Dans le sonnet "L'Eclatante victoire de Sarrebruck", il est question du personnage comique appartenant au genre de la caricature Pitou :
[...] Pitou remet sa veste,Et tourné vers le Chef, s'étourdit de grands noms.
Le nom a une consonance amusante, mais il s'agit du nom même d'un personnage historique dont la caricature s'inspire. Louis-Ange Pitou est un chansonnier qui, sous la Révolution, défend publiquement le royalisme. Je vais en parler plus en détail. Dans son livre Rimbaud et la ménagerie impériale, Steve Murphy fournit une étude détaillée du sonnet, mais au sujet de Pitou il s'en tient à des informations lacunaires. Murphy cite le personnage historique chansonnier royaliste, il cite le personnage de caricature qui s'en inspire et il cite le roman d'Alexandre Dumas qui s'est inspiré du personnage en lui reprenant son nom, le roman Ange Pitou paru en 1850 que je possède, mais n'ai pas encore eu le temps de lire.
Le roman Ange Pitou fait partie d'un ensemble écrit avec Maquet qui comporte des titres plus célèbres Joseph Balsamo, Le Collier de la reine, Ange Pitou et La Comtesse de Charny. Toutefois, le personnage inventé par Dumas n'a guère à voir avec le personnage historique ni avec la caricature de Rimbaud, si ce n'est qu'il vit à l'époque de la Révolution française et protège la famille royale d'insurgés.
On peut penser que Rimbaud ne connaissait que le Pitou des caricatures de son époque, tandis que l'influence du roman de Dumas est peu probable étant donné l'écart de conception des personnages. Notons que le Pitou historique était royaliste, alors que dans le sonnet de Rimbaud il "s'étourdit de grands noms" devant le "Chef", autrement dit l'Empereur.
En clair, Rimbaud ne doit pas penser au Pitou historique. Ceci dit, Rimbaud a pu dans l'absolu se renseigner sur l'origine de Pitou. Il cite ce personnage dans une de ses compositions, il a pu chercher à dominer cette référence. Puis, dans la suite du sonnet, il y a un détail troublant. Face au "schako", Boquillon arrive en "présentant ses derrières" et cela finit en calembour : "Vive l'empereur de quoi ?" Autrement dit, "vive l'empereur de mes fesses", que cette dernière mention soit anachronique ou pas, le calembour et l'idée satirique sont dans le sonnet. Mais donc c'est Boquillon et non Pitou qui montre ses derrières. Or, il existe des anecdotes sur le personnage historique de Pitou, qui vraies ou non, circulaient, selon lesquelles il était reproché à Pitou de montrer souvent ses derrières. Je possède le livre en version abrégée Voyage forcé à Cayenne, dans les deux Amériques et chez les anthropophages par Louis-Ange Pitou, par l'éditirce Sylvie Meissinger, paru en 1962 au Club Français du Livre et réservé à ses abonnés. A la page 2 de l'avant-propos, voici ce que je lis :
[...] L'acte d'accusation précise que, non content de "débiter des couplets contre le corps législatif, la République, les républicains, le Directoire et contre toutes les autorités constituées, il accompagne ses chants et commentaires de gestes indécents, ne cessant de mettre la main à son derrière en parlant de la République et des républicains". Sur ce dernier point, Pitou s'est expliqué : embarrassé de ses mains, comme tout chanteur, il avait pris l'habitude de porter souvent la main à sa poche, d'où cette interprétation incompatible avec son esprit, souvent léger, jamais vulgaire.
C'est impressionnant comme c'est en phase avec le propos sur "l'Empire de mes fesses" du sonnet "L'Eclatante victoire de Sarrebruck".
Royaliste hostile à la Révolution et chansonnier, Pitou a été condamné à l'exil et envoyé à Cayenne, ce qu'il raconte dans son livre biographique paru autour de 1805-1806, avec la deuxième édition de 1807 consultable sur le site Gallica de la BNF.
Je n'ai pas encore lu ses chansons. Le témoignage biographique en prose détrompe mes attentes. Je m'attendais à un récit haut en couleurs, mais non ! C'est très bien écrit, avec le style du dix-huitième siècle. Peu d'adjectifs et de compléments détachés dans la phrase. On a un enchaînement rapide par les verbes nombreux, c'est typique de la langue classique, avec un peu de parallélisme dans les constructions à l'aide de gérondifs, avec de la succession verbale rapide, etc. On a un vocabulaire pointu et précis dans la description. En même temps, il n'y a aucun émotion qui transpire, même dans les moments pathétiques et tragiques, c'est une écriture formulaire, distanciée et sans humeur du dix-huitième siècle. On a quelques passages à la Lamartine ou à la Chateaubriand, mais dans le style dépouillé et direct du dix-huitième siècle. On sent le style d'une époque, encore classique et pas trop appuyé, mais avec un peu de cette nouvelle manière de regarder le monde avec un peu de fascination naissante.
Puis, le sujet historique est vraiment curieux. La Révolution oppose bien évidemment deux mondes moraux ambiants, et les acteurs ont connu l'un et sont passés à l'autre. On voit le personnage qui n'était plus repassé dans des villes de son enfance depuis plus longtemps encore que 1789, et il oppose bien évidemment le passé au présent, avec l'incroyable changement qui s'est opéré. Il décrit les sociétés dans lesquels il passe en tant que banni. On voit comment vit une société qui a appartenu à l'Ancien Régime, qui vit sous le Directoire, et qui, quelle que soit ses positions politiques, tient compte pour ses intérêts personnels de l'autorité du pouvoir en place. On voit les comportements humains et inhumains qui se jouent autour de la situation nouvelle. Et il y a quelques traits d'esprit. Par exemple, en voyant arriver le défilé des bannis, les gens ferment leurs fenêtres, peut-être pour pleurer en liberté.
On est immensément loin du personnage caricatural et c'est une vraie surprise à la lecture.
Je n'ai lu encore que le tout début du livre. Nous ne sommes qu'à Rochefort, pas encore en Amérique donc.
Les comparaisons avec Une saison en enfer sont amusantes à faire. Pitou est un royaliste qui donc "s'est armé contre" le Directoire, la République, etc. Il est en décalage par rapport à la population, et il voyage, souvent sans menottes, mais en tant que banni qui part en exil et doit rejoindre le port, et il rencontre un peuple qui soit a de la sympathie, soit le juge. Le début du titre "Voyage forcé à Cayenne" n'est pas sans ressembler à l'assemblage comique "saison en enfer". Il y a deux autres rapprochements que je tiens encore à faire avec Une saison en enfer même si je n'en suis qu'au début de ma lecture et même si fondamentalement on peut dire que les deux ouvrages n'ont rien à voir l'un avec l'autre, au plan de la recherche des sources au sens strict.
Tout de même, j'ai ouvert le livre à la dernière page du récit et je vous cite les deux derniers paragraphes où il est difficile pour un rimbaldien de ne pas songer à "Adieu" dans Une saison en enfer :
[...]Nous voilà au port... La force armée nous entoure pour nous conduire à la municipalité, et de là à l'amirauté. Nous fûmes libres sur parole et remis au lendemain ; au bout de deux jours, nous fûmes renvoyés tous les trois au préfet de Rouen qui nous donna aussitôt des passes pour nos départements. Ce n'est que là que nous fûmes dégagés de toutes les entraves. Là, nous respirâmes librement ; là, nous nous dîmes en nous embrassant : nous voilà donc dans notre patrie ! Nous nous séparâmes.Je pris la route de Poissy et arrivai à Paris à dix heures. Je trouvai beaucoup d'amis absents, quelques-uns de morts ; il m'en reste encore de sincères et c'est toute ma fortune...
Il est même question d'une barque dans le paragraphe qui précède. Dans "Adieu", la barque est tourné vers le port, et le poète libéré des entraves infernales retourne aux "splendides villes" dont il était exilé jusque-là en quelque sorte quand il en appelait à la boue sur elle, etc. Rimbaud se compare précisément à un "forçat" à certains moments, et dans "Adieu" il tourne le dos à l'enfer ce qui veut dire qu'il revient vivre dans ce monde de la beauté qu'il avait fui, celui des "splendides villes" qu'il sait enfin saluer, mais non sans réserve ironique, et, si Pitou se demande où sont passés les amis d'antan et qui est sincère ou ne l'est pas, Rimbaud parle de leur absence et du mensonge des autres face à lui la vérité.
Je trouve la symétrie entre les textes fascinante.
Et le dernier rapprochement dégage une symétrie cette fois entre les débuts.
Dans "Mauvais sang", le poète lâche la phrase excessive : "Pas une famille d'Europe que je ne connaisse !" C'est hyperbolique, et en même temps ça ressemble à des phrases qu'on peut entendre mais dont on n'a pas comme ça un exemple en tête à citer qui soit précis et clair. Rimbaud a d'autres emplois dans la Saison de ce tour exagéré : je les reconnais tous, j'ai tous les talents, etc., etc. Or, au début de la relation de Pitou, j'ai relevé une phrase qui a l'intérêt de ressembler quelque peu à la phrase absolue de Rimbaud, mais sur un mode plus réaliste (notez l'emploi archaïque de l'auxiliaire avoir dans "J'ai resté") :
[...] J'ai obtenu la liberté de voyager dans ce vaste pays ; j'ai resté à Sinnamary et à Konanama ; j'en ai tracé le plan sur les lieux, et il n'y a pas une famille de déportés à qui je ne puisse donner des nouvelles certaines du genre de vie ou de mort des personnes qui les intéressent. [...]
Je n'affirme pas que Rimbaud se soit inspiré directement de cet extrait du récit de Pitou. Ce qui m'intéresse, c'est de m'interroger sur les origines profondes du récit littéraire d'Une saison en enfer. Il y a une tradition à laquelle est redevable Rimbaud et qui nous échappe complètement à nous lecteurs du troisième millénaire qui ne connaissons le dix-neuvième siècle que par un petit pourcentage de lectures classiques.
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