mardi 5 août 2025

Article "speed" 1 : Pétition d'un voleur à un roi voisin

 Je faisais part il y a quelques jours dans un précédent article de ma perplexité devant l'ouvrage Mémoires d'un chef de la Police de Sûerté sous le second Empire sous le nom d'auteur Monsieur Claude. Je possède un abrégé de ce livre dans la collection Texto Le goût de l'histoire paru en 2009 aux éditions Tallandier. L'ouvrage est édité sur le principe du fac-similé, on dirait. L'ouvrage est écrit en caractères bien gras dans une présentation typographique ancienne. Il y a plein de reproductions de gravures insérées, etc.
Je vous lis l'accroche sur la quatrième de couverture :
 
Mêlant les ingrédients du feuilleton rocambolesque, du roman d'aventure et du livre d'histoire, monsieur Claude, chef de la Police de Sûreté de 1859 à 1875 (1807-1880), consigne avec art et précision ses souvenirs de premier policier de France. Ainsi, au cours d'une carrière aussi longue que palpitante, il croise Lacenaire, l'escroc psychopathe et romantique, Adolphe Thiers, de la protection duquel il jouit, et Napoléon III, dont il salue le redoutable système d'espionnage. D'épisodes insolites en personnages inquiétants, conjuguant petite et grande histoire, monsieur Claude raconte trente-cinq années de secrets policiers, d'intrigues politiques et de scandales de mœurs, depuis l'attentat d'Orsini jusqu'à l'effondrement de la Commune et les débuts agités de la IIIe République.
 Le livre commence par une "Note de l'éditeur", mais d'époque, où il est quiestion d'un passage de La Lanterne "du 4 avril 1880" :
 
Nous apprenons la mort de M. Claude, ancien chef de la police de sûreté. Avant de mourir il aurait bien fait de donner quelques leçons à M. Macé, relativement à la façon dont il faut s'y prendre pour arrêter les assassins. Peut-être y a-t-il cependant des notes ou des Mémoires. Si la famille se décide à les publier, tout ne sera pas perdu.
 
Et l'éditeur après cette citation reprend triomphant :
 
Rien n'est perdu puisqu'il y avait, en effet, des Mémoires. On a parfois douté de leur authenticité, ou du moins que M. Claude en eût écrit l'intégralité. Une lecture attentive fait apparaître assez nettement ce qui a pu être "développé" par la famille, et ce qui, au contraire, a les plus grandes chances d'être issu, tel quel, des carnets de notes du policier retraité. Faut-il dire que notre choix a précisément porté sur ces fragments, ceux qui d'ailleurs donnent des bas-fonds et dessous de l'époque l'image la plus précise et la plus saisissante.
 
Par quel tour de passe-passe, la mention "M. Claude" reprise telle quelle par l'éditeur est devenue le nom d'auteur : "Monsieur Claude" au détriment des prénoms ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire invraisemblable d'une famille qui brode le récit d'une partie des mémoires en y insérant les notes authentiques ? La lecture que j'ai faite de l'ouvrage est en contradiction avec ces propos. Ou plutôt, le récit, même dans les bas-fonds, est tout le temps romanesque, ce qui fait qu'on ne peut pas repérer les moments où la note serait juste.
L'ouvrage est purement et simplement un faux.
J'ai droit à vingt-quatre chapitres, mais je pense que je n'ai pas une édition complète. Je n'ai pas tout lu pour l'instant, je me suis concentré sur les deux premiers chapitres, tous deux autour de Lacenaire, sur le troisième "Le prince Rodolphe et le prince Louis" qui consiste à dire que le prince Rodolphe d'Eugène Sue s'inspire des débuts d'aventurier de Louis-Napoléon Bonaparte, et sur les chapitres consacrés à l'affaire de Pantin avec Troppmann et la famille Kinck : chapitres XIV à XIX. Je n'ai pas lu le reste, mais le chapitre XX est consacré à Victor Noir. Vous avez l'attentat d'Orsini au chapitre V. Je vous passe le détail des autres : boucher Avinain, chasseurs de femmes, vampire, La Pommerais, etc.
Les deux premiers chapitres sur Lacenaire sont d'emblée très suspects. Monsieur Claude n'occupe encore aucun poste qu'il fait la rencontre de Lacenaire et flaire déjà le mauvais sujet. N'occupant aucun poste important, il se retrouve à jouer un rôle décisif dans l'identification de Lacenaire lors du second chapitre, sachant que c'est leur troisième rencontre par hasard.
Bref, rien de crédible dans ce récit.
Toutefois, les extraits du poème cité avaient l'air authentique. Et ce poème n'apparaît pas à la suite des Mémoires de Lacenaire, ni apparemment dans le livre de Cochinat que j'ai pu sonder et qui reprend les poèmes parus jadis à la suite des Mémoires. En clair, acheter les Mémoires de Lacenaire ne garantit pas d'avoir accès à ses poésies complètes, on n'a accès qu'à ce qu'il a écrit en prison.
J'ai effectué une recherche. Monsieur Claude s'appelle Antoine François Claude et il a une rubrique qui lui est consacrée sur le site Wikipédia. Il y est dit que les mémoires sont considérés comme apocryphes, ce qui manque un peu de conviction, et qu'il s'agirait d'un écrit du romancier Théodore Labourieu né en 1824. Notre faux a été publié en dix volumes de 1881 à 1885. Puis, nous avons un petit paragraphe avec un argument pour soutenir qu'il s'agit d'un faux, il est question de sa participation au coup d'état du 2 décembre 1851 :
 
Le narrateur évoque la pression hiérarchique et des scrupules personnels pour justifier sa participation à l'événement. Or, les documents démontrent que Claude ne s'associa pas aux deux seuls commissaires démissionnaires (sur quarante-huit) et qu'il compta parmi les agents les mieux récompensés financièrement pour leur zèle durant le coup d'Etat présidentiel.
Je vous épargne tous les moyens que j'ai de critiquer l'authenticité de ces Mémoires : écriture romanesque pour les faits comme pour les dialogues et les confidences psychologiques ou morales, dates en contradiction entre le récit et les faits décrits dans les premiers chapitres sur Lacenaire, etc. Il y a même des anomalies de datation entre l'année de naissance de Claude et son âge.
Passons à la rubrique sur Lacenaire du même site internet. Le 29 septembre 1833, Lacenaire qui est incarcéré avec des militants républicains fait publier sa Pétition d'un voleur à un roi voisin dans le journal La Glaneuse, mais sans nom. Dans le faux des Mémoires de monsieur Claude, Lacenaire se plaint auprès de Claude, alors un personnage sans importance pourtant, de l'aider à revendiquer qu'il est bien l'auteur de cette chanson qu'un autre s'attribue. Et quand Lacenaire est arrêté sous un faux nom, le manuscrit de ce poème le fera tomber.
Le poème est cité sur plusieurs sites sur internet. Je vous en fais une transcription :
 
Sire, de grâce, écoutez-moi :
Sire, je reviens des galères...
Je suis voleur, vous êtes roi,
Agissons ensemble en bons frères.
Les gens de bien me font horreur,
J'ai le cœur dur et l'âme vile,
Je suis sans pitié, sans honneur :
Ah ! faites-moi sergent de ville.
 
 Bon ! je me vois déjà sergent :
Mais, sire, c'est bien peu, je pense.
L'appétit me vient en mangeant :
Allons, sire, un peu d'indulgence.
Je suis hargneux comme un roquet,
D'un vieux singe j'ai la malice ;
En France, je vaudrais Gisquet :
Faites-moi préfet de police.
 
Grands dieux ! que je suis bon préfet !
Toute prison est trop petite.
Ce métier pourtant n'est pas fait,
Je le sens bien, pour mon mérite.
Je sais dévorer un budget,
Je sais embrouiller un registre ;
Je signerai : "Votre sujet",
Ah ! sire, faites-moi ministre.
 
Sire, que votre Majesté
Ne se mette pas en colère !
Je compte sur votre bonté ;
Car ma demande est téméraire.
Je suis hypocrite et vilain,
Ma douceur n'est qu'une grimace ;
J'ai fait... se pendre mon cousin :
Sire, cédez-moi votre place.
Il faut avouer que c'est bien écrit et piquant, ça a plus d'intérêt que bien des chansons vaseuses de Béranger. C'est croustillant.
La demande insolente est un peu entre la demande de Marot au roi et la lettre du 13 mai de Rimbaud à Izambard : "ne vous mettez pas en colère". Je médite actuellement sur les images du chien dans "Les Assis" et "Les Pauvres à l'église", et ici j'ai une comparaison "Je suis hargneux comme un roquet" qui m'invite à lire de la poésie populaire mais éphémère du XIXe siècle...
On pense aussi à Hugo et à Banville "Je suis voleur, vous êtes roi", nous faisons presque le même métier en somme. On pense aussi à Une saison en enfer : "Les gens de bien me font horreur".
En même temps, avec une telle sollicitation auprès du roi, on comprend que Rimbaud prenne soin dans "Mauvais sang" de dire qu'il ne veut pas être un criminel. Sa révolte perdrait de son sens s'il jouait à son échelle la partie corrompue des puissants.
Mais, évidemment, ce qui est frappant, c'est la mention clef du titre de "sergent de ville".
Dans le sonnet en vers de six syllabes "Paris", connerie zutique, Rimbaud mentionne Troppmann, qui est un nouveau Lacenaire au plan criminel. Lacenaire et Troppmann ont tous deux finis dans le "Panier des Grâces", et Rimbaud par l'énumération confond tous les noms qu'il cite avec celui de Troppmann et finit par mentionner les terribles "Sergents de ville". Jusqu'à un certain point, les deux poèmes n'ont rien à voir, mais il y a une certaine représentation du sergent de ville. Il m'est impossible d'affirmer que Rimbaud a écrit "Sergents de ville" en songeant au poème de Lacenaire, mais il n'est pas interdit de comparer les deux poèmes dans l'absolu de toute façon. Notez aussi qu'on a à chaque fois une comparaison avec les empereurs. Ici le parallèle "Panier / Des Grâces" et "Enghiens / Chez soi" rappelle le meurtre du duc d'Enghien par Napoléon Premier. Je ne crois pas délirer en ressentant ce parallèle à la lecture. On a le parallèle de Troppmann et Victor Noir dans la presse de 1869, et plus aléatoirement le récit attribué à monsieur Claude passe de l'arrestation de Lacenaire à la découverte des actes dans les bas-fonds du futur Louis-Napoléon. Le "Soyons chrétiens" à proximité du rejet "chez soi" donne sa mesure satirique au sonnet rimbaldien. Je précise toutefois que, dans ma lecture spontanée, je considère le sonnet de Rimbaud comme un relief mimétique d'un journal où se succèdent sans ordres des faits divers avec des noms de victimes et de criminels, des sections de poèmes, des extraits de feuilletons en cours, des pages sur l'actualité littéraire et théâtrale, des mentions politiques, des publicités, etc., des articles sur la vie parisienne. Il me semble assez évident que c'est ce montage artificiel avec sa magie aléatoire que reproduit le poème de Rimbaud, lequel est mis bien sûr sous la conduite d'un fil directeur satirique qui organise néanmoins le tout.
 
Al. Godillot, Gambier,
Galopeau, Volf-Pleyel,
- Ô Robinets ! - Ménier,
- Ô Christs ! - Leperdriel !
 
Kinck, Jacob, Bonbonnel !
Veuillot, Tropmann, Augier !
Gill, Mendès, Manuel,
Guido Gonin ! - Panier
 
Des Grâces ! L'Hérissé !
Cirages onctueux !
Pains vieux, spiritueux !
 
Aveugles ! - puis, qui sait ?
Sergents de ville, Enghiens
Chez soi ! - Soyons chrétiens !
 Par ailleurs, j'ai observé une autre coïncidence troublante, mais tellement de l'ordre de la coïncidence qu'elle ne renforce pas du tout l'idée que Rimbaud s'inspire à un quelconque moment de Lacenaire. Dans les poésies publiées par Cochinat, on a un poème en argot des prisons, suivis d'une traduction en langage courant, et il y figure le mot "valade" à la rime, ce qui n'a pas manqué de m'amuser, vu que face au "Lys" de Rimbaud Valade a composé un quatrain "Autres propos du cercle" où il se mentionne mais pas à la rime, c'est Mérat qui rime avec "verrat" dans ce quatrain. Or, Rimbaud a composé deux quatrains intitulés "Vers pour les lieux" et attribués à Mérat, du moins selon les témoignages et reconstitutions qui nous sont parvenus de ces deux quatrains. Et dans celui en alexandrins, Rimbaud cite Kink et Troppmann justement.
Je n'ai pas envie de m'emballer et d'affirmer que les poèmes de Lacenaire sont en tiers entre les allusions à Troppmann et les subtilités littéraires de "Vers pour les lieux" et "Paris". Je ne vais pas faire comme Cornulier sur "Vénus anadyomène".
Le quatrain de "Vers pour les lieux" est, je le rappelle, composer comme une devinette :
 
Il est dit au premier vers que Troppmann détruisit Henri Kinck (difficile de ne pas penser à "King") et que cela s'est fait sur des toilettes aussi mal conçues que celles sur lesquelles chie le poète, visiblement dans un bar rue de Cluny. Le troisième vers est un calembour : le con de Badingue et le con d'Henri V" sont dignes de cet "état de siège", ce qui veut dire que Rimbaud passe de Troppmann / Badingue à son con et de Henri Kinck / V à son con, et l'état de siège signifie des chiottes en si mauvais état que leur merde éclabousse les cons de Badingue/Troppmann et de Henri V the king. C'est comme ça que je comprends le quatrain, et donc j'aimerais savoir ce qui historiquement peut s'approcher de la destruction de Henri V par Badingue dans la presse ou l'actualité de l'époque...

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