Aux mois de juillet et d'août 1872, Rimbaud et Verlaine voyageaient en Belgique. Ils ont quitté Paris le 7 juillet et ont dû traverser la frontière belge autour du 10 juillet. Les deux poètes sont dans la capitale belge le jour du 21 juillet et cela depuis quelques jours, puisque Mathilde informée par courrier se rend à ce moment-là à Bruxelles pour tenter de ramener Paul à leur vie maritale commune. Le 22 juillet, Verlaine embarque avec Mathilde jusqu'à la frontière franco-belge, là où il l'abandonne en demeurant à quai au départ du train. Et il part rejoindre Rimbaud. Les deux poètes reviendront loger à Bruxelles autour du 9 août avec une indication de provenance de la ville de Charleroi. Nous savons qu'en juillet et août 1872 Rimbaud et Verlaine ont également fait des escales à Walcourt, Malines et Liège. Verlaine a parlé d'un passage à Liège dans ses témoignages, et nous avons trois poèmes sur Walcourt, Charleroi et Malines dans la section "Paysages belges" des Romances sans paroles. A l'écrasante majorité, les spécialistes de Rimbaud et Verlaine pensent que Rimbaud et Verlaine se sont arrêtés à Walcourt puis Charleroi au tout début de leur séjour belge autour du 10 juillet, avant de se rendre une première fois à Bruxelles. Mais, puisqu'il est attesté que Rimbaud et Verlaine arrivaient de Charleroi lors de leur retour à Bruxelles le neuf août, il n'est pas exclu que nos deux poètes soient passés à Walcourt et Charleroi entre le 22 juillet et le 9 août 1872. On peut aussi se demander si Rimbaud et Verlaine ne sont pas allés aussi à Liège entre le 22 juillet et le 9 août, même si nous pressentons que les passages à Malines et Liège dateraient du mois d'août.
A l'époque, la ville de Walcourt n'était pas excentrée comme elle l'est aujourd'hui. Rimbaud et Verlaine ont pris la ligne de chemin de fer d'époque qui reliait Walcourt et Charleroi à des fins d'exploitations des mines de charbon. Ils ont fait un pèlerinage dans deux villes ouvrières clefs. Cette ligne de chemin de fer peut flatter l'idée d'un passage initial vers le 10 juillet en provenance de France. Tout le problème vient de nos inconnues sur les trajets séparés de Verlaine et Rimbaud à partir du 22 juillet avant qu'ils ne se rejoignent, Liège étant tout à l'est de la Wallonie, dur tout de même de croire que du 22 juillet au 9 août Verlaine ait fait un voyage de Quiévrain à Liège, avec retour à Walcourt, puis montée sur Charleroi, ou qu'il ait fait un voyage de Quiévrain à Walcourt, puis Charleroi, puis Liège, puis Charleroi. Il faut tenir compte des quelques lignes de chemin de fer de l'époque. Ce qui est certain, c'est que nos deux poètes sont passés à Charleroi entre le 22 juillet et le 9 août, et que de Charleroi à Walcourt il y avait un train qui les conduisait directement, le poème "Walcourt" évoquant une station, une visite coup de coeur, et non un séjour avec nuitées.
Mais revenons à nos moutons avec le premier séjour bruxellois.
Rimbaud et Verlaine ont résidé à Bruxelles sur une période de quelques jours avant le 22 juillet et il n'est pas à exclure que Verlaine ait rejoint Rimbaud à Bruxelles le 22 juillet pour descendre ensuite sur Charleroi, rapidement ou après quelques autres jours passés dans la capitale.
Le retour à Bruxelles le 9 août ne nous intéresse pas, puisque le poème de Rimbaud décrivant le "boulevart du Régent" s'intitule "Juillet".
Le poème a deux éléments biographiques décisifs. Verlaine et Rimbaud décrivent en juillet le boulevard du Régent, ce qui nous fait songer à la date anniversaire du 21 juillet pour le serment constitutionnel de Léopold Ier. Le 21 juillet ne deviendra fête nationale belge qu'en 1890, mais par la force des choses la date avait déjà une valeur commémorative, et Rimbaud parle bien du "boulevard du Régent", lieu lié à la révolution belge initiale et bien sûr à la résidence du roi avec le palais royal précisément.
L'autre point biographique, c'est que Rimbaud parle d'un "bleu de Sahara" ce qui suppose donc une période particulière de beau temps en Belgique.
Dans la revue La Renaissance littéraire et artistique, il est déjà question du beau temps et du ciel bleu dans les numéros des mois de mai et juin 1872. Toutefois, ce discours sied pour n'importe quelle période de beau temps à la fin du printemps et au début de l'été. Puis, le beau temps en mai et en juin ne suppose pas automatiquement le beau temps du mois de juillet.
J'essaie avec mes modestes moyens de me faire une idée du temps qu'il faisait à Bruxelles en juillet 1872.
On peut imaginer dans l'absolue que "ton Bleu presque de Sahara" relèverait de l'ironie voltairienne, au contraire le ciel serait couvert, voire pluvieux, mais intuitivement j'ai toujours plutôt fait confiance au poème.
Voici en tout cas le fruit de mes rapides recherches sur internet.
Voici un premier lien (cliquer ici). Il s'agit d'une chronique météorologique parisienne pour l'année 1872 où nous pouvons lire l'information clef suivante :
20 au 28 juillet 1872 : Vague de chaleur, notamment le 26 juillet 1872. Probable importante vague orageuse le 29 juillet 1872.
Cette fenêtre englobe le 21 juillet, et comme Rimbaud et Verlaine ont quitté Bruxelles soit le 22 juillet même, soit dans les jours qui ont suivi, on voit se renforcer l'idée d'un poème en liaison avec la commémoration du serment de Léopold Ier dans la ville de Bruxelles. Je n'affirme rien, mais je constate que cette hypothèse que j'ai déjà formulé par le passé reçoit de nouveau un certain crédit. Qui plus est, Rimbaud, seul, a dû s'occuper, tandis que Verlaine entamait le départ en train avec sa femme le 22 juillet.
On peut penser qu'il faisait déjà très beau avant le 20 juillet à Bruxelles, mais on a une coïncidence forte entre un constat de vague de chaleur inhabituelle et la mention "Bleu presque de Sahara" dans le poème de Rimbaud.
Le lien ci-dessus évoque aussi des "remontées très chaudes" en France les 3 et 4 septembre, ce qui conforte l'idée d'un été chaud cette année-là précisément.
Je passe à un second lien (cliquer ici). Il s'agit cette fois d'un article d'un savant belge, Quetelet, paru en 1875 dans les Mémoires de l'académie royale de Belgique qui rend compte d'observations météorologiques pour l'année 1872. Nous avons dans cet article un tableau significatif : "Température moyenne de 1872". Nous avons une température moyenne pour chaque mois de l'année 1872 et pour six villes belges (Bruxelles, Gand, Liège, Ostende, Chimay et Anvers) et nous avons une colonne comparative "Température moyenne à Bruxelles de 1833 à 1862", sur une période de trente années donc. Il faut ajouter que pour les six villes et pour la moyenne de 1833 à 1872 nous avons aussi une moyenne annuelle en bas de tableau. L'auteur commente rapidement ce tableau, mais nous pouvons le faire nous-même. La moyenne annuelle des températures relevées à Bruxelles pour l'année 1872 est de 11,61 degrés, tandis que la moyenne pour la période de trente années est de 9,82 degrés. Quetelet relève cet écart de 1,79° en faveur de l'année 1872. Les écarts sont particulièrement sensibles pour les cinq premiers mois, ce qui intéresse l'auteur de l'article puisqu'il en tire des conclusions sur la feuillaison et floraison des diverses plantes dans le pays. Mais, nous, ce qui nous intéresse, c'est le mois de juillet. Or, pour être exact, les écarts sont importants pour les mois de janvier à avril inclus, jusqu'à quatre degrés en février, puis il sont plus faibles pour mai et juin : 12,74 contre 13,07 en mai avec une inversion (Quetelet n'aurait pas dû inclure "mai", puisque le mois de mai 1872 a une température moyenne moins élevée que la moyenne établie pour ce mois de 1833 à 1862. Nous observons une quasi égalité pour le mois de juin, une moyenne de 17 degrés en 1872 contre une moyenne de 16,8 degrés sur trente ans, mais cette fois c'est de nouveau à l'avantage de l'année 1872. Puis, pour le mois de juillet, nous un écart qui s'approche des trois degrés : 20,64 pour l'année 1872 contre une moyenne plus ancienne de 17,89 degrés. Cela fait 2,75 degrés d'écart, ce qui est conséquent et on peut supposer que la moyenne sur la seule période du 20 au 28 porteuse d'une vague de chaleur exceptionnelle, accentuerait cet écart.
Je vous épargne la revue des derniers mois de l'année. Seul le mois de mai 1872 fournit une moyenne inférieure à l'étalon représentatif. Pour la seule année 1872, notons aussi que le mois de juillet a une chaleur plus accentuée que les mois voisins de juin et août, respectivement des moyennes de 17 et 17,58 degrés.
Nous avons donc comme jamais de fortes raisons de penser que le poème "Juillet" de Rimbaud commémore une présence biographique sur le boulevard du Régent autour des 20-22 juillet, on peut envisager aussi une présence jusqu'au 26 juillet dans l'hypothèse d'un retour de Verlaine sur Bruxelles après avoir quitté son épouse.
Je passe maintenant à un troisième lien, un historique de relevés météorologiques pour la ville d'Uccle, tout près de Bruxelles, à quelques kilomètres seulement.
On pourrait passer du temps à comparer les tableaux année par année, mais on va faire simple et on consulter les tableaux de la seule année 1872 : (cliquer ici).
Nous avons un tableau "Valeur des températures mensuelles à Uccle pour 1872" qui confirme la poussée particulière au mois de juillet, même si les valeurs chiffrées sont ici inférieures à celles de l'article de Quetelet : moyenne de 18,2 contre 14,7 en juin et 16 en août. Le tableau sur les précipitations confirme que le mois de juillet fut celui avec le plus de ciel bleu cette année-là.
Une recherche serait à faire aussi sur les orages, sachant que Quetelet, cité plus haut, a répondu à une sollicitation d'Urbain Le Verrier et a fondé en 1867 un réseau belge d'observation des orages. Cela intéresse la délimitation de l'épisode de ciel bleu en juillet 1872 sur la Belgique, avec l'idée de possibles orages autour du 29 juillet. Verlaine a daté son poème "Malines" d'août 1872, et Rimbaud lui fait cortège avec la pièce "Michel et Christine" où il est question non seulement de railway, mais d'orages. La ligne Bruxelles-Malines de l'époque avait une valeur historique, c'était la première ligne de chemin de fer belge, et même la toute première ligne de chemin de fer inaugurée et créée en-dehors de l'Angleterre. La distance entre Bruxelles et Malines est assez courte, Rimbaud et Verlaine ont dû simplement profiter d'une journée pour visiter Malines. Si on part du principe qu'ils ne sont revenus à Bruxelles que le 9 août, il y a à chercher, du moins en ce qui concerne "Michel et Christine" les journées d'orage en Belgique pour le mois d'août. Les escales à Walcourt et Liège ne correspondent pas nettement à l'idée d'un plat pays de prairies comparable à la Sologne. Je pense qu'il y a moyen de resserrer les hypothèses sur la datation de la composition de "Michel et Christine" à partir de bonnes données météorologiques, puisque ce n'est pas être spécialement imprudent que de penser que les orages ne furent pas exclusivement fictionnels et propres au poème de Rimbaud en ce mois d'août 1872.
Voilà, en tout cas, de l'enquête littéraire et biographique comme vous n'êtes pas habitués d'en avoir.
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