lundi 11 août 2025

Les "corruptions inouïes" de juillet 1871

Il y a quelques jours, je réagissais à un article paru sur le blog Rimbaud ivre à propos de la Lettre de Valade à Blémont. Je citais deux extraits de la biographie Rimbaud de Pierre Petitfils pour souligner que Petitfils s'était servi du témoignage de Delahaye pour inventer la lecture publique par Rimbaud du poème "Le Bateau ivre" lors du dîner des Vilains Bonshommes à la toute fin du mois de septembre. C'est un premier point à bien prendre en considération. Le biographe Petitfils invente la lecture du "Bateau ivre" à ce dîner. Et comme cette biographie a eu une diffusion importante à la fois auprès des rimbaldiens de l'époque, et aussi auprès du grand public, cela a fixé une représentation fantasmée en vérité biographique. Et on a eu un emboîtement de mensonges, celui de Delahaye relayé par celui de Petitfils, puisque Delahaye cherchait clairement à se donner un rôle, jusqu'à prétendre avoir recopié des poèmes de Rimbaud dans des lettres adressées à Verlaine !!! Il n'avait pas mille places biographiques à exploiter, ce fut celle-là.
Mais, les lettres de Valade d'octobre 1871 à Blémont et Claretie témoignent de ce que l'assistance a lu ou découvert des extraits poétiques de la plume d'Arthur Rimbaud ce jour-là. Verlaine a présenté Rimbaud à l'ensemble des invités, il y a eu un moment oratoire de la part de Verlaine. Valade ne dit rien de tel au sujet de Rimbaud, ce qui ne plaide pas pour une lecture publique de sa part. Valade évoque un discours de Verlaine, et non une intervention de Rimbaud. Le plus logique, c'est que Verlaine a fait lire des poèmes de Rimbaud à certains, on peut aussi envisager que Rimbaud lui-même a exhibé des manuscrits, les a fait circuler, mais le parrainage me paraît plus naturel dans ce genre de circonstances et vu l'attitude de réserve agressive sur laquelle préférait se tenir Rimbaud en général.
En tout cas, peu importe, des manuscrits ont été lus par quelques-uns, dont Soury, Hervilly, Valade et Maître. Valade précise tout de même que cela fait déjà trois semaines qu'il est confronté au phénomène  Rimbaud. En clair, il ne faut pas partir bêtement sur l'idée que Rimbaud se fait découvrir à ce dîner grâce à Verlaine, il y a toute une activité en amont. C'est tout au long des deux ou trois semaines qui précèdent ce dîner que Rimbaud s'est fait connaître de membres de ce dîner, et on peut aussi estimer que la présentation de Rimbaud par Verlaine commence avant le dîner, en se rendant sur les lieux, sur le pas de la porte, sur le trottoir même, etc. Il est aussi clair que, une fois Rimbaud présenté, des petits groupes se forment autour de Verlaine et Rimbaud pour satisfaire leur curiosité. Nous n'avons pas affaire à la chronologie des faits dans la lettre de Valade à Blémont, nous ne savons pas si les réactions de Soury et d'autres se font devant toute l'assemblée dans les secondes qui suivent la présentation oratoire faite par Verlaine. Tout ça, c'est du domaine de l'interprétation. Nous n'avons que des bribes.
Il y a face à cela le témoignage d'Armand Silvestre que Jean-Didier Wagneur a fait remonter, et Armand Silvestre disait avoir reçu de Rimbaud un manuscrit des "Effarés". Le témoignage de Silvestre a un point solide pour lui. Silvestre écrit cela après la mort de Rimbaud, un peu avant le vingtième siècle, en ignorant l'existence du quatrain "Lys" parodie zutique déclarée de Silvestre qui figure vers le tout début de l'Album zutique avec des indices d'un report manuscrit antérieur au 18 octobre et au 22 octobre, dates mentionnées dans les transcriptions zutiques ultérieures.
Je me méfie tout de même un peu du témoignage de Silvestre. Je ne trouve pas évident d'admettre qu'il a réellement reçu un manuscrit personnel des "Effarés" surtout que Silvestre semble reproduire à la virgule la version publiée à son époque dans le Reliquaire. Je n'ai pas vérifié au détail près, mais il y a une coïncidence un peu grosse à ce sujet. L'échange avec Silvestre relève tout de même d'une forte probabilité, vu les précisions de son témoignage, la suite à venir du quatrain "Lys" et vu que le poème "Les Effarés" n'est pas n'importe quel poème cité. Silvestre ne connaissait rien des débats sur les datations des poèmes de Rimbaud et sa base de départ c'est six poèmes publiés dans Les Poètes maudits, éventuellement sa connaissance ensuite du "Coeur volé", des "Premières communions", de "Paris se repeuple" et de "Tête de faune". Ce sont les poèmes cités par Verlaine dans "Pauvre Lélian" ou bien cité pour quelques vers dans l'étude sur Rimbaud lui-même, ou bien le poème "Les Premières communions" est le poème en vers réguliers publié par la revue La Vogue en 1886.
Silvestre ne commet pas l'erreur de citer, ce qui pour un rimbaldien actuel serait une imprudence, "Voyelles", "Oraison du soir", "Le Bateau ivre" ou "Tête de faune". Il cite précisément le seul poème de 1870 que Rimbaud a conservé ultérieurement dans un portefeuille de poèmes recopiés pour l'essentiel par Verlaine.
Silvestre a aussi le mérite de ne pas soutenir "si je me souviens bien" que Rimbaud a lu des poèmes à haute voix devant toute l'assemblée. Il décrit une relation privée de lui à Rimbaud lors de ce dîner. Il décrit donc la situation qui me paraissait la plus logique, la plus probable plus haut. Notez que Valade ne cite pas Silvestre de son côté. On a donc eu visiblement une succession décousue de petits épisodes de présentation de Rimbaud où notre poète est tantôt devant un tel, tantôt devant tel autre. Le groupe formé par Valade, Hervilly, Soury, Maître et quelques autres fut sans doute le plus important, puisqu'il s'agissait alors d'une réaction collective. Je pense que le poème "Les Effarés" a servi à la présentation de Rimbaud ce jour-là. Le témoignage de Silvestre va en ce sens, et il s'agit d'un poème moins brutal que "Accroupissements", "Les Assis" ou "L'Homme juste" pour une introduction.
Je pense que les poèmes les plus virulents étaient réservés à un choix plus restreint de convives, voire furent lus à d'autres moments par un tout petit nombre de curieux.
Pourtant, ce soir-là, ça parle de "corruptions inouïes", de "diable au milieu des docteurs".
Cette description ne convient pas pour les cent vers du "Bateau ivre", soit dit en passant. Et pour ceux qui songent à "Voyelles", il faudra expliquer pourquoi "Voyelles" est célébré de la sorte si à partir des Poètes maudits il est perçu soit comme une fumisterie soit comme incompréhensible.
 Ma thèse, car en l'état c'est une intuition que j'avance, c'est que Rimbaud a fait lire aussi "Les Premières communions", puis à quelques-uns "L'Homme juste". Il s'agit de deux poèmes datés sur les manuscrits de juillet 1871. Le poème "Les Premières communions" parle de révolte contre le Christ, ce qui est parfaitement en phase avec la formule de "diable au milieu des docteurs" et aussi l'idée du Satan adolescent qu'on retrouve dans "Crimen amoris". Le poème "Les Premières communions" était le nouveau credo des poètes pour l'année 1871 après "Credo in unam". Je pense qu'il y a eu un relais de cet ordre. "Les Premières communions" est un poème long et ambitieux, et les manuscrits qui nous sont parvenus témoignent aussi d'une stabilité de la composition avec peu de variantes, alors que "Paris se repeuple" interroge, alors que "L'Homme juste" ou "Les Mains de Jeanne-Marie" sont remaniés avec des ajouts. Même le poème "Les Effarés" a pas mal évolué dans le temps. L'expression "premières communions" revient dans le poème en prose "Après le déluge", et il n'est pas difficile d'y voir une allusion au poème de juillet 1871. Les "corruptions inouïes" sont une évidence dans "Les Premières communions" avec les interrogations sexuelles de la jeune fille autour du personnage de Jésus. Notons que lors du dîner des Vilains Bonshommes on a un Rimbaud "Jésus au milieu des docteurs" qui devient "diable au milieu des docteurs", ce qui peut indiquer que certains ont lu des poèmes de Rimbaud qui n'attaquaient pas Jésus, mais que d'autres savaient mieux de quoi il retournait.
Le poème "L'Homme juste" peut également avoir été lu à quelques-uns, et l'intérêt serait de s'en assurer dans le cas de Soury, Maître et Hervilly. Là encore, l'attaque contre Victor Hugo sur un sujet encore tout récent justifierait tous les mots mentionnés par Valade : "diable au milieu des docteurs", "précocité mûre", etc. Cette version de "L'Homme juste" ne contenait pas les deux derniers quintils que nous lui connaissons aujourd'hui, mais probablement tout ce qui précède. Et nous avons un débat ouvert sur la fonction du poète où Victor Hugo se fait tancer, sermonner par l'incroyable poète à la figure d'enfant de treize ans.
Partant de là, il y a un autre axe important à envisager. Rimbaud a fait un séjour clef à Paris entre le 20 février et le 10 mars 1871 où il a cherché l'adresse de Vermersch, rencontré André Gill qui l'a logé, et cela a clairement préparé le fait que Verlaine décide de loger Rimbaud chez lui à Paris quelques mois plus tard. Et il y a une vraie interrogation sur la nature zutique des poèmes envoyés à Izambard et Demeny dans les lettres de mai 1871, tant il y a un jeu sur les formes triolets, des allusions à Daudet, etc., et un abandon au scatologique le plus cru. Et quoi que vous pensiez de ce qui est en amont du dîner des Vilains Bonshommes, en tout cas, peu après ce dîner, les contributions zutiques pullulent et le cercle du Zutisme se forme.
Le poète François Coppée en est la principale tête de turc avec les dizains parodiques qui y prolifèrent. Rimbaud en commet lui-même plusieurs.
Or, juste avant le dizain "Ressouvenir", l'avant-dernière contribution zutique de Rimbaud s'intitule "Les Remembrances du vieillard idiot" et est déclarée une parodie de François Coppée, alors qu'il ne s'agit pas d'un dizain, mais d'un poème d'une longueur conséquente. On peut paresseusement se contenter d'y voir une imitation des récits plus longs de Coppée comme les poèmes des Humbles pré-publiés ou bien comme les Poëmes modernes. Cependant, il y a d'autres faits troublants. Le titre "Les Remembrances du vieillard idiot" est très clairement une réécriture du titre "Les Contemplations de Victor Hugo" qui vise à la fois Hugo et Coppée. Ce calembour évident a déjà été mentionné par Jacques Roubaud dans son livre La Vieillesse d'Alexandre paru en 1878 environ.
Et du coup, le titre "Les Remembrances du vieillard idiot" a une valeur de rappel que Rimbaud a écrit "L'Homme juste". Dans sa parodie de Coppée, Rimbaud met en tension son propre comportement peu déférent avec la composition de "L'Homme juste" qu'au moins il a dû faire lire à ses camarades zutistes.
Ensuite, le titre suppose une certaine aura religieuse dépréciée, une certaine recherche de spiritualité tournée en dérision. Et justement, le poème décrit des réactions psychologiques avec des observations sexuelles aussi crues que celles du poème "Les Premières communions".
Il y a une piste de recherche à prendre au sérieux, à déjà envisager, qui est que Rimbaud a écrit "Les Remembrances du vieillard idiot" contre les Coppées, parce qu'à son arrivée à Paris Rimbaud s'est fait saluer de diable au milieu des docteurs pour ces deux poèmes "L'Homme juste" et "Les Premières communions".
Il me semble évident qu'il y a ici un truc à creuser.

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