions de 1872 quand il commente la nouvelle version de "L'Eternité", page 154.
Bardel commence donc par commenter le titre "Alchimie du verbe" en fonction de de Baudelaire, filiation classique pour les rimbaldiens que favorise le recours au mot "alchimie". Bardel soulignera de manière plus intéressante l'influence potentielle de Gautier dans ses notes.
Mais, dire que "alchimie" ça fait classe, ça fait disciple de Baudelaire comme une majorité de lecteurs veulent l'entendre, ça n'a pas grand intérêt. Moi, je veux savoir ce qu'est cette alchimie...
Je cite donc ce que dit Bardel de la filiation baudelairienne, mais à seule fin de dégager les implications de sens (page 144) :
[...] celui-ci [id est l'alchimiste] opère la transmutation des métaux vils en métaux précieux, celui-là [id est le poète] tire de la réalité la plus vile l'or de la poésie. Rimbaud se sert de la métaphore pour projeter une image irrationnelle de la fonction de poète qu'il s'accuse d'avoir trop exploitée dans ses "chansons" de 1872.
Attention à ne pas surinterpréter selon son sentiment ce que dit Bardel. Je me contente donc de relever que Bardel considère les "chansons" de 1872 comme de la matière un peu vile en poésie, matière du coup non pas au sens moderne, technique, scientifique, actuel, mais au sens plus philosophique de substance. Rimbaud commence en effet par décréter ses prédilections pour la "littérature démodée", les "petits livres de l'enfance", les "refrains niais".
Bardel émet aussi un avis étrange qui lui permet de faire écho au nom au pluriel "folies" en parlant d'une projection d'une "image irrationnelle de la fonction de poète". L'avis est étrange dans la mesure où Bardel attribue une gratuité désinvolte au propos du poète. Normalement, nous avons affaire à un poème de bilan où Rimbaud constate une folie après-coup, et Bardel, - et c'est pour ça que j'aime bien de montrer clairement une fois pour toutes les présupposés des critiques rimbaldiens pour qu'il soit incontestable quand je dis quelque chose qu'on ne puisse pas me répliquer que tout le monde tournait autour de la même vérité, - et Bardel, dis-je, souligne que le mot "alchimie" est un prétexte métaphorique pour discréditer la poésie ancienne comme folle, et du coup l'alchimie n'est pas une réelle ambition du passé du poète. Rimbaud sait de tout temps que l'alchimie du verbe c'est du pipeau, ce n'était qu'un jeu en 1872 et il se sert explicitement du mot "alchimie" pour que le jeu de 1872 nous le méprisions.
Peut-être que ce n'est pas ce que Bardel pense, mais en tout cas, c'est ce qu'il écrit. La citation plus haut, je ne lui donne pas d'autre interprétation.
Je passe sur les notes sans intérêt sur "A moi" et sur "L'histoire d'une de mes folies." En revanche, personnellement, j'observe le côté dépréciatif du tour employé : nous avons "une de mes folies" et non "L'histoire de ma plus grande folie" ou "l'histoire de celle de mes folies qui avait le plus d'importance."
Pour la note sur "je me vantais", Bardel fait le rapprochement avec "je me flattai" à la page suivante. Je rappelle les phrases (au sens sujet-verbe-complément, pas au sens de la majuscule à un point) avant de citer la réflexion de Bardel : "je me vantais de posséder tous les paysages possibles" et "je me flattai d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens."
J'allais oublier. Quand je cite : "je me vantais de posséder tous les paysages possibles", je considère cette phrase comme volontairement rattachée du fait de l'emploi du verbe "posséder" à la formule finale en italique d'Une saison en enfer : "posséder la vérité dans une âme et un corps." J'évalue bien évidemment la prestation d'un rimbaldien sur "Alchimie du verbe" à mesure de sa capacité à voir que ces deux phrases sont liées entre elles. Et la deuxième phrase, par l'emploi du verbe "inventer" appelle une troisième citation voisine : "J'inventai la couleur des voyelles !", tandis que la formule "accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens, au-delà de l'écho de l'incidente "un jour à l'autre" au "quelque jour" du second alexandrin de "Voyelles", fait songer à cette problématique très complexe qui revient souvent chez Rimbaud sur la création d'un "verbe poétique", puisque nous avons le "dérèglement des sens" dans les lettres dites du voyant, puis la réponse de Rimbaud à sa mère selon le témoignage probant d'Isabelle : "J'ai voulu dire ce que ça dit, littéralement, et dans tous les sens." Et je rappelle que ces phrases jouent différemment sur l'ambiguïté du mot "sens" : les cinq sens, les sens des mots, ou les directions. Par exemple, dans la réponse à sa mère : "ce que ça dit, littéralement, et dans tous les sens", on peut comprendre l'énumération de différents : dans tel sens, puis dans tel autre et dans tel autre", mais on sent bien que l'idée de sens comme direction fléchée est fortement suggérée : "dans tous les sens", c'est l'ondoiement du sens, l'irradiation du sens. Dans "Alchimie du verbe" et dans les lettres dites "du voyant", il est question à la fois des sens du discours, des mots, et des cinq sens. Tout cela est très complexe à appréhender et ne doit pas être perdu de vue.
Je développerai mes idées plus loin. Voici ce que le relevé des verbes "vantais" et "flattai" fait écrire à Bardel (page 144) :
[...] Rimbaud se décrit comme un caractère imaginatif. Il a exploré, en idée, "tous les paysages possibles". Il aime à se projeter dans un lointain passé. Ce naturel romanesque ne contribue pas moins que ses goûts surannés à le distinguer du commun. Mais une phrase comme "je croyais à tous les enchantements" souligne sa tendance à se nourrir d'illusion, sa prédisposition à la "folie", annoncée par la première phrase du texte, et au "délire" annoncé par le titre.
L'annotation pose problème à quelques égards. Premièrement, elle ne va pas sans vérité de La Palice. Bardel nous rappelle que la section est précédée d'un surtitre dépréciatif "Délires II" et que le récit est lancé par une appellation fracassante "une de mes folies". Est-ce que c'était la peine de nous l'expliquer ? Mais les problèmes ne s'arrêtent pas là. La phrase : "je croyais à tous les enchantements" est glosée comme l'expression de reproche d'une "tendance [passée] à se nourrir d'illusion", Bardel réécrivant sans prendre de risque la demande de "pardon pour s'être nourri de mensonge", à tel point que je comprends pourquoi "illusion" est donné, avec subtilité d'érudition, au singulier et pas au pluriel. En clair, le commentaire reste en surface en citant les titres et d'autres passages d'Une saison en enfer. Et puis, pour ce qui est du commentaire, il y a l'idée que le poète "aime à se projeter dans un lointain passé" ou celle que le poète a un "caractère imaginatif", des "goûts surannés", un "naturel romanesque", et que tout cela vaut afin de "[s]e distinguer du commun". J'ai l'impression que tout cela passe à côté de l'essentiel, à côté de ce qui est dit réellement par le texte, et surtout je trouve que la poésie de Rimbaud ne ressemble justement pas à du "romanesque", à des "goûts surannés", à du "lointain passé", etc.
Et la quatrième et dernière note de la page 144, pour "Opéras vieux, refrains niais, rhythmes naïfs", ne fait qu'enfoncer cette direction prise par l'interprétation :
Au sein de cette liste de ses goûts désuets, le poète glisse ces trois exemples annonçant le jugement péjoratif qu'il portera sur ses "espèces de romances" de 1872.
Je m'empresse de souligner que la formule "rhythmes naïfs" anticipe plutôt pour moi la mention "rhythmes instinctifs" dans le processus d'invention du "verbe poétique". Et je relève un tic d'écriture de Bardel bien révélateur dans cette page : "annonçant le jugement péjoratif", "annoncé par le titre", "annoncé par la première phrase". En fait de commentaire, Bardel se raccroche surtout aux branches.
De la page 146, je ne vais citer que la seule première note, celle sur la phrase : "J'inventai la couleur des voyelles !" Je ne veux pas me lancer dans un commentaire démesurément long, je fixe donc des limites à mon intervention du jour. Je cite donc ce que dit Bardel sur ce célèbre alinéa qui rappelle la création du sonnet "Voyelles" :
En faisant référence à son poème "Voyelles", Rimbaud joue la carte de la lecture à clés : il pique la curiosité du public en lui présentant son récit comme un témoignage autobiographique. Son projet, en tant que poète, est d'emblée défini comme un travail hors norme sur le langage, consistant à "régler" les sonorités des mots (voyelles et consonnes) de manière à mieux ébranler les sens du lecteur. Mais il avoue sur un ton d'autodérision avoir paré son talent poétique de pouvoirs magiques usurpés. Des formules comme "je me flattai d'inventer un verbe poétique accessible un jour ou l'autre à tous les sens" ou "je réservais la traduction" ne sont pas sans suggérer une part de charlatanerie. A l'évidence, Rimbaud nous invite à la moquerie : le vague de l'indication temporelle "un jour ou l'autre" ne laisse subsister aucun doute sur la bonne façon de recevoir son ancien sonnet des "Voyelles". Le poème de 1871 [sic !] apparaît, du propre point de vue de son auteur, comme ayant été la première manifestation et l'élément déclencheur d'une dérive poético-existentielle dangereuse.
Le raisonnement de Bardel est tendancieux, puisque nous sommes priés de croire que la "moquerie" correspond à la "bonne façon de recevoir son ancien sonnet des 'Voyelles'." Bardel parle aussi de "carte de la lecture à clés", alors qu'en 1873 le sonnet "Voyelles" est une œuvre inédite, qui avait sans doute eu un nombre très restreint de lecteurs. C'est un poème dont la composition date plutôt de 1872, probablement de "février" comme "Les Mains de Jeanne-Marie", et après le 2 mars 1872 avec l'incident Carjat nul doute que Rimbaud n'a pas pu faire lire son sonnet à une si grande partie que ça des poètes et plumes de Paris. La citation du premier vers de ce sonnet aurait pour fonction de favoriser la lecture autobiographique. L'explication est un peu courte, puisque la section contient plusieurs poèmes, certes inédits, mais qui ont forcément été composés par quelqu'un, en principe l'auteur d'Une saison en enfer lui-même. Bardel enferme la lecture du sonnet dans le mépris de la prose du récit "Alchimie du verbe". Le poème "Voyelles" n'a aucun enjeu de sens, ce n'est qu'une babiole sur une idée folle, et dans "Alchimie du verbe" Rimbaud fait semblant de dire qu'il a composé ce poème parce que réellement il était assez fou pour y croire, mais, rassurez-vous, il n'en était rien, c'est simplement que le sonnet "Voyelles" est un écrit sans importance qui ne sert qu'à faire joli et qui a beaucoup abusé les rimbaldiens en quête de sens. Le propos de commentaire de Bardel est de toute façon incohérent, puisque nous sommes supposés lire une critique de l'entreprise passée du poète à partir d'une prise de conscience lucide, c'est ce qui est dit en toutes lettres, et on ne voit pas pourquoi Bardel veut ne pas prendre au sérieux l'autocritique pour "Voyelles", alors qu'il va la prendre plus au sérieux pour les "romances" qui suivent, et surtout pour tous les propos d'un autre ordre que littéraire qui sont tenus dans "Mauvais sang", "Nuit de l'enfer", "Vierge folle", "L'Impossible", "L'Eclair" ou "Adieu".
Je ne vais pas y aller par quatre chemins : le commentaire de cet alinéa par Bardel, c'est du nul et non avenu. Et que penser du maigre gain du réglage des voyelles et consonnes pour, je cite, "mieux ébranler les sens du lecteur".
Alors, vous êtes impatients de me voir reprendre la main ? Qu'est-ce que je vais bien pouvoir dire d'intéressant ?
Allez, je me bois un café et je me mets quelques chansons. Et puis on reprend avec l'essai de Vaillant, et vous les impatients de toute façon vous irez immédiatement à la partie de mon analyse personnelle, mais bon je ne fais pas ça pour rien, croyez-moi ! Hou que je sens que comme en 2006 pour "Le Bateau ivre" on va avoir un livre de Murphy ou d'un grand rimbaldien sur Une saison en enfer en juin 2024, à défaut en septembre, et des Santolini et d'autres pour dire que c'est l'étude de renouvellement de référence, et on aura aussi des rimbaldiens pour dire que finalement telles et telles idées avaient déjà été formulées et qu'on avait simplement oublié d'en faire cas dans les synthèses près du grand public. Hou que ça va être une grande fébrilité nouvelle autour de Rimbaud !
Reprenons !
A propos de l'autodérision, Alain Vaillant formule un avertissement plus judicieux à l'entame même du commentaire, puisqu'il parle alors du tout premier alinéa (page 95) :
[...] On perçoit d'ailleurs clairement, dans cette phrase d'ouverture, le ton d'autodérision qui accompagne toutes les évocations les plus autobiographiques - sans que ce ton, il faut encore y insister, s'oppose au sérieux du propos.
Et je cite la suite immédiate :
De fait, "Délires II" offre la description détaillée de toute l'entreprise poétique de Rimbaud, telle qu'elle a été programmée dès la lettre du 15 mai. Même si celui-ci affirme désormais la tenir pour une illusion ("une folie") dont il semble récuser l'ambition et les motivations, il n'en aurait évidemment pas proposé une analyse aussi longue et précise s'il la tenait vraiment pour nulle et non avenue.
J'évite de gâcher des propos aussi intéressants en évitant de traiter de la suite où nous nous félicitons d'avoir un texte avec des référents explicitement autobiographiques évidents mais heureusement inutiles grâce au prodigieux paradoxe d'une lecture confortable sans nécessaire appel à la biographie, avec un paradoxe désagréable à Verlaine qu'il est convoqué pour le sentimental mais pas pour le poétique que se réserverait Rimbaud, enfin bref ! J'ai bien rigolé en voyant une mention de Christophe Bataillé avec un nouveau prénom, Michel ! C'est à la page 96. On a droit à un développement sur la rareté d'une complémentation du nom au mot "alchimie" : "Alchimie du verbe" pour Rimbaud, "alchimie de la douleur" pour Baudelaire. En même temps, c'est logique. On passe du sens propre à un emploi dérivé métaphorique... Explorant les implications de la métaphore, Vaillant précise que du coup Rimbaud transforme quelque chose en or avec le Verbe qui ne serait plus le matériau, mais l'agent de l'opération. La piste d'une influence du Faust de Goethe traduit par Nerval est inévitablement envisagée, puisque, comme le rapppelle Vaillant, Faust est un alchimiste. Précisons au passage que Vaillant nous apprend que la colelction "Bibliothèque populaire" citée par Rimbaud dans sa lettre à Delahaye de mai 1873 n'existe probablement pas, et que donc il demande bien une édition de Faust à bon marché traduite par Nerval.
Je passe sur les considérations préalables au sujet des poèmes insérés, et je m'intéresse immédiatement à la suite du commentaire des premiers alinéas en prose, ce qui reprend au bas de la page 99. Sans en tirer toutes les conséquences, Vaillant a le mérite de faire le parallèle entre l'histoire du passé dans "Mauvais sang" et l'intérêt pour le passé au début de "Alchimie du verbe". J'ai prévu un bon développement là-dessus comme vous le voyez avec le titre de mon article que j'ai conçu avant de lire pour la première fois l'analyse de "Alchimie du verbe" par Vaillant. Là, j'écris en même temps que je découvre en fait... Vaillant constate un intérêt pour une "contre-culture populaire" et il déclare que Rimbaud fait quelque peu exprès de se pencher sur "ce qui n'intéresse personne". Il ne s'appesantit pas dans l'analyse de ces "goûts surannés" (je cite Bardel), et il passe à ce qu'il dit "l'essentiel", la "révolution alchimique". Pour moi, cette impatience fait négliger les aspects importants de cette contre-culture revendiquée et notamment la liaison avec la création du verbe poétique.
Mais, là, stupeur, le commentaire de "l'essentiel" est encore plus succinct que celui consacré à identifier la prédilection du poète pour une "contre-culture populaire" et les savoirs auxquels personne ne prête d'intérêt, surtout que Vaillant ne commente pas tant qu'il arrange ses phrases en citant l'alinéa de Rimbaud lui-même, comme si nous ne le connaissions pas, alors que, nous, ce qu'on veut, c'est des phrases de commentaire. Je cite le paragraphe de Vaillant (pages 101-102) :
Après ces rappels, il en vient à l'essentiel, aux étapes successives de sa révolution alchimique. La première consiste logiquement à se doter d'un instrument ; cet instrument est le "verbe" ; il lui faut d'abord, comme il le disait déjà dans sa lettre du 15 mai, "trouver une langue". Concrètement, il s'agit, comme il le précise ici, d' "invent[er] la couleur des voyelles" (comme dans le célèbre sonnet "Voyelles"), de "régl[er] la forme et le mouvement de chaque consonne", "d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens". Là encore, ce rêve synesthésique est très proche des formules de 1871 : le Rimbaud de 1873 ne renie absolument pas, et prend toujours parfaitement au sérieux, l'adolescent de seize ans. Quant à la formule qui clôt ce paragraphe ("Je réservais la traduction"), elle rappelle à la fois le "je m'en tairai" de "Nuit de l'enfer" et le "J'ai seul la clef de cette parade sauvage" des Illuminations. Rimbaud affirme toujours, simultanément, qu'il a la maîtrise de tout ce qu'il fait mais qu'il n'entend pas en dévoiler le code herméneutique : au lecteur de s'en accommoder.
C'est tout ce que nous aurons comme commentaire, à tel point que la queue de poisson finale "au lecteur de s'en accommoder" portée comme une évaluation de ce que fait Rimbaud de cavalier devient une vérité par mise en abîme du commentaire critique lui-même de Vaillant. Il est vrai que Rimbaud se dérobe quelque peu, mais la dérobade de Vaillant est plus marquée encore, puisque son impératif est d'éclairer le sens du texte en principe. Vaillant ne nous apprend rien quand il dit que l'instrument du poète c'est le verbe et l'adverbe "logiquement" fait sourire. On constate aussi une formulation très maladroite : " 'invent[er] la couleur des voyelles' (comme dans le célèbre sonnet 'Voyelles')", puisque l'alinéa cite directement le premier vers de "Voyelles", et il ne s'agit pas de faire comme dans "Voyelles", mais d'un rappel immédiat de la composition du sonnet "Voyelles". Enumérer les propos de l'alinéa : "inventer la couleur..., régler la forme et le mouvement..., inventer un verbe poétique...", n'est pas commenter. Les propos sont-ils à prendre au premier degré ? Sont-ils métaphoriques ? Qu'est-ce que ces formules peuvent vouloir dire exactement ? Est-ce qu'on peut constater un réglage minutieux des voyelles et de chaque consonne dans le sonnet évoqué "Voyelles" ? Est-ce qu'il ne faut pas décaler un peu l'axe de compréhension de ces propos ? Il est prétendu que cela se rapproche des formules des lettres de mai 1871, mais sans aucune citation pour le montrer, sans aucune justification, sans aucune explication, sans rien. Et puis, on a cette affirmation que, je suppose plein de lecteurs ne partagent pas, et en tout cas Bardel qui disait l'inverse en fait de propos à situer sur l'échelle du grave au dérisoire dans nos citations prélevées tout à l'heure : Rimbaud ne renierait rien du sérieux de ses propos de 1871, affirmation ambiguë à double entente, renie-t-il ou non l'expérience passée (en principe si il fait une autocritique négative) ? Ironise-t-il ou non sur ses prétentions (en principe si) ?
L'essai de Vaillant enchaîne avec un "Enfin" qui a un effet comique, puisqu'il passe au commentaire succinct du bref alinéa qui précède la première mention de poème dans la section.
Il est temps donc pour moi de passer à mon propre effort de commentaire critique.
Mon point de départ est le rapprochement à faire du début de "Alchimie du verbe" avec "Mauvais sang". Contrairement à ce que disent Vaillant et Bardel, Rimbaud ne s'intéresse pas au lointain passé. Il parle de son origine supposée gauloise qui le fait échapper au cadre bienséant et valorisant du français civilisé. La section "Mauvais sang" décrit les prédispositions du poète à un naufrage infernal, naufrage qui prend forme avec un acte narré au passé composé au début de "Nuit de l'enfer" : "j'ai avalé une fameuse gorgée de poison." Après le premier alinéa d'introduction : "A moi. L'histoire d'une de mes folies[,]" les trois premiers alinéas du récit "Alchimie du verbe" sont dominés par l'emploi de l'indicatif imparfait : "je me vantais", "et trouvais", "J'aimais", "Je rêvais",, "je croyais". Tous ces alinéas figurent sur la même page de l'édition fac-similaire et ils sont l'équivalent d'une sorte d'exposé initial sur le type de "Mauvais sang". On tourne la page et nous passons à des alinéas au passé simple avec pour propos rien de moins que ceci : "J'inventai la couleur des voyelles !" Le passé simple pose en bloc un acte fondateur de l'alchimie du verbe. C'est comparable à l'absorption décrite avec le passé composé de la gorgée de poison. Le passé simple est un mode de conjugaison qui fait prendre en considération une action de son début à sa fin, on est vraiment dans une phrase hors écoulement du récit qui fait bloc.
Le verbe "inventer" est ambigu, il peut jouer sur deux sens : découvrir comme dans Christophe Colomb a inventé l'Amérique, sens vieilli sorti de l'usage, et créer soi-même. Dans le sonnet "Voyelles", Rimbaud affirme la série "A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu" et dit de ces voyelles couleurs qu'il va nous en révéler un jour les "naissances". Il y a donc bien une ambiguïté voulue entre le fait de dire découvrir quelles sont les couleurs des voyelles et le fait de prétendre les créer soi-même. Certes, dans "Alchimie du verbe", la balance penche en faveur d'une reconnaissance spontanée du sens "créer"' dans l'emploi du verbe "inventer", mais vu que référence il y a au sonnet "Voyelles", il ne faut rien négliger.
Notons que plus haut dans "Alchimie du verbe", le poète disait "posséder tous les paysages possibles", ce qui rejoint la prestation du sonnet "Voyelles" où le poète étale devant nous une connaissance extra lucide des cinq voyelles couleurs qui permettent de composer précisément tous les paysages possibles. Et je rapproche cette idée de la formule de "Mauvais sang" : "j'ai connu chaque fils de famille", car c'est un signe évident que Rimbaud a ménagé des symétries de composition entre les sections de son oeuvre.
Je reviendrai dans quelques instants sur l'alinéa consacré à l'invention d'un verbe poétique. Je reprends l'analyse au plan des premiers alinéas que je rapproche de la mise au point de "Mauvais sang".
Rimbaud ne dit pas pour rien qu'il aime la culture populaire. Il méprise la culture artiste en employant significativement le mot "célébrités" : il "trouvai[t] dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne." Le fait d'impliquer la peinture permet de mettre la poésie en relation avec la réalité mondaine des salons et la réalité d'une reconnaissance académique, discrédit fort qui s'applique aussi à la poésie, sauf que ça s'impose moins spontanément à l'esprit. Rimbaud dénonce dans l'art moderne une reconnaissance sociale académique qui fait les nobles et les élus en gros. Lui est de "race inférieure", c'est ça qu'il est en train de nous dire quand il parle des "peintures idiotes", etc. Vaillant a précisé ce point en passant, pas Bardel, mais vous voyez qu'en nous appesantissant sur le sujet on va très vite plus loin en implications que ce que dit Vaillant. Et puis, je vais maintenant développer ce que n'a pas relevé du tout Alain Vaillant. Quand Rimbaud parle de "peintures idiotes", de "livres érotiques sans orthographe", de "littérature démodée", de "toiles de saltimbanque", de ces "enluminures populaires" (qui annoncent le sous-titre anglais des Illuminations, comme dirait Bardel), de "petits livres de l'enfance", de "refrains niais", de "rhythmes naïfs", ce qu'il veut faire passer comme message ce n'est pas qu'il ait des "goûts surannés" provocateurs, ce qu'il veut nous faire sentir, c'est que l'art académique de gens souvent plus morts que des fossiles est du côté de la "poésie subjective" où on gagne le "râtelier universitaire" par exemple, tandis que cet art méprisé des... bourgeois (car c'est les bourgeois qui auront pour critère dernier la célébrité, la reconnaissance sociale) véhicule l'expression des désirs primordiaux, l'expression première de sentiments, etc., etc. Rimbaud identifie dans cette littérature méprisée le matériau pour produire une "alchimie du verbe" digne de ce nom.
Et, au passage, en termes scolaires, les premiers alinéas de "Alchimie du verbe" sont une inversion. Pour expliquer l'inversion aux élèves d'une classe de sixième, on leur montre une image où le professeur a son bureau a une attitude d'élève relâché qui regarde par la fenêtre en étant mal assis, tandis que les élèves ont une attitude modèle. Le début de "Alchimie du verbe", c'est une inversion : le poète qui se distingue nous montre qu'il ne faut pas suivre le mouvement, mais s'en détourne, d'autant plus quand il ne s'agit que de gagner râtelier universitaire et reconnaissance bourgeoise.
C'est ça qu'il nous dit !
Et à propos des "croisades", des "voyages de découverte dont on n'a pas de relations", jusqu'aux "déplacements de races et de continents", notre poète parle de remuer les masses, d'agir sur les peuples humains, de faire réagir les foules, et il s'intéresse à des sujets où le monde change, bascule.
Et, enfin, quand le poète dit "je croyais à tous les enchantements", mais il parle en tant que poète, puisque vous connaissez tous ce que c'est qu'un carme, puisque vous reconnaissez le mot "chant" dans "enchantements", puisque le poème est un art aussi de l'envoûtement. Le poète en créant un verbe poétique croyait aussi qu'il allait nous bercer de tous ces enchantements.
Et ici, je m'éloigne fortement des remarques de Bardel sur le caractère imaginatif et romanesque des poèmes de Rimbaud.
Vous prenez la poésie du seizième au dix-huitième siècle, vous avez énormément de poèmes exprimant des relations entre personnes, énormément de poèmes exprimant des émotions amoureuses. Vous avez aussi depuis la nuit des poèmes en vers qui sont des récits : L'Iliade, L'Odyssée, et Victor Hugo entretient la veine épique avec La Légende des siècles, recueil exceptionnel méprisé par les universitaires en général, et les récits ne sont pas que des épopées petites ou grandes, bien des poèmes au dix-neuvième siècle sont des récits d'imagination, plein de poèmes romantiques ou parnassiens racontent de touchants ou voulus touchants instants de vie, et Coppée était en veine de récits réalistes décrivant tendrement les scènes urbaines d'un monde ambiant, avec une compassion pour les victimes de la cruauté du monde. Or, les poèmes de Rimbaud, ils ne racontent pas tellement des péripéties imaginaires, ils sont assez peu des petits récits. Rimbaud privilégie nettement l'élaboration des idées. Quand un poème est un récit quelque peu d'allure biographique comme "Les Poètes de sept ans", il est entièrement alimenté par un souci de mise au point, de bilan critique pour repartir sur des nouvelles bases de poète impliqué dans la vie. Le poème "Le Bateau ivre", il tient un propos sur le voyage visionnaire, il n'est pas un récit divertissant en cent vers. Même s'il est hermétique, il appartient à la littérature d'idées.
Et dès ses débuts, Rimbaud est un poète du monde des idées. Dans "Credo in unam", il ne s'agit pas d'un centon à la mode reprenant gratuitement une marqueterie d'idées convenues de modèles romantiques et parnassiens. Certes, Vénus est une figure mythologique à laquelle on se doute qu'il ne croit pas réellement, mais vous enlevez Vénus à sa croyance vous n'enlevez pas un discours spiritualiste enthousiaste qui vous dit que l'herbe ne pousse pas pour rien, que les planètes existent dans un certain esprit d'avènement du réel, et le poète derrière la personnification de dieux envisage bien l'hypothèse d'une positivité si pas clairement consciente d'elle-même, à tout le moins volontaire, qui peut s'activer en tant que providence s'accomplissant dans le cheminement historique du monde ou des mondes ou des êtres vivants ou des humains, et le poète peut non pas remplacer le divin, mais le prendre de là où il surgit pour apporter sa contribution à son accomplissement.
Que ça vous plaise ou non, c'est ça que dit Rimbaud avec sincérité dans "Credo in unam", et il le dit bien au-delà, il le dit dans "Voyelles", dans des poèmes en prose et dans plusieurs autres poèmes en vers. Alors, vous pouvez dire : "Oui, mais non, le spiritualisme, c'est fini, il y a la science, on n'existe que mécaniquement par hasard, et il y a eu le big bang, le finalisme c'est terminé, et gnagnagni et gnagnagna !"
Mais, moi, j'en ai rien à foutre que vous soyez cons. D'abord, Rimbaud, son contexte, c'est le dix-neuvième siècle, sa foi spiritualiste elle est évidente à la lecture de ses poèmes et de toute façon le positivisme n'a pas réglé la question du mystère de la vie, de l'univers, de la réalité. Sans croyance à un dieu créateur, car ce concept je le trouve absurde, je reste dans la perception que la vie est sacrément mystérieuse. Il y a la perpétuation par une imbrication folle d'espèces, à la fois dans les chaînes alimentaires, mais aussi toute la faune et flore à l'intérieur d'un vertébré. On a des êtres vivants qui font des mathématiques. Et, dans "L'Impossible", Rimbaud le dit encore qu'il ne croit pas le "mouvement égaré". On ne peut pas étudier les poésies de Rimbaud en le dispensant de sa foi en un mystère de providence divine de la vie. Ce n'est pas possible.
Le sonnet "Voyelles", pourquoi en 2003 je soutenais que la succession des couleurs décrivait une aube et certainement pas toute une journée avec cycle aube et couchant ? Parce que "Voyelles", je l'avais compris, est une exaltation de part en part qui ne fait que monter crescendo. Le "O bleu" comme retombée du couchant, c'était stérile. Je ne soutiens plus la lecture d'une description d'une aube, je souligne désormais l'idée de lumière, mais évidemment que le poème passe à l'observation du ciel en découvrant la divinité, en l'occurrence Vénus, qui regarde le poète. Le dernier vers de "Voyelles" décrit littéralement le regard qui se croise entre la créature qui guette et la divinité féminine créatrice de ce monde.
Et j'en viens donc à la comparaison du sonnet "Voyelles" avec l'alinéa qui en parle dans "Alchimie du verbe".
Quand Rimbaud dit : "J'inventai la couleur des voyelles !" Il ne dit pas inventer les voyelles ou le verbe, il dit inventer "la couleur des voyelles". Et c'est un écart important, l'instrument qui ne serait que le Verbe selon Vaillant est devenu voyelles couleurs. Le "A noir", le "E blanc" ne sont ni des voyelles en tant que telles, ni des couleurs en tant que telles. Rimbaud décrit cinq substances ou cinq matières au sens philosophique (par opposition au sens scientifique et technique moderne). Il nomme les cinq éléments primordiaux, il y a une matière ou substance première qui est la lumière, et les cinq éléments primordiaux sont les cinq choses les plus proches de la lumière et à partir de leur combinatoire tous les paysages possibles se forment. C'est ce qui est raconté dans le sonnet "Voyelles".
Est-ce que la prétention du poète est une fanfaronnade gratuite ? Bardel dit que oui, Vaillant dit que non, mais sans rien expliquer.
Il va de soi qu'il y a de l'autodérision dans Une saison en enfer et cela veut dire que même s'il est évident que les propos sont sérieux il va falloir travailler à identifier les pointes ironiques pour bien effectuer l'opération de démarquage ou de décalage qui fait identifier le propos sérieux du poète.
Dans "Voyelles", le poète commence par exposer cinq voyelles couleurs, puis il les nomme chacune l'une après l'autre, en les réduisant à la mention de la seule voyelle, mais à chaque fois il développe les paysages possibles pour chaque lettre. Il faut du coup prendre en considération mentale que le "A noir" n'a rien de concret, mais que c'est une des cinq réalités abstraites perçues ou définies par le poète pour créer tous les paysages du réel.
Evidemment, dans mon étude de "Voyelles", j'ai dégagé des substrats de signification à force de me confronter à chacune des cinq séries d'images : la putréfaction où la vie se refait invisiblement et discrètement pour le "A noir" derrière l'horreur apparente, et ainsi de suite.
Evidemment, les gens ne retiennent jamais que l'emballage : Ah ! Rimbaud a dit que le A allait avec le noir, et patati et patata. Et forcément on arrive toujours à la même conclusion, que rien de cela ne doit être pris au sérieux. Pourtant, en tant que création de poète et non de scientifique, "Voyelles" est une merveille d'organisation intellectuelle qui brasse puissamment de remarquables concepts et de remarquables suites métaphoriques pour décrire un tout organique de l'univers.
Bardel , Reboul et d'autres préfèrent penser que le poème est un jet ironique, pardon un pet ironique, contre les parnassiens et les romantiques. Je n'en crois rien du tout.
Evidemment que c'est un peu gratuit, que c'est un jeu, ce n'est pas de la science, c'est un poème, mais c'est un putain de création intellectuelle pleine de maturité pourtant.
Et, en tout cas, par un biais, je peux commencer à semer le doute dans vos brillantes certitudes. A la suite du sonnet zutique "Paris", le sonnet "Voyelles" est une création qui crée un récit, un discours, en évitant les phrases (sujet et verbe), en évitant l'armature logique utile à l'exposition de la pensée. Le sonnet "Voyelles" par ses juxtapositions maximalise la production d'un sens par des procédés suggestifs de poète. Et vous ne l'avez pas pris au sérieux, vous pensez que c'est un sonnet intelligemment fumiste ! Je remarque que Rimbaud le cite en point de départ de l'alchimie du verbe dans Une saison en enfer.
Expliquez-moi votre point de vue ! Pourquoi ai-je tort ? Pourquoi avez-vous raison ?
Evidemment, dans "Alchimie du verbe", on a droit à la caricature : "je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne". Il est peut-être possible de dire ce que sont les voyelles pour Rimbaud, ce que sont pour lui les consonnes, j'entends à un titre métaphorique un peu décalé, ce qu'est la lumière verbale comme matière, ce que sont la forme et le mouvement. Bonnefoy, cité par Guyaux, a identifié des termes de la théorie aristotélicienne des quatre causes "forme", "mouvement" (force motrice emploie-t-on de nos jours). On peut aller beaucoup plus loin, mais je ne vais pas le faire. On n'a pas des textes de Rimbaud qui justifient de le faire, même si intellectuellement ça marche jusqu'à un certain point. En revanche, je remarque que "rhythmes instinctifs" reprend "rhythmes naïfs", on a bien la preuve que Rimbaud dans son intérêt pour la culture populaire veut cerner des éléments primordiaux dans toute leur fraîcheur. Au plan de la lecture ironique caricaturale, je relève aussi que la phrase : "je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne", renvoie à l'idée de s'emparer des éléments primordiaux pour créer tous les possibles, donc sur le plan de la manipulation poétique d'un verbe couleur (non identifiable humainement en tant que verbe habituel, ou en tant que couleurs habituelles pour les sens) le poète prétend faire un peu comme Dieu qui crée les êtres et les choses de ce monde. Je rappelle que dans "Crimen amoris" Verlaine épingle sous cette forme caricaturale abusive les prétentions de notre satan adolescent : "Ô je serai celui-là qui sera Dieu", et dans "Adieu" (pardon pour la rime), la lecture au premier degré est de cet ordre, quand le poète se reproche d'avoir cru "créer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres", etc.
Il va de soi qu'il convient d'effectuer un léger décalage. En réalité, le poète prétend apporter sa contribution au divin. C'est ce qui est clairement formulé dans le dernier vers de "Voyelles", comme dans "Soleil et Chair", etc.
Le poète ne prétend pas créer la réalité, il prétend découvrir l'identité des voyelles-couleurs en observant la nature et à partir de là enrichir la dynamique divine du monde par ses créations.
Evidemment, la théorie est une création de poète, pas un fait avéré, pas un acquis scientifique. Dans "Voyelles", Rimbaud devrait d'ailleurs plutôt souligner si sa prétention était scientifique les cinq substrats d'idées qu'il a associés à ses voyelles-couleurs. L'idée géniale, c'est l'articulation pour raconter le tout organique de la vie de la putréfaction, de la pureté du don qui touche les êtres, du jaillissement intérieur, du plan terrestre naturel et du plan cosmique jusqu'à l'échange entre la créature et le créateur, avec une circularité qui établit des rapports subtils entre les cinq séries d'images. Dire "A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu", c'est tout de suite sans grand intérêt de découverte. Dire : "je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne", cela implique un rôle des consonnes pour diffuser les voyelles envisagées comme des couleurs, mais dans les faits Rimbaud il écrit des poèmes en employant la langue française du monde qui lui est ambiant, telle qu'elle lui est aléatoirement parvenue, il emploie son répertoire de mots tels qu'il est, il emploie plus couramment des mots plus courants comme tout le monde, il subit le fait de ne pas pouvoir régler les voyelles et les consonnes à l'intérieur des mots choisis, il subit le fait que les mots doivent être choisis en fonction de leurs sens et en fonction de la grammaire et donc ne peut pas dire que tout vient du réglage rythmique des voyelles, consonnes et virgules. Le problème, c'est que les rimbaldiens ont définitivement refusé de prendre au sérieux les propos de Rimbaud, du coup, alors qu'en fait il y a réellement un jeu de cet ordre dans la poésie rimbaldienne. La juxtaposition de groupes nominaux sensible dans "Voyelles" prouve qu'il y a eu une recherche de cet ordre, et ça concerne bien sûr "Le Bateau ivre", et j'en arrive à un autre aspect important de la question. Rimbaud veut une poésie d'idées qui influence les gens, mais il écrit de manière hermétique. Toute sa production est hermétique, et il en était inévitablement bien conscient. Plus précisément, il a voulu cet hermétisme. Cela veut bien dire que Rimbaud a expressément pensé son art en tant qu'une production instinctive du sens. Il devait par exemple se dire qu'un sens explicite braquerait les gens contre son propos, il préférait une parole hermétique influençant les gens par séduction immédiate, il essayait de trouver un moyen d'action par une séduction verbale première, l'explication ensuite ne venait qu'après un effet assuré de conviction et séduction sur le lecteur.
Vous êtes de sacrés rigolos de ne pas comprendre ça en lisant Rimbaud, les lettres du voyant, et "Alchimie du verbe", il y a un moment où vous manquez de lucidité, de bon sens. Et, évidemment, le constat est amer dans "Alchimie du verbe", car ça n'a pas fonctionné. Mais quand Rimbaud écrit le 15 mai 1871 sa lettre à Demeny il est foncièrement enthousiaste. Il y croit à la possibilité des idées exaltées qu'il formule. Il croit qu'il va dans une bonne direction, il a été flatté par ses lectures de Victor Hugo, de Michelet ou Quinet qui racontent des récits historiques teintés d'une foi un peu mystique, et Michelet il s'intéresse à l'histoire des masses, à un développement méconnue d'une histoire des laissés-pour-compte, etc. Rimbaud, tout jeune, il s'est positionné là-dedans dans l'espoir bien réel de trouver la formule. Bien sûr que Victor Hugo joue une pose et que Rimbaud en était conscient, mais réellement Rimbaud a cru qu'il y avait un véritable moyen de parvenir à produire une poésie visionnaire digne de ce nom. Il se disait qu'il allait trouver ce qui pouvait l'être en ce sens. C'est évident qu'il a fait des recherches à tâtons en ce sens. Le constat amer est bien réel dans Une saison en enfer, et il ne faut pas trouver simplement le mépris autocritique évident, il faut mesurer plutôt l'ampleur dévastatrice de la désillusion.
Bien sûr que les formules dans "Alchimie du verbe" comme dans "Adieu" sont exagérées, sont de la caricature, mais ça tourne autour de réelles expériences tâtonnantes esquissées par Rimbaud.
Rimbaud n'arrivait pas à "être accessible [...] à tous les sens", mais il cherchait le moyen d'y parvenir. Il était jeune et ambitieux.
Il n'y a aussi aucune honte à avouer son impasse.
Mais, je voulais dire un mot sur la fin d'Une saison en enfer où le poète joue à nouveau la pose d'un Christ. Il ne possède plus tous les paysages possibles, mais il lui est loisible de "posséder la vérité dans une âme et un corps." Alors, les rimbaldiens sont là à dire des inepties : "Oui, euh ?, la vérité est à la fois dans une âme et un corps, donc il dénonce le dualisme, il dépasse le dualisme." Mais n'importe quoi ! D'abord, la distinction entre monisme et dualisme a une implication lingusitique. Si Rimbaud emploie le couple de mots "âme" et "corps", c'est qu'il avoue ne pas connaître de mot pour se dispenser du couple "âme" et "corps". Il formule une phrase dualiste, et Mario Richter et d'autres vont vous dire contre l'évidence que c'est une phrase moniste. Alors, on peut faire le pitre façon Henri Meschonnic, le poème est à la fois forme et sens, il est forme-sens, n'est-ce pas ? Il va de soi que dans son cas le concept de "forme-sens" comme monisme, c'est de la farce.
En tout cas, je vous invite à lire des écrits chrétiens, et notamment de l'époque de Rimbaud. Par exemple, sur le mythe gaulois, Vaillant dans son essai cite Michelet, Augustin Thierry et Martin dont je viens d'oublier le prénom et que je connaissais pour ainsi dire pas. Sur la page Wikipédia de ce Henri Martin, dans la bibliographie on a un ouvrage consultable en ligne qui date de 1872 où vous trouverez une critique engagée des thèses de Martin avec des affirmations sur le lien du christianisme avec la science. Oui, oui, la science finira par prouver le christianisme, c'est dit en toutes lettres dans cet ouvrage. Vous trouverez une association de la charité à la mort, parce que l'exercice de la charité c'est aussi ne pas avoir peur de la mort, vous trouverez enfin l'idée que le Christ est vérité, ça ne vous surprendra pas, gens cultivés ?
Et donc, la dernière phrase d'Une saison en enfer est d'autant plus formulée sur le mode du dualisme chrétien qu'elle est blasphématoire, puisque si au poète il est "loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps" face à une société chrétienne mensongère, c'est que le Christ n'est pas vérité.
Et, ce qui est amusant, c'est le mouvement de balancier de Rimbaud quand il discourt, il fait son autocritique sévère, mais à la fin il s'admire quand même en personne qui sait mieux que la foule ce qu'est le mensonge et si pas la vérité dans quelle direction on peut espérer aller pour y accéder un jour. Il rejoue au mage. Il se dit qu'il a tellement donné que, malgré son échec, il est tellement intellectuellement puissant, il a tellement bien raisonné qu'il reste le plus fort des mages, celui qui en sait plus et qui pourrait nous l'enseigner...
Voilà pour une lecture du début de "Alchimie du verbe" et de "Adieu" qui surclasse de très loin tout ce qui a été publié jusqu'à présent.
Quelques coquilles, mais j'ai édité tout de suite pour mettre deux idées oubliées, là je laisse l'article tel qu'il est avec sa puissance sidérante, je corrigerai les coquilles plus tard.
RépondreSupprimerEh oui, le refrain des Lacs du Connemara est un plagiat méconnu du Blue rondo à la turk, avec une influence significative de la version lourde du groupe The Nice. J'ai découvert ça tout seul, ce n'est pas connu vu mes recherches sur le net. Voici une autre pépite que j'ai découverte en faisant l'article. J'avais trouvé tout seul que "Yesterday" était un peu un plagiat d'une chanson de Nat King Cole, mais depuis avec internet je sais que c'est connu. Mais toujours en 1965 Mc Cartney a repris ostensiblement sans le déclarer une mélodie d'un succès du début de l'année 1965. Looking through you reprend des éléments d'une chanson des Seekers "A world of our own", écart d'avril à décembre. Et cette fois, ce n'est pas connu. Bon, je vais candidater pour travailler à la Sacem.
Une idée géniale que je viens d'avoir et qui aurait dû être dans l'article. Dans "L'Eclair", le poète dit que au dernier instant, il attaquerait à droite, à gauche, et c'est exactement ce qu'il fait dans la phrase finale de "Adieu", il raille le christianisme comme vérité prouvable par la science. On retrouve aussi l'idée de langue du poète tellement perfide de "Mauvais sang", on retrouve l'idée de "chute" en fin de poème, une chute très forte, spectaculaire, et qui justifie la dédicace à Satan, l'appellation de carnet de damné et de "hideux feuillets".
RépondreSupprimerDe plus, on a cette fois l'explication des italiques comme citation de la parole chrétienne. et c'est bien en accord avec les italiques de "et qui seront jugés".
Rimbaldien numéro 1 : - Mais est-ce qu'il a raison ? Non... il ne le faut pas.
RépondreSupprimerRimbaldien numéro 2 : - J'ai la gueule de bois.
Rimbaldien numéro 3 : - Oui, mais je pensais pareil, j'avais écrit en 1994 une phrase qui laissait entendre que...
Rimbaldien numéro 4 : - Bon, ça, il ne faut pas le relayer.
Rimbaldien numéro 5 : - Heureusement qu'on a passé le message de ne plus jamais citer son blog.
Rimbaldien numéro 6 : - Quelle prétention imbuvable !
Rimbaldien numéro 7 : comment on va faire maintenant ?
Rimbaldien moutonnant jusque sur l'encolure : - de toute façon, si c'était intéressant ce qu'il dit, il serait cité, il ne l'est pas, donc c'est qu'un farfelu de plus.