jeudi 14 novembre 2024

Représentation imagée et séquencée de la pagination du "manuscrit des Illuminations"

Pour la pagination en 24 pages d'une partie des feuillets des poèmes en prose des Illuminations, il y a un document à consulter sur le site Gallica de la BNF, le fac-similé des feuillets manuscrits paginés. Ce document est précédé d'une lettre de Verlaine à Léo d'Orfer qui, pour je ne sais quelle raison, a été jointe au dossier. La lettre est datée du 16 janvier 1888 et Verlaine s'y plaint de l'abus de confiance de la part de Gustave Kahn. Verlaine lui a prêté le manuscrit des Illuminations, l'exemplaire d'Une saison en enfer dédicacé par Rimbaud et quelques "bouquins reliés". Verlaine s'inquiète d'entendre parler que Kahn aurait vendu le manuscrit des Illuminations.
Alors, soyons précis. Verlaine parle du "manuscrit des Illuminations", mais ce singulier parle d'un dossier où sont inclus les poèmes en vers nouvelle manière. Verlaine parle nécessairement de ce qui a été publié partiellement à deux reprises par La Vogue sous le titre Illuminations en 1886, l'ensemble vers et proses ! Verlaine ne dit pas : "le manuscrit des Illuminations et l'ensemble des manuscrits en vers". C'est dans une autre que Verlaine se plaindra d'avoir appris que le dossier de poèmes a été partagé. Ici, je suis étonné que cette lettre à Léo d'Orfer ait été jointe à l'ensemble des manuscrits paginés, parce que cela donne l'impression que les manuscrits étaient entre les mains de Léo d'Orfer et non de Gustave Kahn, à moins qu'un collectionneur ait récupéré par une autre voie la lettre de Verlaine à Léo d'Orfer et ait trouvé significatif de la joindre aux manuscrits des poèmes. Je n'ai pas étudié ce point. Dans sa lettre, Verlaine s'inquiète de la mise en vente de manuscrits dans son dos, et on peut penser évidemment à la disparition du feuillet manuscrit contenant les transcriptions de "Dévotion" et de "Démocratie" (à moins qu'il y ait deux feuillets), ou à la vente du manuscrit de "Promontoire" qui ne faisait pas partie toutefois de l'ensemble paginé. Par chance, un coup d'arrêt à été donné à cette dispersion. Peut-être que les "vendeurs" éhontés ont eu vent de cet avertissement de Verlaine, et donc il faudrait se concentrer sur la possibilité de manuscrits disparus autour de la fin de l'année 1987. J'imagine que les "vendeurs" ne se dépossédaient pas de manuscrits encore inédits. La seule et unique disparition serait celle du feuillet contenant "Dévotion" et "Démocratie".


Je pars du principe que la plupart de mes lecteurs ne vont pas lire mon article et se reporter en même temps aux pages manuscrites. Il faut les faire défiler, lire mon article, s'arrêter quand je commente un détail du manuscrit et s'y reporter, puis revenir à la lecture, c'est pour cela qu'il convient de fournir une représentation imagée que le lecteur pourra apprécier d'un seul regard, et comme il l'aura à l'esprit il pourra ensuite consulter rapidement les manuscrits et constater la réalité du fait. Après, si mon lecteur ne fait même pas un effort minimal, là il ne peut que s'en prendre à lui-même.

Voici la légende des symboles que je vais utiliser.
La plupart des papiers utilisés sont du même format, sont identiques, et les papiers différents ne sont pas identiques entre eux, je me contenterai de placer l'astérisque devant le chiffre de la pagination pour indiquer que le papier est d'un format différent. Ensuite, il y aura le chiffre de la pagination, il y en a 24 en tout, je préciserai recto/verso (symboles R/V) dans les cas exceptionnels où cela s'impose et je reporterai avec une couleur violette le cas fantôme de la copie au verso d'une première version biffée du poème "Enfance I", cas à part car sans mention de chiffre.
Ensuite, je mettrai les chiffres en noir s'ils ont été recopiés au crayon, en bleu foncé avec soulignement s'ils l'ont été à l'encre et je doublerai la mention des chiffres s'ils ont été recopiés au crayon puis à l'encre. Ensuite, je vais pratiquer un système d'équivalences. Pour un chiffre, entouré comme le 1 et placé en haut à droite du feuillet, je choisis le symbole [d. Pour un chiffre entouré comme le 22 et placé en haut à gauche, je choisis le symbole ]g. Pour un chiffre souligné par un trait oblique et placé en haut à gauche du feuillet, je choisis le symbole /g et pour un chiffre souligné par un trait oblique et placé en haut à droite du feuillet, je choisis le symbole /d. Pour le cercle particulier du chiffre 24 placé en haut à gauche je choisis le symbole )g. Les symboles seront eux-mêmes en noir ou bleu foncé selon qu'ils sont transcrits au crayon ou à l'encre.
J'introduis deux nuances, je vais transcrire en gras le chiffre 24 et son encerclement, puisqu'il est d'une écriture foncée marquée. Ensuite, je vais flanquer les chiffres des pages 11 et 13 d'un signe +, puisqu'il s'agit de deux exceptions frappantes où le chiffre est à chaque fois suivi d'un point au crayon, soit en bas de ligne pour la page 11, soit au milieu de la hauteur du chiffre 3 pour la page 13. J'ai passé du temps à faire défiler les manuscrits pour m'assurer que je n'avais pas la berlue. On peut toujours imaginer un défaut du fac-similé, mais ce n'est pas ce que je constate, et cette information est inédite et en porte-à-faux avec la thèse d'un remaniement ultérieur de la page 12, comme nous le verrons plus bas.
Mon tableau n'est pas encore complet, mais voici ce que cela donne. Comme ça, on va vous présenter les choses par paliers.

*[d11
R[d22
V verso biffé de [2
[d33
[d44
[d55
[d66
[d77
[d88
[d99
[d10
[d11+
*/g12
[d13+
[d14
[d15
[d16
[d17
*/d18
[d19
[d20
*R[d21
*V]g22
[d23
)g24

On constate une relative homogénéité. Les copies manuscrites se font exclusivement au recto en principe, il était prévu que le verso demeure vierge. Ce principe est respecté sur tous les feuillets d'un même format, à l'exception d'un verso pour "Enfance", mais il s'agit d'un texte biffé, une première transcription considérée comme fautive du poème "Enfance I". Cela permet de considérer que les transcriptions ont été conditionnées par un manque évident de feuillets. C'est un point de fragilisation important de la thèse d'un recueil organisé par Rimbaud. Si le recueil devait être abouti, ce problème aurait été surmonté. Notez bien qu'on ne peut pas soutenir que ces copies sont pour l'impression en accordant grassement un statut d'exception aux transcriptions au recto et au verso d'un même feuillet pour les trois poèmes des pages 21 et 22. C'est broder sur les faits que de prétendre que c'est une sorte d'exception à la marge bon an mal an. Notez aussi que les irrégularités concernent quasi exclusivement trois des quatre feuillets d'un autre format. Pourquoi Rimbaud aurait-il été incapable de placer le chiffre à droite en haut du feuillet pour ce qui est de l'actuel page 12 ? Pourquoi aurait-il été incapable d'entourer les chiffres 12 et 18 de la même façon que pour toutes les autres pages ? Cette exception ne s'impose même pas pour la pagination 22 du feuillet avec transcription au recto et au verso. Le chiffre a été mis à gauche et entouré, alors qu'il aurait dû être reporté à droite, ce qui était possible. Et la seule exception pour les feuillets d'un même format concerne le feuillet final 24. Tout se passe comme si le chiffre 24 subissait l'influence de ce qui a été fait pour le feuillet transcrit au recto et au verso des pages 21 et 22. Soudain, nous avons un report du numéro de page à droite puis à gauche, alors que les feuillets des pages 23 puis 24 sont distincts et non pas sur le mode un seul feuillet avec transcription au recto et au verso. Et cerise sur le gâteau, le numéro 24 est transcrit avec une écriture nettement appuyée qui signifie la fin d'une transcription.
En clair, on peut dire que, en laissant de côté l'analyse des pages 12 et 18, la pagination d'ensemble de 1 à 24 a été faite par une même personne au crayon dans cet ordre chronologique, et avec une pleine conscience qu'il convenait de s'arrêter au chiffre 24.
Une telle indifférence désinvolte s'explique mieux dans un travail de publication dans l'urgence où les manuscrits sont une étape intermédiaire à court terme, plutôt que dans un travail de mise au net en vue d'une publication reportée à une époque indéterminée. Pourquoi Rimbaud insisterait-il sur la clôture du chiffre 24, alors qu'il a prévu d'inclure d'autres poèmes à la suite ? La thèse est que "Promontoire", "Mouvement" ou "Génie" font eux aussi partie du recueil des Illuminations, que je sache ! Il est même plus important pour Rimbaud de ne pas interrompre ainsi la pagination des feuillets !
Il faut ajouter un argument capital de Jacques Bienvenu. C'est que le chiffre 7 à l'encre recouvre un chiffre 7 au crayon, mais le chiffre 7 au crayon est non barré, tandis que celui à l'encre l'est !



Rimbaud ne barre jamais ses chiffres 7. Par conséquent, les chiffres recopiés à l'encre ne le furent pas par Rimbaud. Et il faut ajouter une autre remarque dans la foulée, deux personnes distinctes ont paginé les feuillets manuscrits. Il y a eu une collaboration entre un qui employait le crayon et un autre qui employait l'encre. Evidemment, l'argument peut être de considérer qu'un éditeur a pu repasser à l'encre les chiffres 1 à 9, tandis que tous les chiffres au crayon seraient de Rimbaud ainsi que les chiffres à l'encre des pages 12 et 18. Autrement dit, le recopiage à l'encre des chiffres 1 à 9 serait distinct des transcriptions à l'encre des chiffres 12 et 18, ce qui, dans l'absolu, est envisageable, sauf que si le dossier paginé remis à l'éditeur était déjà de 24 pages, pourquoi ne repasser que les neuf premiers chiffres ? Pourquoi ne pas tous les repasser ?
Il y a une autre question qui se pose. Pourquoi Rimbaud aurait-il paginé au crayon plutôt qu'à l'encre ses manuscrits ? Mais même en la laissant tomber, il reste que les neuf chiffres recopiés à l'encre sont la preuve d'une intervention externe sur le corps des feuillets.
Faute d'autres éléments pour l'instant, on peut toujours penser que cela s'est fait en présence de Rimbaud avec Germain Nouveau. La thèse de la pagination autographe repose alors exclusivement sur un semblant d'évidence qu'il n'y a pas de pages 12 et 18 recopiées au crayon, ce qui veut dire que les éditeurs de la revue La Vogue ont  reçu sur leur bureau un ensemble où les feuillets 12 et 18 avaient déjà fait l'objet d'un remaniement. Et à cette aune, peu importe que Rimbaud ait transcrit différemment certains chiffres, puisque, dans l'absolu, on peut autant s'étonner des variations incongrues du seul éditeur que du seul Rimbaud. C'est cela qui a fait qu'en 2001 la thèse de la pagination autographe appuyée par un semblant de démonstration de la part de Steve Murphy a eu un tel statut d'évidence auprès des rimbaldiens. Cela incluait Michel Murat, Yves Reboul et beaucoup d'autres. Et je vais préciser que j'étais moi-même convaincu à l'époque de l'évidence de la pagination autographe. Parce que j'ai l'honnêteté de dire que ce qui me semblait évident s'est effondré suite à la mise en avant d'indices troublants par Jacques Bienvenu qui était le seul à ma connaissance en-dehors d'André Guyaux à douter de la fiabilité de la démonstration fournie par Steve Murphy.
Pour moi, il était évident que les feuillets 12 et 18 consistaient en un remaniement des séries "Veillées" et "Phrases". Je n'adhérais pas pour autant à la thèse d'un recueil voulu par Rimbaud, étant donné que la pagination était partielle et étant donné qu'une pagination peut consister à éviter l'éparpillement d'un portefeuille de poèmes. J'y voyais bien un début d'organisation à cause du manuscrit "Après le Déluge" et à cause de la copie au recto et au verso des trois poèmes "Nocturne vulgaire", "Marine" et "Fête d'hiver" pour les pages 21 et 22. Mais je trouvais désespérément absurde que la pagination n'ait pas été étendue à "Promontoire", "Génie", "Mouvement" et plusieurs autres poèmes, sujet que Murphy, Murat et d'autres ont traité avec une légèreté qui me sidère.
Ajoutons qu'à l'époque j'excluais aussi très volontiers que les poèmes en vers nouvelle manière fassent partie du recueil de poèmes en prose, ce qui m'empêchait d'avoir un autre argument réservé, celui du mélange des vers et des proses dans la double publication originale des Illuminations par La Vogue, publication dans deux ordres bien distincts de défilement des poèmes. Je ne m'intéressais tout simplement pas assez à ces questions philologiques, et j'étais trop heureux d'avoir des réponses hâtives en faveur de mes préjugés.
Je prétends très clairement que Murphy, Murat, Bardel et beaucoup d'autres volent à la défense de leurs préjugés depuis la publication de l'article en deux parties de Jacques Bienvenu sur "La pagination des 'Illuminations' ".
Malheureusement pour Bardel et les autres rimbaldiens, je suis passé par leur sentiment d'évidence et je VOIS, du verbe "voyant", les difficultés sur lesquelles ils mettent des œillères pour ne pas avoir à se remettre en question. Il me semble tout de même que, après le déni de son édition revue du livre L'Art de Rimbaud en 2013, Murat a écrit dans le Dictionnaire Rimbaud de 2021 aux éditions Classiques Garnier qu'il n'était pas acquis que la pagination fût autographe, concession insuffisante, mais fixée par écrit.
Alors, reprenons le sujet.
Dans la première partie de son article, Jacques Bienvenu a apporté un démenti capital à la thèse de Steve Murphy. Fénéon n'a pas simplement témoigné cinquante ans après les faits que la liasse manuscrite était sans ordre, Bienvenu a cité un témoignage de Fénéon qui date d'octobre 1886 dans la revue Le Symboliste, dans un numéro qui va du 7 au 14 octobre, ce qui signifie que l'article de Fénéon est une composition qui a été écrite au plus tard, au tout début seulement du mois d'octobre. Et fénéon y parle de "chiffons volants" qu'il a essayé de "distribuer dans un ordre chronologique. Reportez-vous à la première partie de l'article de Bienvenu : cliquer ici .
Cette revue paraît le jeudi, elle a pour directeur Gustave Kahn lui-même, Jean Moréas pour rédacteur en chef et Paul Adam pour secrétaire de la rédaction. Ce n'est pas tout ! En février 1888, Verlaine réclame auprès de Léo d'Orfer de récupérer le manuscrit des Illuminations considéré comme étant entre les mains de Gustave Kahn. Gustave Kahn a donc pris sur lui de publier le témoignage de Fénéon sur des "chiffons volants" qu'il était à même de réfuter. Et il s'agit du tout premier numéro de la revue, ce qui signifie que l'article avait une valeur particulière et cela laisse supposer que l'article n'a pas été écrit peu de jours avant la parution de l'hebdomadaire. Il s'agit visiblement d'un article indispensable au lancement de la revue, donc il a dû être préparé bien en amont. Bienvenu rappelle que ce numéro du "Symboliste" a paru quatre mois après la publication dans La Vogue des Illuminations. Et Bienvenu ne manque pas de rappeler que Fénéon a déjà même publié dans deux ordres différents les poèmes en question, il y a un ordre qui a défilé initialement sur quelques numéros de la revue, puis Fénéon a pris la liberté de les publier dans un autre ordre dans l'édition en plaquette, alors que la pagination correspond à l'ordre de la publication en revue. Si Fénéon n'a pas maintenu l'ordre de la pagination, c'est qu'il était bien placé pour savoir que la pagination n'était pas de Rimbaud, et comme le précise Bienvenu il n'y a aucun défaut de mémoire causé par la vieillesse en octobre 1886. Cela prend du temps de trier des manuscrits. Cette première partie de l'article de Bienvenu est en réalité déjà suffisante pour discréditer le mythe ou la thèse de la pagination autographe. Ne pas l'admettre, ça relève déjà d'un problème tendancieux au plan intellectuel. On peut toujours soutenir que Fénéon joue un jeu et ment un petit peu... Mais l'argument n'est pas recevable au plan philologique.
Or, il y a la deuxième partie de l'article qui vient ensuite. Cliquer ici pour la consulter à nouveau !
Alors, on va faire un temps le jeu de la relativisation des arguments.
Pour le chiffre 7, on peut minimiser la barre sur le recopiage à l'encre, puisque la première transcription au crayon n'en comporte pas.
Pour les chiffres 12 et 18, il suffit de considérer que les divergences sont le fait d'un remaniement pour ceux qui tiennent bien à tort le pari de la thèse de la pagination autographe. Il y a ce sentiment d'évidence que si l'éditeur numérotait au crayon il aurait mis au crayon les chiffres 12 et 18. Il y a ce sentiment d'évidence que Rimbaud aurait fait disparaître les pages 12 et 18 initiales avec la numération au crayon, au crayon de bois.
Personne n'aurait porté atteinte à la sacralité du texte de Rimbaud en créant par-dessus lui la série en trois poèmes "Veillées" et l'autre série en huit poèmes "Phrases".
Face à cela, il y a ceux qui pensent que les éditeurs n'ont pas considéré l'organisation des titres comme sacrée et ceux qui pensent que la transcription immédiate des chiffres 12 et 18 n'est pas si absurde que ça, et essentiellement André Guyaux et Jacques Bienvenu. C'est le transfuge David Ducoffre qui parle.
Or, mettons-nous dans l'idée d'un remaniement pour le feuillet paginé 18. Même dans la thèse de la pagination autographe, il y a un problème de logique qui apparaît.
Si Rimbaud a remplacé le manuscrit antérieur par un autre pour créer la suite des trois "Veillées", quels étaient les textes antérieurs transcrits sur le feuillet 18 ? Le feuillet 19 portait déjà la mention en titre "Veillée" au singulier. Faut-il croire que le feuillet 18 contenait déjà des versions de "Veillées I et II" ? Et s'il s'agissait d'autres poèmes, cela semble un remaniement bien cavalier du prétendu projet de recueil... Si le feuillet contenait déjà les deux premières "Veillées", il suffisait de raturer les titres et de les remplacer par des chiffres romains, comme c'est le cas manifeste du feuillet paginé 19. Pourquoi avoir détruit le feuillet 12 ? Pourquoi n'y a-t-il pas un autre feuillet avec un remaniement au crayon de sa numérotation qui nous soit parvenu ? S'il s'agissait de poèmes différents, on devrait repérer ailleurs dans l'ensemble des 24 pages le feuillet déplacé, non ? Si j'écarte les copies à cheval sur plusieurs feuillets, j'ai peu de candidats. Le poème "Parade" est transcrit sur le feuillet paginé 6. Vous pensez que Rimbaud a interverti l'ordre des feuillets "Parade" et "Veillées I et II" ? Il n'y a aucun indice de remaniement en ce sens sur les deux manuscrits ! La page 7 est un autre candidat possible avec les poèmes "Antique", "Being Beauteous" et "Ô la face cendrée..." Mais aucun indice philologique n'en flatte réellement la possibilité. L'interversion est exclue pour tous les autres poèmes de la suite paginée, la copie recto / verso incluse, avec pour seules exceptions le poème "Après le Déluge" et le feuillet 12, autrement dit les poèmes transcrits exclusivement au recto d'un papier de format différent de la masse dominante. Après, on peut encore chercher parmi quelques-uns des feuillets non paginés. Mais je le répète : aucun indice philologique ne va en ce sens.
De toute façon, pour une interversion, il suffisait de repasser par-dessus les transcriptions initiales au crayon.
Bref, c'est un raisonnement forcé que d'affirmer que Rimbaud a nécessairement remanié son document en supprimant des manuscrits antérieurs dans le but très précis de créer des séries nouvelles. Je suis bien précis dans ce que je dis. Dans l'absolu, on peut imaginer que Rimbaud détruise les feuillets 12 et 18 parce que défectueux pour les remplacer par d'autres. Mais la thèse officielle de la pagination autographe consiste à dire que les feuillets ont été réarrangés. Rimbaud avait selon cette thèse un manuscrit de "Veillées I et II" qu'il a voulu placer devant le poème intitulé "Veillée", et le remaniement du titre au singulier "Veillée" remplacé par le chiffre romain "III" serait la preuve d'un travail effectué par Rimbaud, sauf que, dans ce cas de figure, on ne comprend pas trois choses : 1) pourquoi Rimbaud n'a pas pensé avant ! à créer les séries "Phrases" et "Veillées" ? 2) si recueil organisé il y a, quel est l'impact d'un remaniement, puisqu'il aurait été plus logique que Rimbaud insère le feuillet manuscrit de "Veillées I et II", puis corrige toute la numérotation ? Rimbaud aurait enlevé les poèmes antérieurs à cause d'un fait contingent non poétique. Il crée un recueil, il n'est pas contraint par la nécessité de placer un seul feuillet entre les feuillets 17 et 19. Moi, j'aurais corrigé tous les chiffres à la suite, les pages 19 à 24 seraient devenues les pages 20 à 25 et j'aurais maintenu le feuillet initial 18 à sa place. Le même raisonnement vaut pour le feuillet 12 et la suite dite "Phrases", avec une autre conséquence, c'est que là on aurait un décalage d'un chiffre des feuillets 13 à 17 devenant 14 à 18, le maintien du feuillet originel 18 devenu le 19, puis le feuillet de Veillées I et II suite au remaniement serait le feuillet 20, puis nous aurions un décalage de deux chiffres des feuillets 19 à 24, devenant les pages 21 à 16. C'est plus logique comme remaniement d'une recueil pensé comme... organisé. 3) Où sont passés les feuillets 12 et 18 antérieurs ?
On se rend compte que l'attribution à Rimbaud d'un remaniement n'a rien d'évident, rien de naturel en soi.
Face à cela, une autre thèse se dessine. Il n'y a jamais eu de chiffres 12 et 18 au crayon sur des feuillets manuscrits. Les chiffres 12 et 18 ont été directement reportés à l'encre avec la ferme intention de créer les séries "Phrases" et "Veillées", et pour l'instant, dans l'absolu, ça peut autant être le fait de Rimbaud que des éditeurs et protes de la revue La Vogue.
J'ai fini par renoncer à l'idée que c'était anormal. Et quand on enlève ces œillères, ça change tout.
Alors, on va vérifier ce qui se passe dans ce nouveau cadre utile à la réflexion.
Nous avons les interventions de deux personnes sur la pagination, l'un utilise le crayon, l'autre emploie l'encre.
La numération est pour l'essentiel conduite par celui qui tient le crayon. Celui qui utilise l'encre adopte une position d'autorité, l'encre est la marque d'une décision définitive comme l'atteste le recopiage à l'encre des chiffres au crayon des pages 1 à 9, et l'encre n'est ensuite employée que dans des cas précis d'invention de deux séries de poèmes : "Phrases" feuillets 12 et 13, puis "Veillées" feuillets 18 et 19. Dans le cas du feuillet 18, la série est créée par adjonction au début. Nous avons un poème "Veillée" qu'on vient faire précéder d'une série "Veillées I et II". On remanie alors le titre sur le feuillet désormais 19 en remplaçant le singulier par le chiffre "III". Bienvenu fait remarquer que l'espacement bref des trois barres ne coïncide pas avec l'écriture plus espacée du feuillet 18, l'argument est relatif, mais tout de même à prendre en considération. Or, nous avons une preuve de remaniement en ce sens, puisque la partie numérotée IV du poème "Jeunesse" est flanquée d'une mention allographe "Veillée", cela dans le cas des feuillets non paginés publiés ultérieurement par rapport à la revue La Vogue. Nous avons la preuve par ce fait que les éditeurs étaient prêts à remanier les séries de poèmes. Ici, il s'agissait carrément de désolidariser la partie "IV" de la série "Jeunesse" pour la faire devenir un quatrième poème de la série "Veillées", série qui justement est au centre du débat sur la pagination avec la série "Phrases".
En clair, l'éditeur a confirmé l'ordre des pages 1 à 9 qui sera celui suivi par la revue La Vogue dans sa publication par livraisons des Illuminations, puis il a indiqué qu'il voulait insérer le manuscrit de "Veillées I et II" à tel endroit, et le manuscrit des cinq poèmes sans titre à tel endroit pour créer les séries "Phrases" ou "Veillées". Face à cette idée plausible, certains vont dire que ce n'est pas l'éditeur qui a fait ça, mais Rimbaud, sauf que pour soutenir leur hypothèse ils doivent se dérober à la loi du rasoir d'Occam et supposer trois interventions distinctes quant à la pagination : une transcription au crayon, une transcription à l'encre suite à deux remaniements des pges 12 et 18, et enfin ils doivent admettre comme allographes le recopiage à l'encre pour les pages 1 à 9 avec un 7 barré non rimbaldien. L'éditeur aurait lacunairement repassé à l'encre les neuf premiers numéros sans aller jusqu'au bout.
Or, il y a trois faits à observer.
D'abord, il y a un fait de séquençage qui n'a pas été relevé par Murphy. La suite 1 à 9 devient une séquence. La suite 10 à 12 devient une deuxième séquence. La suite 13 à 18 devient une troisième séquence. Et la suite 19 à 24 en est une quatrième. Et on va voir que la suite 13 à 18 est en réalité divisible en deux séquences. L'idée de séquençage a quelque chose à nous dire et d'autres éléments vont nous permettre d'en préciser la signification.
Ensuite, il y a l'emploi du crayon qui a d'autres usages sur les manuscrits que pour la numération.
Enfin, pour la première fois dans cet article, je fais remarquer quelque chose de particulier : tous les chiffres au crayon ne sont qu'entourés, ils ne sont pas accompagnés d'un signe de ponctuation, à l'exception remarquables des chiffres 11 et 13, précisément les deux chiffres qui encadrent le feuillet 12 avec son numéro à l'encre et son idée de remaniement. Et cela est symétrique de l'écriture appuyée au crayon pour le chiffre 24 final. Nous avons un point en bas du chiffre 11 qui a tout l'air d'une prise de conscience qu'il faut interrompre pour un temps la transcription. Et le 13 est flanqué d'un point un peu en hauteur après le chiffre 13. Difficile de ne pas penser à des indices psychologiques d'une attention particulière apportée à l'anticipation de l'insertion du feuillet paginé 12 à l'encre dans la suite paginée au crayon !
Eh oui !
Vous ne l'avez pas vu venir ce nouvel argument-là ?
Passons à la suite.
Dans la suite de son article mis en ligne en 2012, Bienvenu signale que je lui ai soumis une hypothèse intéressante. Au bas du feuillet 9, nous avons une transcription au crayon, aussi pâle que pour les chiffres, cas à part du chiffre 24, une transcription du nom de l'auteur : "Arthur Rimbaud".



Je rappelle qu'André Guyaux oppose depuis le début à la thèse de la pagination autographe que la série paginée de 24 pages coïncide avec la publication initiale des poèmes dans deux numéros de la revue La Vogue. Or, on va voir que le séquençage a pour conséquence de souligner d'autres faits convergents.
En clair, la revue La Vogue prévoyait initialement de publier les seules neuf premières pages, mais elle a pu publier les quatorze premières pages. Les dix dernières pages seront publiées dans le numéro suivant de la revue. Cela explique le report de la mention au crayon "Arthur Rimbaud" qui est passée du bas de la page 9 en-dessous de "Royauté" au bas de la transcription du poème "Ornières", ce qui correspond à la fin de la page 14 au plan manuscrit.
On peut remarquer que le premier remaniement d'une série de poèmes concerne précisément ce décalage des feuillets 10 à 14, à savoir la création de la série des "Phrases" pages 11 et 12 du dossier manuscrit désormais.
Et cette signature "Arthur Rimbaud" au crayon a deux conséquences. Premièrement, nous avons la preuve que quelqu'un d'autre que Rimbaud écrit au crayon sur le dossier paginé. Il devient tentant de lui attribuer la numération au crayon. Les tenants de la transcription autographe sont obligés de supposer qu'il y a eu deux interventions distinctes au crayon. C'est un peu gros ! Ce n'est pas tout. La numération à l'encre est elle aussi d'un éditeur de La Vogue, puisqu'il ne repasse à l'encre que les neuf premières pages en s'arrêtant à la mention au crayon "Arthur Rimbaud". La conclusion qui s'impose est plus nette encore : nous assistons à une collaboration des intervenants au crayon et à l'encre sur le corps de la page 9. Et il faut beaucoup d'imprudence pour considérer que les questions des feuillets 12 et 18 n'ont rien à voir avec ce fait.
Or, ça ne s'arrête toujours pas là. Nous allons relever d'autres soulignements au crayon ou à l'encre sur le corps des feuillets manuscrits qui vont converger avec le séquençage de la pagination que nous avons remarqué.
Les titres des poèmes sont mis en relief par des marques diverses.
Je vais donc reprendre ma liste initiale, mon tableau visuel. Et je vais ajouter les titres des poèmes et aussi les petites marques pour les mettre en relief. Et vous constaterez que certains titres n'ont pas été soulignés du tout. Je précise que selon un principe appliqué à ses textes imprimés par Alphonse Lemerre, Rimbaud a tendance à mettre un point après les mentions de ses titres : "Après le Déluge.", je vais également respecter cet usage quand il y a lieu. Je précise que les titres des poèmes sont à l'encre, ainsi que les chiffres romains, mais les signes encadrants sont au crayon. Je vais également placer une ligne pour indioquer

*[d11 <Après le Déluge.>
_____
R[d22 <Enfance.> I II
V verso biffé de [2
[d33 III IV
[d44 V
[d55 <Conte.>
____
[d66 <Parade.>
____
[d77 <Antique. <Being Beauteous. xxx.
____
[d88 < Vies. I II
[d99 III <Départ. <Royauté. Arthur Rimbaud
Le verso de ce feuillet manuscrit est sali
____
[d10 A une Raison Matinée d'ivresse (pas de point, mais traits longs pour le n et le e des deux fins de titres)
[d11+ Phrases.
Le verso de ce feuillet est flanqué de pas mal de marques.
____ 
*/g12 "Une matinée couverte..." xxx xxx xxx xxx
_____
[d13+ Les Ouvriers (Les biffé à l'encre) Les Ponts
[d14 Ville. Ornières.
____ (note : fin de la première série publiée dans un numéro de la revue La Vogue avec les mentions "(A suivre)" et "Arthur Rimbaud")
[d15 Villes titre entouré au crayon O et suivi de la mention 1er au crayon et elle aussi entourée, précédée aussi de la mention A au crayon elle aussi entourée. Le titre Villes est apparamment surimposé à un chiffre romain II à l'encre, fort peu lisible il est vrai. Ce chiffre II a-t-il placé au contraire par-dessus le titre "Villes" ? le fac-similé ne permet pas de trancher.
[d16 Vagabonds. titrte et point entouré au crayon O Villes. titre et point entouré au crayon O Mention I chiffre romain biffée au crayon.
[d17
____
*/d18 Veillées. titre entouré au crayon O. I II
[d19 Veillée. titre biffé et remplacé par un chiffre romain III à l'encre. Mystique. titre entouré au crayon O Aube. titre entouré au crayon O.
[d20 Fleurs. Titre entouré au crayon O.
_____
*R[d21 Nocturne vulgaire. Titre entouré au crayon O.
*V]g22 Marine. Titre entouré au crayon O. Fête d'hiver.
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[d23 Angoisse. Titre entouré au crayon O Métropolitain. Titre entouré au crayon O.
)g24 Barbare Titre entouré au crayon O, pas de point mais un e final allongé d'un trait.
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Nous avons quatre faits convergents pour le feuillet paginé 9 : chiffres repassés à l'encre, mention "Arthur Rimbaud", verso de la page 9 souillé ce qui est le signe d'une fin de liasse à un moment donné, et exclusivité du signe < fermé (>) ou non pour mettre les titres en relief. Il devient évident que les précisions à l'encre et au crayon dans la numération et le soulignement des titres vient des éditeurs de la revue La Vogue. Rimbaud n'a rien à voir là-dedans. Le numéro de la revue La Vogue qui a publié ces neuf premières pages a en réalité publié les cinq pages suivantes. Le nom "Arthur Rimbaud" a simplement été reporté. Or, de tout l'ensemble, la partie paginée 10 à 14 est la seule à ne pas avoir de soulignements des titres, ce qui relève clairement d'un moindre soin apporté à la préparation. Cette prolongation inclut précisément le premier remaniement avec la création de la série "Phrases". Or, il ne s'agit pas que d'une relation du feuillet 11 au feuillet 12, puisque nous avons une transcription à cheval sur les feuillets 10 et 11. En clair, nous avons deux arguments pour expliquer la mention "Arthur Rimbaud" au bas de la page 9. Le premier argument indiscutable et suffisant, c'est que les éditeurs prévoyaient de ne publier initialement que cette partie-là dans un premier numéro. Or, ils ont préféré allonger cela jusqu'à la page 14 incluse. Mais il y a un deuxième argument : la difficulté était de transmettre les manuscrits aux protes en cas de remaniement de la série "Phrases". L'arrêt à la page 9 permettait de prendre le temps de méditer le cas particulier de la série "Phrases" recomposée. Si Rimbaud avait directement paginé l'ensemble remis à La Vogue on ne comprend pas pourquoi il y a eu un atermoiement précisément à ce niveau. La page 9 est précisément la seule où s'arrêter si on veut traiter le problème du feuillet paginé 12, puisque les feuillets 10 et 11 vont ensemble et se retrouvent à former une suite avec le feuillet 12 dans l'état définitif. Je précise ici un argument très important. Les éditeurs n'ont pas recopié tous les poèmes pour faire déchiffrer leurs propres écritures aux protes dans un second temps. Ils ont demandé aux protes le déchiffrement initial des manuscrits, et c'est ce qui explique la nécessité pour la revue de respecter les suites créées par les transcriptions à cheval sur plusieurs manuscrits. Il semble qu'après la publication en revue, les éditeurs de La Vogue aient profité des états imprimés pour modifier l'ordre de défilement des poèmes dans l'édition en plaquette, édition en plaquette qui n'a pas horripilé Verlaine pour les neuf dix ans qui lui restaient à vivre. Les éditeurs étaient obligés de donner aux protes l'ensemble des feuillets numérotés 10 et 11, et du coup l'ensemble numéroté 10 à 12 après le remaniement de la liasse manuscrite. Nous n'avons aucune preuve nette que Rimbaud a voulu rattacher les cinq poèmes brefs du feuillet 12 à l'ensemble "Phrases". J'en profite pour signaler un autre fait important.
A la suite du poème "Being Beauteous", le poème court "O la face cendrée..." est séparé du précédent par trois astérisques. Et ces trois astérisques sont suivis d'un point de fin de titre. Cela a des conséquences considérables. La revue La Vogue n'a pas identifié l'importance de ce point pour considérer que dans l'esprit de Rimbaud les trois astérisques sont une façon d'introduire un poème sans titre. Les trois croix ou astérisques font office de titre. Ce point est autographe, puisque vous constatez que les éditeurs suivent leurs soulignements des titres par des crochets ou des cercles.
Les conséquences sont majeures pour les études rimbaldiennes. Steve Murphy, Yves Reboul et d'autres pensent que la revue La Vogue a eu raison de publier "Ô la face cendrée..." comme le second paragraphe ou alinéa de "Being Beauteous". Moi, André Guyaux, Jean-Luc Steinmetz, plusieurs éditeurs pensions au contraire qu'il s'agissait d'un poème autonome. Ce point est la preuve excellentissime qu'il s'agit d'un poème autonome. Mais, ce n'est pas tout. On peut penser que les croix sur le feuillet désormais paginé 12, bien qu'elles ne soient pas flanquées de points terminaux, correspondent à des substituts de titres pour des poèmes courts. Il est vrai que le premier "Une matinée..." n'est pas précédé des trois croix. Tout de même, le débat est posé. La série "Phrases" ne concerne que les trois alinéas à la fin du feuillet 11 à l'exclusion des cinq poèmes du feuillet 12.
Je rappelle que les séparations des trois alinéas du feuillet 11 n'ont rien à voir avec celles des cinq poèmes du feuillet 12, ce qui veut dire à tout le moins que nous avons la preuve d'une unité initiale des trois alinéas, alors que la série en huit alinéas n'est pas certaine du tout. Que du contraire !
Et ça ne s'arrête pas là. Rimbaud ne met pas de point derrière les chiffres romains des séries "Enfance", "Vies" et "Veillées" (ici dans le cadre I et II du feuillet 11), alors que nous avons la preuve d'une autonomie du poème "O la face cendrée..." et la preuve d'une autonomie du poème au singulier "Veillée". Et cette absence de point invite à penser que "Enfance" n'est pas une série de cinq poèmes, mais un seul poème. Pour des raisons d'analyse lexicale très précise, "Vies" est un seul poème en trois volets que les rimbaldiens ont l'énorme tort de parfois analyser en trois poèmes distincts. Mais, cela reste difficile à déterminer pour "Enfance" ou pour "Veillées" dans le cadre du binôme I et II. Au moins, je pose le débat.
Je remarque que le feuillet 11 est lui-même particulièrement taché au dos du feuillet 11, celui qui précède le feuillet d'un autre format, ce qui indique aussi qu'il a servi de dos lors de transport, à moins qu'il ne s'agisse des marques résultant d'un accident avec l'impression du texte de "Veillées I et II" qui s'est précisément imprimé sur le manuscrit du feuillet 18 qui en contient l'autographe. Ce serait alors un nouveau fait convergent à verser au dossier, puisque cela relierait l'impression du feuillet 18 à celle du feuillet 12.
Nous remarquons que le défaut de mise en relief des titres pour les pages 10 à 14 a eu une incidence, le titre "Les Ponts" a été oublié et la revue La Vogue a imprimé comme un seul poème continu les textes des "Ouvriers" et des "Ponts". Je ne m'interroge pas ici sur qui de Rimbaud ou de l'éditeur a pu biffer l'article "Les" devant "Ouvriers". Fongaro considère que c'st Rimbaud pour uniformiser son ensemble de poèmes, et le poème "Les Ponts" y aurait échappé dans la mesure où le titre "Ponts" n'est pas très heureux.
Je fais remarquer que la revue La Vogue n'a pas identifié le titre "Les Ponts", ce qui fait qu'il n'est pas exclu que ce soit l'éditeur de La Vogue qui ait biffé l'article "Les" au titre "Les Ouvriers". N'oublions pas qu'après tout Rimbaud a assumé initialement ce titre avec article en le faisant suivre de l'autre exception "Les Ponts". La manière légère de biffer se retrouve ailleurs dans ces manuscrits et elle s'uniformise avec les pratiques des éditeurs de La Vogue. Je ne vais pas prétendre avoir la solution, mais je souligne que le débat n'est pas tranché.
Je continue.
Au haut de la page manuscrite 15, nous avons plusieurs mentions au crayon, et ces mentions sont entourées par un cercle fini comme le seront tous les titres des poèmes jusqu'à la fin des 24 pages, à l'exception du titre "Fête d'hiver" qui justement va être oublié dans le texte imprimé de la revue La Vogue qui va fournir comme un seul poème continu "Marine" et "Fête d'hiver" alors même que nous avons une composition avec des retours brusques à la ligne et une autre non. Nous avons un cas similaire à celui de "[Les] Ouvriers" et "Les Ponts". On constate que la manière de mettre en relief les titres change précisément à la page 15, début de la transcription pour un nouveau numéro de la revue La Vogue.
La thèse de la pagination autographe a beaucoup de plomb dans l'aile, puisqu'ils doivent admettre que le repassage des neuf premiers chiffres vient de l'éditeur, et puisqu'ils doivent admetttre que l'essentiel des mentions diverses au crayon viennent des éditeurs. Par quel tour de passe-passe, les chiffres seraient les seules mentions au crayon dues à Rimbaud, mentions au crayon qui sont de la même pâleur que les autres interventions ? Et par quel tour de passe-passe, il y aurait deux chiffres à l'encre de la main de Rimbaud, alors que le repassage des neuf premiers est le fait de La Vogue ?
Il faut beaucoup d'exceptions pour justifier la pagination autographe. C'est philologiquement et scientifiquement inacceptable.
Nous attaquons aussi une série de transcriptions à cheval sur plusieurs feuillets, ce qui nous fait rassembler les feuillets 15 à 17, autrement dit tous les feuillets qui précèdent le remaniement concernant "Veillées" avec l'insertion du feuillet 18.
Et il est frappant de constater qu'encore une fois la série des feuillets 15 à 17, la séquence des feuillets 15 à 17 pour reprendre mon idée de séquençage, implique un problème de remaniement avorté avec des chiffres romains pour remplacer des titres homonymes. Nous avons deux poèmes intitulés "Villes" au pluriel avec pour les séparer le poème "Vagabonds". On prétend que Rimbaud s'est trompé, sinon Germain Nouveau. L'un ou l'autre aurait transcrit le chiffre II en haut du feuillet 15 et puis aurait transcrit le chiffre I à la suite du titre au pluriel "Villes" au bas du feuillet 17.
C'est possible si tous les titres ont été reportés après la transcription des poèmes sur un dossier non paginé. Il faudrait une étude graphologique poussée pour trancher si au haut du feuillet 15 le titre "Villes" est écrit par-dessus le chiffre II ou si ce n'est pas l'inverse. Les chiffres ont été définitivement biffés par la revue La Vogue sur les manuscrits. On peut discuter de qui a fait les biffures comme pour l'article "Les" devant "Ouvriers", mais c'est un fait que les interventions au crayon procèdent d'une volonté de déterminer un choix, choix qui va dans le sens implacable de la transcription manuscrite.
Je n'ai rien à dire pour détailler l'unité de séquençage des dix dernières pages publiées ensemble en un seul numéro de la revue La Vogue, à ceci près que je rappelle encore une fois l'oubli du titre "Fête d'hiver". Je rappelle que les titres ont une composition typographique particulière en majuscules, et cela semble l'indice d'un travail à plusieurs. Un seul prote n'aurait pas oublié les titres "Les Ponts" et "Fête d'hiver". L'erreur ne peut guère relever que d'une mise en commun de deux travaux séparés.
Je précise que le dossier des manuscrits dont j'ai mis le lien plus haut est suivi de plusieurs pages de la revue avec tous les textes imprimés dans le premier numéro, pages 1 à 14. J'insiste sur le fait que les titres manquants et les hybrides sont reconduits tels quels dans l'édition en plaquette, ce qui semble signifier qu'il n'y a pas eu une composition nouvelle avec un retour sur le manuscrit, et cela semble supposer que les manuscrits n'étaient donc plus dans la main des éditeurs de la revue La Vogue au moment de la création du texte de la plaquette.
J'ajoute que comme l'a fait remarquer Jacques Bienvenu les rimbaldiens ont négligé des années durant d'autres inscriptions sur les manuscrits, les noms des ouvrières-typographes avec la mention des nombres  de lignes effectuées.
Enfin, il faut remarquer que sur la première ligne du poème "Après le Déluge", Rimbaud avait ajouté la mention "après": "Aussitôt que" devenant "Aussitôt après que..." Cette correction a été biffée au crayon et les tenants de la pagination autographe (Murphy, Bardel, etc.) soutiennent pourtant que cette intervention est due à une main étrangère. Seul Pierre Brunel accepte parmi les éditeurs de supprimer la mention "après" semble-t-il. Or, si Bardel et Murphy admettent que l'opération vient d'une main étrangère, ils ouvrent la voie à un discrédit de la thèse d'une écriture autographe pour une quelconque, je dis bien quelconque ! transcription au crayon sur les 24 pages manuscrites, et surtout ils admettent que les éditeurs ne considèrent pas les textes qu'ils ont sous la main comme sacrés. S'ils corrigent le texte déjà pourtant remanié par Rimbaud, ils peuvent très bien créer des séries "Veillées" et "Phrases" en étant indifférents à la rigueur de distribution, des titres chez Rimbaud.
Le séquençage et l'évidence que les indications au crayon et à l'encre relèvent d'un travail de préparation à l'impression prouvent que la pagination n'est pas de Rimbaud.
Nous nous pencherons bien sûr sur le complément d'étude, l'ensemble des manuscrits non paginés dont la publication a suivi.
Une autre étude complémentaire est à mener. Nous avons des transcriptions à cheval sur certains manuscrits, et certaines transcriptions sont tassées, ce qui veut dire que nous pouvons enquêter si certaines transcriptions ne sont pas dues à un problème de place et ne correspondraient pas à une volonté d'organiser un recueil.
A partir du moment où Rimbaud est censé établir tout un recueil, il n'a aucune raison de tasser son écriture. Rimbaud ne le sait pas à l'avance qu'il a tout juste de quoi transcrire tant de poèmes sur tant de feuillets...

mercredi 13 novembre 2024

Analyse du livre L'Art de Rimbaud de Michel Murat de 2002 et réflexions allant au-delà (partie 1 : les recensions de Reboul et Murphy)

Je possède les deux éditions du livre L'Art de Rimbaud de Michel Murat, mais je vais rendre compte du contenu de l'édition originelle de 2002. Il ne sera donc pas question pour l'instant de la partie consacrée à Une saison en enfer. Mais, malgré les retouches, dans l'édition révisée le discours originel est quelque peu reconduit à l'identique. La "Nouvelle édition revue et augmentée" date de 2013, elle vient dix à onze ans après, et il faut tout de même signaler le problème qu'elle aggrave par rapport à l'édition de 2002. Le livre L'Art de Rimbaud est quelque peu un ouvrage de synthèse sur les questions de poétique autour des compositions rimbaldiennes. La partie sur les Illuminations est plus personnelle, et à cet égard la réédition en 2013 est peu problématique, même si elle traite forcément cavalièrement les réflexions rimbaldiennes qui ont pu voir le jour pendant les dix ans d'intervalle, voire les prolongations à cet ouvrage lui-même. En revanche, le discours sur la partie en vers est conditionné par une volonté de mise au point sur les avancées de la recherche au sujet du vers, de la rime et de la forme du sonnet. Le premier ouvrage faisait un état des lieux de la recherche qui mettait en avant certains noms et certaines conclusions. Cela pouvait être discutable, mais il n'y a en principe rien à dire sur le fait que l'auteur publie ce qu'il croit la vérité. Mais, la réédition de 2013 établit une permanence du discours, elle renforce l'acquiescement du grand public aux conclusions et aux personnalités de chercheurs qui ont résisté à l'usure du temps. Et là, on va voir dans mon analyse qu'il y a un petit problème qui se pose réellement.
Maintenant, le livre de 2002, plus que la réédition, avait fait l'objet de recensions visant à serrer de près l'intérêt de la somme critique proposée.
Sur le site internet Persée, vous pouvez lire un compte rendu de 2004 par Yves Reboul qui est intitulé "Un livre décisif" et qui a été publié dans la revue universitaire toulousaine Littératures.

Reboul se montre dithyrambique et cela se fait à grands coups d'idées ressassées : "livre décisif", "livre capital", "ouvrage fondateur", "pièce maîtresse" en quelques lignes. Jusqu'à un certain point, Reboul a raison de parler d'un projet qui n'avait pas encore eu d'exemple, tant le mythe du voyant faisait prédominer le contenu sur l'analyse artiste de la forme.
Tout de même, à propos de la partie inaugurale sur le vers, Reboul ne fait pas remarquer que c'est la seule partie de l'ouvrage qui se réclame d'antériorités lourdes et bien balisées. C'est nettement l'unique partie de l'ouvrage qui ne soit pas personnelle. Reboul félicite Murat d'avoir dépassé le mythe de la "crise de vers", qui nous vient plutôt du discours mallarméen, en suivant des affirmations de Murat selon lesquelles Rimbaud fut d'abord un "poète correct", bien inscrit dans les consensus de ses contemporains, et il était plutôt que d'une "vieillesse d'Alexandre" question d'une "autonomisation progressive du rythme par rapport à la structure métrique."
Personnellement, j'ai des réserves sur ces deux points. Il faudrait déjà définir ce qui oppose une "crise de vers" à une "autonomisation progressive du rythme par rapport à la structure métrique". Les deux expressions ne sont pas spontanément opposables. Et surtout, je n'identifie pas une autonomisation du rythme. Le rythme peut relever pour partie de la manière de lire. Reboul est un lecteur du vingtième siècle, lié à une tradition antérieure aux livres La Vieillesse d'Alexandre de Roubaud et Théorie du vers de Benoît de Cornulier. Je sais d'expérience qu'il n'aime pas la lecture de soulignement des rejets et enjambements, son principe c'est plutôt celui de la lecture naturelle à la prose, d'une voix blanche. Or, on connaît le jeu théâtral exagéré de Sarah Bernhardt par des enregistrements. La lecture d'une voix blanche est caractéristique du vingtième siècle, de Benoît de Cornulier lui-même, mais, quels qu'aient été les avis personnels de Verlaine et Rimbaud sur la question, leur époque était semble-t-il plus favorable aux effets oratoires. Surtout, et malgré les analyses de Cornulier, la césure était identifiée comme une pause par les poètes, par Banville en son traité et par forcément tant d'autres. Les poètes avaient appris à identifier la césure à un repos. Par l'analyse statistique et grammaticale des vers, on s'aperçoit que la notion de "repos" est erronée, il s'agit plutôt d'une conception d'articulation syntaxique de la lecture qui est très difficile à définir, puisque nous pouvons constater une hiérarchie où une césure après une conjonction d'une syllabe est plus dérangeante que d'autres configurations, alors même que la conjonction permet un suspens au profit d'une virgule, comme on le voit sans arrêt à la lecture des alexandrins des tragédies du Grand Siècle. Il n'en reste pas moins qu'il y a une psychologisation de l'idée du repos. Dans le poème "Le Mariage de Roland", Hugo qui a pratiqué les césures acrobatiques que lui reprennent Baudelaire, Baznville et quelques autres dans la décennie 1850, en place une qui vaut calembour métrique : "sans me reposer". La préposition "sans" est placée à la césure et cela donne du sens au verbe qui suit "me reposer". Le héros infatigable nous dit : "Je n'ai pas pris la peine de souffler à la césure." Cette analyse est connue des métriciens, elle est faite par Cornulier ou d'autres. Et c'est tout le nœud du débat. Si le lecteur doit penser à la césure normale pour apprécier le rejet ou l'enjambement, c'est que cette autonomie est factice ou pleine de duplicité. Cornulier s'y est lui-même laissé piéger au vu de son discours sur les vers de 1872 et sur "Tête de faune". Et je ne crois pas non plus que le fait de ne pas prêter attention à la césure permette aux vers enchaînés de s'enrichir de beautés venues de la prose, puisque l'absence métrique correspond directement à un discours en prose. Le propos sur l'autonomie du rythme n'est pas résolument faux, mais il pose problème et on le verra à nouveau tout à l'heure quand je citerai le passage même de Murat que cite ici Reboul.
Je ne veux pas traiter de tout le détail de la recension faite par Reboul, Je ne veux retenir que les thèses qui sont dégagées. Sur la rime, nous avons le rappel qu'elle est quelque peu secondaire, ce qui importe c'est le discours tenu et la cohérence harmonique entre syntaxe et structure métrique. Cela est juste. En revanche, je suis réservé quant au discours de Banville sur la rime, comme quant au discours de Murat qui semble s'inscrire dans l'ornière tracée par le traité banvillien. Reboul formule un résumé du propos de Murat où Hugo, Banville et Baudelaire sont ainsi départagés. Les trois poètes sont des adeptes de la rime riche, mais Hugo fait prédominer la rhétorique, Banville serait dans la primauté de la rime et Baudelaire serait dans un équilibre entre les deux avec une "rime enrichie" qui "diffuse le jeu verbal à travers un mot long ou un groupe entier". Banville aurait réellement pratiqué son principe selon lequel la "Rime" est "unique harmonie du vers". Je ne suis pas d'accord à plusieurs égards. Banville est un bonimenteur dans son traité qui ne coïncide pas avec le poète qu'il est réellement. Pour preuve, Banville est un admirateur des enjambements de Victor Hugo qu'il poursuit dans ses propres créations, et surtout Banville a pratiqué avec Baudelaire les césures acrobatiques initiées parcimonieusement par Hugo dans son théâtre, ce qui est indépendant de l'intérêt porté à la rime. Quant à la rime enrichie baudelairienne, elle est tributaire d'une analyse réelle à faire qui porte non plus sur la rime, mais sur les assonances, allitérations et répétitions syllabiques ou les répétitions partielles de séquences de consonnes et voyelles. Or, mon ressenti est différent. Peu de gens le savent de nos jours, mais les assonances et allitérations étaient mal vues à l'époque de la poésie classique, à tel point que certains commentaires actuels vont dire qu'il n'y a aucune allitération en [s] voulue par Racine dans le vers cité pourtant dans plein de manuels : "Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?" Personnellement, je suis tout de même convaincu que cette allitération est un fait exprès de la part de Racine, d'autant que ce vers est un cliché d'époque qu'on doit trouver dans Desmarets de Saint-Sorlin ou d'autres avant lui, mais avec moins de [s] à l'oreille. Mais, peu importe le débat avec ce vers-là de Racine, j'ai déjà remarqué dans les cadres scolaires et universitaires qu'on a habitué les élèves, les candidats de concours, les enseignants, les chercheurs universitaires à identifier des allitérations significatives. On précise poliment qu'il faut au moins trois fois un même phonème ou son pour faire une assonance ou allitération, mais partant de là on voit des allitérations et assonances partout dans les poèmes, puisque forcément il y a toujours une concentration quelconque de voyelles ou de consonnes dans un vers ou deux. Racine voulait qu'Oreste décrive avec horreur une vision irréelle des Erinnyes qui appartiennent à sa sphère culturelle : l'emploi du démonstratif "ces" s'imposait pour "pointer du doigt" en quelque sorte, tandis que les mots "serpents", "sifflent" et la préposition "sur" étaient rendus indispensables à la description : "des serpents sifflent sur vos têtes". Toutefois, on devine que Racine pouvait éviter leur accumulation plus conséquente encore avec la formule interrogative : "Pour qui sont [...] ?" Le verbe "sont" et le déterminant "ces" étaient quelque peu évitables, et Racine, après avoir créé son vers, aurait pu le réviser. Mais si on débat ainsi d'un vers où figurent cinq phonèmes [s] renforcé d'un [f] avec un verbe explicitant l'effet "sifflent", imaginez le doute légitime qu'on peut avoir sur les analyses systématiques en allitération de groupement de trois [s] seulement dans un vers ou... deux.
Au XIXe siècle, tous les poètes ne se lancent pas dans la pratique des allitérations et des assonances, car cela demande un investissement réel, une réflexion soutenue pour trouver les mots qui s'y prêtent et les employer et aussi pour les ordonner à bon escient. Je lis en ce moment la traduction en alexandrins verset par verset de La Divine Comédie par Ratisbonne, et je n'identifie pas une prosodie romantique opposable à l'esprit de la poésie classique. Particulièrement mélodique, Lamartine a une concordance classique entre mètre et syntaxe, et il n'est pas évident de parler d'un poète pratiquant les assonances et allitérations. Surtout, il est particulièrement indigent comme l'étaient les classiques la plupart du temps dans l'élaboration des rimes. Hugo est au contraire très investi et bien avant Baudelaire dans la sonorité interne de ses vers. Et des effets de rimes enrichies, j'en trouve chez Hugo avant la publication des Fleurs du Mal. Peut-être que Murat a raison d'attribuer un mérite d'invention à Baudelaire sur un exemple précis qu'il traite, mais avant d'attribuer quoi que ce soit à Baudelaire il faudrait convenir d'une enquête statistique d'ampleur. Le point attribué à Baudelaire, c'est que certains phonèmes en-dehors de la rime permettent malgré tout de structurer la relation d'un vers à l'autre, ce qui permet d'éviter la rime trop riche tout en renforçant pourtant les échos de phonèmes entre deux vers. Mais j'en arrive au point suivant : qui se rend compte de l'importance de la rime à une lecture naïve des vers de Banville, Hugo ou Baudelaire ? Personnellement, quand je lis dans un véritable esprit de délassement, je n'identifie pas les rimes, j'identifie uniquement les césures et les vers longs ou courts. Les rimes ont de petites incidences en les lisant, mais je n'identifie pas tant que ça la structure des vers deux par deux. C'est pour cela que je lis très rarement des vers en dilettante, je les lis presque toujours avec un surcroît de concentration intellectuelle. Moi, je n'y crois pas au statut de la rime prédominante opposable à la primauté du discours tenu. Les consonnes d'appui ne signifient pas clairement ce jeu entre deux pôles : le rime ou le mètre, parce que pour moi le mètre est une évidence qui s'impose à la lecture, surtout avec le formatage graphique, alors que la rime demande un effort de prise de conscience de sa présence constante tout au long d'un poème. Cette dialectique entre Hugo thèse, Banville antithèse et Baudelaire synthèse, je n'y crois tout simplement pas. Qui plus est, le problème de fond est autre. Ce qui permet à la rime de prendre le pas sur le mètre, c'est le fait de renoncer à l'armature syntaxique de la phrase pour créer des énumérations, des juxtapositions, pour créer des suspens autour d'un seul mot, et de ce point de vue là Hugo est le modèle de Banville en bien des cas, et non celui qui préserve le régime discursif. Toutefois, les juxtapositions ne datent pas d'hier, il suffit de citer des vers de Ronsard pour s'en apercevoir. Et surtout, le problème n'est pas alors d'une primauté de la rime, mais d'une primauté des mots, qu'ils soient à la rime ou non. Et cela nous intéresse quant à "Voyelles" de Rimbaud, et cela nous intéresse aussi pour les rejets et les enjambements, comme pour l'analyse interne de certains hémistiches.
Pour moi, le débat est problématique entre le mètre et la rime, parce qu'il n'a aucune rigueur scientifique ainsi posé.
En conclusion de la partie consacrée à la rime, Reboul cite alors une idée de Murat selon laquelle Rimbaud déconstruit pour reconstruire, et c'est la diffusion de la suite phonétique [wa] dans "Larme" qui sert à illustrer le propos. Malheureusement, je vois mal comment cet exemple unique vaut pour tout le reste, ni en quoi cet exemple est ce qu'on dit qu'il est. Nous aurons à affiner notre jugement en nous confrontant au texte de Murat lui-même, ce que nous ferons ultérieurement.
Murat n'a pas voulu traiter dans son ensemble de la question des formes de strophes pratiquées par Rimbaud, ce qui est en réalité regrettable, puisqu'il y avait des choses à dire sur les triolets enchaînés, sur l'importance de quatrains de rimes croisées pour comprendre plus en finesse les défauts de rimes des poèmes de 1872, sur la forme d'alternance des mesures dans "Rêvé pour l'hiver" et sur quelques autres spécificités que seul un érudit en principe est capable de traiter.
Pour la partie sur le sonnet, nous avons surtout le constat étonnant et depuis longtemps fait par Murat lui-même dans un article précoce que Rimbaud est passé d'un type de sonnet libertin en 1870 à une forme plus rigoureuse de sonnet académique dans "Voyelles", "Les Douaniers", les "Conneries", "Oraison du soir" et Les Stupra, "Poison perdu" n'étant pas attribué à Rimbaud. Il s'agit d'un paradoxe dans l'évolution de Rimbaud.
Et Reboul passe alors à l'étude des poèmes en prose. Reboul prend position non à bon droit, mais complètement à tort en faveur de l'idée que les Illuminations sont un recueil de Rimbaud à la pagination partielle autographe. La pagination autographe, c'est faux, archi-faux. Le fait d'intervenir sur les manuscrits aux crayons gris, rouge ou bleu, ou bien à l'encre avec différents signes est typique des éditeurs. On en a la preuve dans le cas de Rimbaud avec les épreuves de Vanier pour les éditions de ses dites Œuvres complètes en 1895, et cela est confirmé par ma consultation de l'exemplaire annoté d'une édition du Reliquaire de 1891 qui a servi à Vanier de point de départ à tout son travail. Et les signes sur la pagination coïncident parfaitement avec la publication au fur et à mesure des Illuminations, petits groupes de poèmes par petits groupes, dans différents numéros de la revue La Vogue, avant une publication en volume dans un ordre encore différent. Jacques Bienvenu a publié en deux parties un article décisif à ce sujet, où s'accumulent des arguments d'un poids décisif que Murphy, ni Murat, ni Reboul n'ont réfutés. Ils n'ont même pas protesté. Ils ignorent le débat, parce que c'est évident que finalement Guyaux avait raison et Murphy complètement tort sur la pagination. Et je rappelle qu'on ne sait même pas si tous les poèmes en prose ont été publiés, on sait que le ou les feuillets manuscrits des poèmes "Dévotion" et "Démocratie" ont disparu, mais on ne sait pas si "Circeto" et "Voringhem" ne sont pas des coquilles pour "Derceto" et "Voringhen" non plus, et on ne sait pas si d'autres manuscrits ou non ont disparu. On sait que les éditeurs selon les dires de Verlaine se sont partagés les manuscrits avant même la publication des derniers poèmes en prose connus. Et nous avons un ensemble de feuillets qui ne sont pas paginés, ou qu'ils le sont partiellement en fonction d'une nouvelle publication en revue, on sait que Verlaine n'a pas remis la main sur les manuscrits en question, et il faudrait croire que nous avons en face de nous un recueil dont l'ordonnancement a été précisément voulu par Rimbaud, lequel n'était pas impliqué dans le projet de publication. Il faudrait croire qu'en 1878 vu le projet de publication l'ordre était déjà décidé, mais bien sûr, et c'est la marmotte qui emballe le chocolat...
De toute façon, l'hypothèse du recueil est inutile pour légitimer les échos des poèmes en prose entre eux, il n'y a pas besoin de recueil pour ça. Et enfin, personne n'a jamais identifié un récit dans la distribution des poèmes les uns après les autres. Vous respectez comme sacré un ordre qui n'a de sens pour personne au monde !!! Il faut le faire ! Je ferai une mise au point imagée à ce sujet dans une prochaine partie de l'analyse du livre L'Art de Rimbaud, parce qu'il faut que les choses soient clairement posées une fois pour toutes !
Bref, je rendrai compte ultérieurement de la partie en prose de l'ouvrage de Michel Murat, et je vais éviter de citer l'analyse de Reboul qui suppose nettement qu'on digère les développements de Murat lui-même. Cependant, pour moi, un fait me saute aux yeux, c'est la disjonction entre les deux parties. La première partie sur la poésie en vers étudie des objets concrets qui définissent la poésie en vers de manière univoque pour tous : le vers, la rime et la strophe, ici ramenée à l'objet sonnet, alors que la partie sur la prose est plus spéculative et consiste plutôt en une réflexion sur ce qui fait dire subjectivement par un chercheur ce qui fait qu'un texte en prose appartient à la poésie. Les objets de réflexion sont stimulants, mais pas du tout du même ordre.
Dans sa conclusion, Reboul précise qu'il regrette que la notion de "prosodie", utilisée notamment par un Baudelaire, n'ait pas été mobilisée, et il félicite l'ouvrage de s'opposer à un certain courant obscurantiste dans le discours sur la poésie moderne au tournant du troisième millénaire.
Le site internet Persée fournit également un compte rendu de la même année 2004 par Steve Murphy dans la revue Romnatisme.


Murphy applaudit la "limpidité argumentative" et la capacité de l'auteur à renouveler l'étude d'un sujet en demeurant accessible à tous les lecteurs. Murphy parle en personne concernée sur la partie consacrée à la mesure du vers, il introduit une divergence au sujet de certains vers. Murat a considéré que des alexandrins de Baudelaire avait un schéma semi-ternaire 4-8 ou 8-4 en même temps qu'une structure classique 6-6 en tension, ce qui est repris à Théorie du vers de Cornulier, et Murphy pense que les vers sont plutôt une tension entre le ternaire 444, quasi-trimètres donc, et la scansion normale de l'alexandrin 6-6. Je me pose autrement dans le débat. Je considère que les semi-ternaires sont une illusion à laquelle Cornulier a fait l'erreur de donner de l'importance et une prétendue validité chronologique. Je remarque que cet objet gênant dans la théorie qu'est le semi-ternaire a quelque peu disparu des écrits de Cornulier depuis quinze ou vingt ans. L'objet semi-ternaire est une invention de Philippe Martinon au début du vingtième siècle dans le cadre d'une croyance en l'accentuation de l'alexandrin passant du tétramètre au trimètre, et cette théorie a été adaptée à l'approche non accentuelle de Cornulier améliorant celle de Jacques Roubaud dans La Vieillesse d'Alexandre, sauf que l'adaptation pose des problèmes de logique élémentaire qui n'ont pas été traités. Murphy n'a pas l'air de croire à la thèse du semi-ternaire, mais pour la résoudre il accentue l'idée que les poètes se référaient forcément au trimètre en tant que tel, et cette théorie ne résiste pas à l'analyse des faits. En réalité, la césure normale est chahutée et de temps en temps il y a une exhibition d'une régularité de trimètre, mais cette exhibition n'est pas du tout automatique. Et comme le trimètre va être lui-même déréglé, il se posera forcément la question de la frontière entre les enjambements qui jouent sur le trimètre et ceux qui y sont indifférents, puisqu'il n'y aucune solution de continuité objective entre les deux, quand bien même il existe des vers pensés simplement comme des enjambements à la césure et d'autres comme des trimètres déréglés. Il arrive un moment où le débat est impossible à trancher au plan du vers lui-même sans se reporter à tout le poème ou à ce que nous savons de l'auteur. Mais, le problème n'apparaît qu'à l'étude de poètes de la toute fin du XIXe et du début du XX qui n'ont pas la notoriété d'un Hugo, Rimbaud ou Verlaine. Pour Hugo, Rimbaud et Verlaine, il est possible d'avoir quelques points de débat sur la référence au trimètre approximatif, mais une étude doit parvenir à trancher le débat vers par vers.
Au plan de la rime, la recension de Murphy a l'intérêt de citer les ouvrages antérieurs d'Alain Chevrier ou de Dominique Billy, mais pour souligner aussitôt à quel point Murat innove et va plus loin et balise tout le corpus des vers rimbaldiens avec une réelle richesse d'angles d'attaque.
Murphy salue surtout la partie sur les Illuminations pour laquelle il parle d'un "véritable bond en avant". Il est vrai que certaines oppositions formulées sont très stimulantes, mais je rappelle ce que j'ai dit plus haut. Il y a une différence de nature entre les deux parties du livre de Murat. Seule l'étude de la versification est rigoureuse au plan scientifique, celle sur les Illuminations n'est pas scientifique de la même façon, elle est beaucoup plus spéculative et moins contrainte, et surtout on a une première partie d'étude formelle alors que la seconde partie n'offre pas la contrepartie en prose de la première.
Pour la pagination et l'idée de recueil, Murphy prêche pour lui-même. Il est juge et partie. Mais la partie, elle est perdue depuis. Murat et Reboul, qui sont effectivement parmi les meilleurs rimbaldiens, n'auraient jamais dû prendre ainsi parti pour la question du recueil et de la pagination autographe dans les Illuminations à la suite de Steve Murphy qui est lui aussi un des meilleurs spécialistes de Rimbaud. Cette convergence critique a fait du dégât, et il est temps qu'en toute bonne foi, Reboul parle de bonne foi dans sa recension traitée plus haut, on admette qu'objectivement la pagination des Illuminations n'est pas autographe. Et si on n'est pas d'accord, on réfute l'article en deux parties de Jacques Bienvenu (et mon argument qui y est inclus, mais il y a aussi des arguments terribles de Bienvenu lui-même bien sûr) autrement que par-dessus la jambe, et autrement qu'en publiant des articles de disciples de gourous. Cela devrait être une évidence pour tout le monde. La postérité, elle n'aimera pas beaucoup les rimbaldiens qui ont caché la vérité compromettante sous le tapis, quand tout était évident. Moi, je n'aimerais pas que la postérité me juge de la sorte. Je n'en veux pas de ça !
Je ne vais pas rendre compte des remarques de Murphy sur les différents sujets : deux manières contrastées de concevoir la poésie en prose entre Baudelaire le prosaïque d'un côté et Bertrand ou Rimbaud les chercheurs formels, ou bien la variété des dispositifs de Rimbaud pour composer un poème en prose, sinon en vers libres.
Quant à la conclusion, Murphy déclare que s'il est un ouvrage à acquérir pour étudier Rimbaud, c'est bien celui de Murat, et il va nourrir la critique rimbaldienne pour de nombreuses années. Certes, le livre est excellent et profitable, mais je pense qu'il souffre d'un déficit d'analyse du sens des poèmes. Je ne peux pas le mettre sur le même plan que les livres de Murphy lui-même, sur le même plan que les livres d'Antoine Fongaro, Bruno Claisse, Yves Reboul ou Benoît de Cornulier. Il est en revanche plus important que les livres de Yoshikazu Nakaji sur Une saison en enfer ou de Bernard Meyer Sur les Derniers Vers, plus important que le livre de Sergio Sacchi, que les livres de Pierre Brunel en général, ou que le livre d'Antoine Raybaud Fabrique d'Illumiunations. C'est un livre important qui a sa place, les éloges dithyrambiques sont quelque peu justifiés si on s'en tient au sujet du livre, mais pour l'analyse du sens il y a un petit cap supplémentaire que l'auteur n'atteint pas.
Je meurs d'envie de poursuivre immédiatement mon analyse en attaquant le premier chapitre intitulé "Le Vers". La fatigue m'aide à me convaincre de faire une pause, mais je devrais très rapidement rédiger une suite.

La survie littéraire de Germain Nouveau et Sappho

Mon édition des Œuvres complètes de Lautréamont et Germain Nouveau dans la collection de La Pléiade à été détruite dans une inondation canonisé. Ce volume n'est plus édité de nos jours. On édité les seuls textes d'Isidore Ducasse désormais.
Je ne suis pas tant séduit que ça ar Isidore Ducasse mais il est intéressant à lire. Nouveau est pour moi un poète secondaire, mais je tenais à remettre la main sur ses Poésies. 60 euros, ça pique un peu. Mais voilà c'est chose faite.
Le sort de Nouveau dans les éditions courantes prouve assez la fin des illusions des surréalistes. Nous n'en sommes plus depuis plusieurs décennies déjà à admirer Antonin Artaud, Germain Nouveau et d'autres. Leur place est redevenue bien relative dans l'histoire littéraire. Mais, pour un rimbaldien, il reste nécessaire d'avoir un accès permanent à une telle édition.
Admirez qu'y prédomine le portrait de Nouveau au détriment de Ducasse. On sait la comédie ultérieure de la photo qui manquait pour se représenter Lautr..... Nouveau a disparu des étoiles vers et tête. 




Je relisais aussi les fragments de la poétesse Sapho.
Je rumine une idée au sujet des Premières communions.
Jean-Pierre Chambon a étudié le vocabulaire du poème en établissant des références à un discours clinique d'époque sur l'hystérie féminine.
De mon côté, je considère que Rimbaud a fait de premières soirées d'activités zutiques des le séjour à Paris du 25 février au 10 mars à Paris avec passage dans l'atelier d'André Gill. Et cela explique la nature zutique des poèmes envoyés à Izambard et Demeny en mai et juin 1871. Il est vrai que Venus anadyomène témoigne d'une veine obscène plus précoce encore. Mais le morceau des Premières communions relève d'un art zutique très assumé et c'est un excellent candidat pour représenter les corruptions inouïes qui selon Valade ont effrayé le milieu des poètes parisiens en septembre 1871.
Seulement, derrière le discours clinique moderne, on a oublié la tradition littéraire et la culture scolaire gréco-latine de Rimbaud.
Sapho est connue pour des fragments assez brefs, et si elle n'a laissé aucun poème complet derrière elle, nous connaissons une bonne partie de son hymne à Aphrodite grâce à Denys d'Hallicarnasse et une partie d'un poème sur les signes physiques de l'émotion amoureuse au moment d'une séparation définitive. Ce fragments est très incomplet, mais il a inspiré un poème en latin à Catulle en quatre strophes précisément saphiques : trois vers de onze syllabes suivi d'un vers de cinq syllabes, abstraction faite des brèves et longues au plan vocalique.
Or, le poème "Les premières communions" est précisément pour partie la description des sensations physiques d'une jeune communicante qui confond l'amour pour Jésus avec ses premiers émois sexuels. Et la sensation du soleil à aussi un rôle tant dans les fragments connus de Sapho que dans cette pièce de Rimbaud.
J'ajoute à cela que je cherche dans les poèmes grecs et latins les modèles de l'idée de prairie amoureuse, comme du motif d'une Nature semée d'animaux qui paissent.
Sinon, je lisxencore L'art de Rimbaud de Michel Murat dans sa version initiale de 2002 en vue d'une grande revue critique en quelques articles...



lundi 11 novembre 2024

Réflexions autour de "Voyelles", Ratisbonne et Ronsard

J'ai fini par acheter la fameuse traduction en vers de La Divine comédie de Dante par Louis Ratisbonne, il ne s'agit pas d'une édition contemporaine de Rimbaud, puisque mon livre est paru en 1982 et porte surtout en grand le nom de Gustave Doré écrit en rouge et en plus grand que l'auteur italien et l'ouvrage lui-même. Et Nous avons la précision : "texte intégral - traduction en vers de Louis Ratisbonne / 136 illustrations de Gustave Doré". On se rappelle que Rimbaud avait eu accès à l'édition du Don Quichotte flanqué des illustrations de Doré. Rimbaud avait mis la main sur l'exemplaire de son professeur Izambard et insistait sur son temps passé à faire la revue des gravures. Doré était célèbre à l'époque, et toujours en vie d'ailleurs. Je n'en suis qu'au chant dixième, je n'ai traversé qu'un quart de l'Enfer, pas même un tiers.
Je n'ai pas sous la main le volume La Poésie jubilatoire avec l'article de Cornulier sur "L'Angelot maudit". Il me souvient que le mot "cloaque" est déterminant dans le rapprochement de sourcier proposé. Ceci dit, j'ai fait une recherche hier pour avoir le texte en ligne de la traduction de Ratisbonne et j'ai lancé une recherche du mot "cloaque", et pour l'instant c'est la douche froide. Il ne m'en a fourni qu'une seule occurrence, et pas même dans les alexandrins. Ratisbonne a tout traduit en vers, mais chaque chant est précédé d'un chapeau en prose qui résume ce qu'on va lire. Le mot "cloaque" n'apparaîtrait que dans le seul chapeau du livre dix-huitième.
Je cite ce chapeau le dernier court paragraphe du chapeau :
Les deux poètes, en suivant toujours le pont de rochers, atteignent le second bolge, hideux cloaque d'immondices où sont plongés les flatteurs.
Le mot "bolge" semble signifier "fosse". Dante et Virgile viennent d'atteindre le huitième cercle, "le cercle de la fourbe, appelé Malebolge (fosses maudites)."
Le chant sixième nous fait lui passer au cercle où sont punis les gourmands, mais je n'ai pas remarqué de liens exploitables avec "Jeune goinfre".
Cette édition de 1982 a malheureusement plusieurs coquilles, en particulier il manque des mots, il manque "je", ou une forme pronominale "l'autre", il faut donc parfois recomposer le vers par quelques inférences logiques.
La préface de Ratisbonne lui-même est intéressante, elle commence par la citation célèbre : "Traduttore, traditore, traduire, c'est trahir." Ratisbonne signale à l'attention que ce livre de Dante était oublié aux XVIIe et XVIIIe siècles. Boileau ne le mentionne jamais, Voltaire en a parlé à la légère. Le regain d'intérêt apparaît au XIXe siècle, mais l'essentiel des traductions est en prose. L'exception vient du poète Antony Deschamps, mais celui-ci n'en a traduit en vers que quelques passages. Ratisbonne dit qu'il faut rendre la forme poétique de la terza rima pour prendre la mesure du chef-d'oeuvre. Toutefois, son adaptation en vers n'est pas de l'ordre de la terza rima. Il compose des tercets, mais couplés par deux en manière de sizains avec un schéma de rimes AAB CCB, et il ne faut que conclure le dernier sizain par un vers allongé qui reprend la rime B. Mais, du coup, je me dis que dans son système Ratisbonne compose toujours un nombre pair de tercets avant de conclure par l'ajout du vers final, ce qui voudrait dire que Dante lui-même aurait toujours pratiqué soit le même nombre de tercets dans chaque chant, soit il aurait toujours eu un nombre pair de tercets. Je n'ai pas encore fait toutes les vérifications à ce sujet.
Pour la versification, Ratisbonne est très régulier, mais il pratique les rejets d'épithètes. Malgré cela, il est plus régulier que Victor Hugo, mais il faut dire que cette traduction date de 1852.
Ratisbonne annonce une traduction en prose attendue de la part de Lamennais. Je n'en ai jamais entendu parler. Je rappelle que Lamennais est très connu depuis longtemps, puisqu'il est cité en épigraphe par Hugo dans son premier livre d'odes en 1822.
Evidemment, en 1856, Victor Hugo publie Les Contemplations et il est difficile de ne pas penser à une inspiration dantesque dans l'opposition entre les volumes "Autrefois" et "Aujourd'hui", et surtout au plan des visions du poète qui témoigne de ses contemplations.
Et j'en arrive au point de rapprochement avec "Voyelles". Déjà, dans sa préface, Ratisbonne parle de voir le ciel dans les yeux de Béatrix, mais je suis allé d'emblée éprouver une hypothèse en ce qui concerne la toute fin de la traduction. Normalement, en italien, La Divine Comédie se termine par le mot "étoiles". Mais je suis allé en quête d'un lien possible avec le tercet final de "Voyelles". Nous finissons sur la rime "feu"/"Dieu". Il faut avouer que nous ne passons pas loin, puisque nous avons l'identité divine supposée par les majuscules "Ses Yeux". Je cite les sept derniers vers, où je relève l'occurrence "étrange", un "comme" à la césure sur le modèle hugolien (copié ensuite par Baudelaire), mais aussi le trait de la Grâce frappant les yeux :

Tel étais-je devant l'étrange phénomène.
Je voulais voir comment notre effigie humaine
S'adapte au cercle et comme elle y peut pénétrer.

Or, pour ce vol mon aile eût été mal habile,
Si la Grâce d'un trait frappant mon œil débile
N'avait dans un éclair réalisé mon vœu.

Ici ma vision sombra dans la lumière :
Mais telle qu'une roue avançant régulière,
Déjà mouvait mon cœur, m'embrasant de son feu,

L'Amour qui meut le Jour et les étoiles, Dieu !
Pourtant, dans l'ensemble, la versification n'est pas audacieuse, en tout cas pour les dix premiers livres, mais j'ai remarqué que le dix-huitième livre enjambait pas mal en le survolant.
J'ai remarqué aussi une césure épique sur le mot "juste" dans un alexandrin :
N'est-il pas un seul juste parmi ces insensés ?"
Visiblement, c'est le genre de lacune que seul s'autorise un traducteur en vers.
J'ai relevé pas mal d'emplois très religieux de l'adjectif "suprême" et des "voix stridentes" au début du chant troisième qui décrit l'entrée en Enfer avec la rencontre "syncrétique" du nocher Charon, chant où les moucherons ont leur place...
Je rappelle qu'au sujet du "Suprême Clairon plein des strideurs étranges", vu qu'il est question de voyelles identifiées à des couleurs, je lis "Clairon comme un équivalent de "Clarté" et je lis des "striures" dans le mot "strideurs", fatalement ! Je ne sais plus, je crois avoir relevé "Clarté suprême" dans les vers de Ratisbonne, mais je vais devoir le relire, et j'ai en tout cas relevé la mention "trompette divine" à la rime.
Les liens ne sont pas évidents avec des passages précis des poésies de Rimbaud, mais au plan culturel ces citations ne sont pas vaines, parce qu'elles confirment que mes intuitions de lecture dans "Voyelles" sont bien inscrites sur les lieux communs poétiques du dix-neuvième siècle.
Je rappelle que Ratisbonne a été parodié par Rimbaud dans l'Album zutique avec "Jeune goinfre" et "L'Angelot maudit". "Jeune goinfre" est une parodie à plusieurs niveaux : Pommier, Daudet, Valade, Verlaine et comme l'a montré Steve Murphy Louis Ratisbonne. Rimbaud parodie alors les poèmes de la série "Le Gourmand" de "La Comédie enfantine". Pour "L'Angelot maudit", la parodie n'était pas évidente avant l'article de Cornulier mobilisant le mot "cloaque". Evidemment, j'ai aussi découvert le modèle satirique du soldat saoul se cognant à une borne dans la poésie du dix-huitième siècle et j'ai fait remarquer qu'un vers du poème "L'Heure du berger" des Poëmes saturniens de Verlaine était parodié. J'ai aussi une thèse verlainienne sur l'emploi des distiques. Le sonnet "Voyelles" a été composé quelques mois après, ce qui permet de ne pas repousser sans procès l'idée d'une influence potentielle d'une lecture de La Divine Comédie en vers, et j'enquête donc sur le sujet.
Je fais remarquer qu'en 1863 Catulle Mendès a publié un recueil Philoméla où il se vante explicitement de composer des poèmes en treize vers sur deux rimes qui sont sur le mode de la terza rima de Dante, ce qui correspond à un voyage en Enfer, mais en vase clos. Et Verlaine a imité et à peine déformé la terza rima en treize vers sur deux rimes dans "Crépuscule du soir mystique", le seul poème de Verlaine à ma connaissance dont Murphy, Cornulier et les autres n'ont pas précisé la forme. Eh bien, je vous l'apprends, c'est une terza rima en treize vers légèrement trafiquée pour l'allusion imprécise aux sizains inversés.
J'ajoute que dans "Les Premières communions" Rimbaud emploie l'adjectif "purpurine" ce qui anticipe sur sa reprise à Mendès de l'adjectif "écarlatine" à la rime dans "Vu à Rome", sachant qu'il y a une abondance de rimes en "-ines" dans les parodies zutiques de Rimbaud et dans les poèmes ciblés par ses parodies avec présence décisive de l'adjectif "narine" à plusieurs occasions.
Petit à petit, je rassemble les données, c'est un sujet encore à creuser.
J'aurais aussi à dire sur la manière classique oratoire de la traduction de Ratisbonne, mais je passe, pratique classique très conventionnelle, simplement efficace sans plus, mais au moins on lit le chef-d'oeuvre de Dante dans une certaine aura littéraire, et à moins d'être rapidement ennuyé par cette monotonie déclamatoire en continu, ça peut passer.
Pour me délasser, je lis aussi du Ronsard.
Dans mon souvenir, les rejets d'épithètes disparaissent assez tôt des poésies de Joachim du Bellay, du moins ils sont rares et sont surtout dans Les Antiquités de Rome, sinon dans L'Olive, et de mémoire il est dur d'en trouver dans Les Regrets, mais je vais les relire. Mais je pense qu'ils sont plus difficiles encore à trouver dans les poésies de Ronsard. Cela tend à se confirmer pour l'instant, mais je vais reprendre tout ça patiemment.
Il n'y a pas de rejets d'épithètes dans "Contre les bûcherons de la forêt de Gâtine", ni dans l'Hymne de la mort, et ainsi de suite. J'ai tout de même un quasi rejet d'attribut dans L'Hymne de la mort, mais ce n'est pas un vrai rejet, car le second hémistiche est une sorte d'attribut corrigé :
Que ton âme n'est pas Païenne, mais Chrétienne,

J'ai relevé une coordination comme j'en ai cité récemment des exemples dans la Sophonisbe de Mairet. J'ai presque trouvé un enjambement de complément du nom, mais il est assoupli comme le faisaient les classiques et donc ne compte pas comme un antécédent aux "Troupeaux / De Cée" de Malfilâtre. Je prévois une grande étude pour commenter ce que j'appelle les rejets assouplis des classiques et qui donc finalement ne sont pas à admettre comme tels.
Fait important, bien que la versification des Hymnes de Ronsard soit plus régulière que celle d'un Victor Hugo ou d'un poète parnassien, il y a pas mal de "e" languissants qui y figurent.
Voilà, je ne pouvais pas appeler cet article un pot-pourri de réflexions, merci de vous y être fait prendre.

jeudi 7 novembre 2024

Voyelles et Les Premières communions, des liens de l'un à l'autre poème, en passant par "Ce qu'on dit..."

 - David, c'est bien d'être productif, mais tu devrais ralentir : les gens n'ont pas le temps de tout lire. Regarde l'article "Le lien Silvestre entre 'Voyelles', 'Vu à Rome', etc." il est moins lu que les autres.
- Hein ? quoi ? Boah ! les gens, ils n'ont qu'à faire deux passages par mois et lire tout d'une traite les nouveaux articles, non ? De toute façon, je n'ai pas le temps, si je n'écris pas, j'oublie et je remets à bien plus tard. Là, j'ai envie de pondre vite fait un petit article avant de me boire un café.

*

Dans les rapprochements entre "Voyelles" et "Les Premières communions", sujet que j'ai déjà envisagé par le passé, il y a la couleur bleue, les césures sur l'article défini, l'emploi du pluriel "mondes" à la rime, et un lien sur l'idée de communion entre "Les Premières communions" et "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" conforte l'importance du propos.
C'est parti !

Ah oui, je rappelle que le premier vers avec césure sur le déterminant démonstratif "ces"^et emploi de l'expression "trivial" a été réécrit par Verlaine par la suite, je l'ai déjà dit, mais c'est passé inaperçu : "Vraiment, c'est bête, ces églises des villages", je pense à "Chevaux de bois" des Romances sans paroles et à un autre poème.
Un autre truc important que j'écris ici pour le fixer quelque part avant que ça ne dure encore dix ans. Je rappelle que dans sa lettre à Demeny du 10 juin 1871 Rimbaud a envoyé le poème "Les Pauvres à l'Eglise", qui est daté évasivement de 1871, sauf qu'il entre dans une série au premier chef avec "Les Premières communions" et au deuxième chef avec "Accroupissements" qui parle d'un frère au ventre de curé. En tirant la corde, le poème "L'Homme juste" peut partiellement dans cette idée de série. Or, l'idée de série a son importance, puisque "Les Premières communions" est un poème long et vous avez un rappel de ce poème dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" avec la mention des "sujets saints / Pour de jeunes communiantes", puis le syntagme "premières communions" figure dans "Après le Déluge".
Le lien avec "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" a une importance réelle, puisque l'importance de la couleur bleue est précisément commune à ce poème, aux "Premières communions" et à "Voyelles". Et là, on ne fait pas dans ce qu'a déjà dit Gengoux, je ne crois pas, on se situe de toute façon à un autre niveau de réflexion.
Et ce que je ne veux pas oublier non plus, c'est que comme il y a vitraux et couleur jaune, je dirais que le poème "Les Pauvres à l'église" fait une allusion au poème "Le Vitrail" de Coppée qui est précisément dédicacé à Paul Verlaine.
Donc, ce qui m'intéresse au plan formel (comme ça plein de lecteurs renoncent à me lire sans attendre la partie sur les mots clefs plus bas), c'est le relevé des césures acrobatiques dans "Les Premières communions" (je mets un + pour identifier la césure) :

Vraiment, c'est bêtes, ces + églises des villages

Un noir grotesque dont + fermentent les souliers :

Les vieilles couleurs des + vitraux irréguliers.

Par un badigeon d'eau + bleue et de lait caillé :

Se gorgent de cire au + plancher ensoleillé.

Quelque enluminure où + les Josephs et les Marthes

Qui font du genre après + messe ou vêpres chantantes?

Mieux qu'à l'Eglise haute + aux funèbres rumeurs,

Adonaï !... - Dans les + terminaisons latines,

Qui s'est surpris autour + des célestes tuniques, (je relève cette césure non comme acrobatique, mais pour relever l'écho avec le vers 4 de "Voyelles")

[...] et s'abaisse
Le coeur, sous l'oeil des cieux + doux, en les devinant ;

Elle eut soif de la nuit + forte où le coeur qui saigne

Elle passa sa nuit + sainte dans des latrines.

Elle verra, sous les + tristesses du bonheur,

L'amant rêver au blanc + millions des Maries,

Parmi les Morts des eaux + nocturnes abreuvés ! (pas une césure si acrobatique, mais je voulais relever ce que j'appelle un pont "des eaux nocturnes").

Il me bonda jusqu'à + la gorge de dégoûts ! (Césure de "Force des choses" des Châtiments, reprise par Mendès dans Philoméla et Verlaine va précisément la décaler "jusqu+au coeur de son ourlet" dans le Sonnet du Trou du Cul").

- Ils auront couché sur + ta Haine inviolée,

Il y a plusieurs césures acrobatiques. Vous voyez que je pense aussi au "Sonnet du Trou du Cul". Quand Verlaine et Rimbaud l'ont-ils composés à deux ? Peut-être que c'était en juillet même. Je note que le poème "Les Premières communions" est en plus d'un passage d'une obscénité digne des tercets du "Sonnet du Trou du Cul".
Ce qui me frappe, c'est que Rimbaud va revenir aussi souvent aux césures après l'articles défini : "les + terminaisons latines", "Les vieilles couleurs des + vitraux irréguliers" (contraction de + les), "sous les + tristesses du bonheur". Cette configuration nous vaut la seule césure acrobatique dans "Voyelles" : "Dans la colère ou les + ivresses pénitentes", et on peut citer des vers similaires dans "Le Bateau ivre" ou "Les Remembrances du vieillard idiot", je pense que cet air de famille est à creuser au plan d'intentions éventuellement communes à tous ces poèmes.
J'ai relevé aussi plusieurs rejets d'une syllabe, et je rappelle le cas du poème "Réponse à un acte d'accusation" avec le numéral "un" à propos de Corneille : "Si Corneille en trouvait + un blotti dans son vers"...

Passons à un relevé plus rapide.
Dans la section numéroté VII, l'unique quatrain offre une rime "immondes"/"mondes". Le pluriel "mondes" figure dans "Voyelles" tandis que "immondes" est le titre retenu par Verlaine pour trois sonnets obscènes de Rimbaud dont un écrit avec Verlaine qui est le "Sonnet du Trou du Cul" :

Qui dira ces langueurs et ces pitiés immondes,
Et ce qu'il lui viendra de haine, ô sales fous,
Dont le travail divin déforme encor les mondes,
Quand la lèpre à la fin mangera ce corps doux ?

L'adjectif "doux" mériterait aussi un relevé étendu à des pans des recueils hugoliens, sachant que dans "Voyelles" la leçon initiale était "doux" et non "grands fronts studieux".
L'expression "ô sales fous" fait penser à "Paris se repeuple", poème proche en idée de "Voyelles", et le "Qui dira" avec son verbe et son futur de l'indicatif est aussi à rapprocher de "Voyelles", ce qui étoffe considérablement la pertinence sensible d'un rapprochement dans le cas de "mondes" déformés par un "travail divin".
J'en profite au passage pour indiquer que dans le passage de la partie campagnarde à la partie citadine du poème "Les Premières communions", il y a un élément capital, le singulier "l'enfant" qui apparaît tant dans la partie campagnarde que dans la partie citadine, sauf que dans la partie campagnarde cela semble une généralité pour les enfants opposables aux garçons et garces plus âgés, sinon l'unique enfant du village faisant sa première communion, tandis que dans la partie citadine la même expression l'enfant reprend la jeune fille dont les parents sont des portiers. Ou bien alors "l'enfant se doit" est un commentaire en mention qui vaut finalement pour garçons et garces.
Et il y a ce traitement verbal : "l'enfant se sent", "l'enfant se doit" qu'il faut comparer aux "Chercheuses de poux".
Jamais les rimbaldiens ne semblent s'être attaqué à ces comparaisons transversales.

Je passe à la dernière série sur la couleur bleue :

Ces arbrisseaux brûlés où bleuit la prunelle,

Par un badigeon d'eau + bleue et de lait caillé :

[Notez à proximité la reprise de "grotesque" "Un noir grotesque dont + ..." et "Si des mysticités + grotesques..."
 La mention du "bleu" est remarquablement ramassée dans les vers suivants avec une reprise décalée du nom "rideaux" :

[...] cambre
Les reins et d'une main ouvre le rideau bleu
[...]

Devant le sommeil bleu des rideaux illunés,
[...]

J'aurais d'autres éléments à citer, mais, en tout cas, la réflexion des rimbaldiens est inexistante sur tous ces points, sauf à citer les élucubrations de Gengoux quand il prend toutes les mentions de couleurs afin de leur supposer une signification alchimique stable fondée sur ses choix arbitraires.