Le poème « Les Chercheuses de poux » est composé de cinq quatrains. C’est le cinquième qui fait l’objet d’un triple rapprochement avec Lamartine, Racine et Virgile.
Le premier
quatrain des « Chercheuses de poux » a une construction emphatique
qui fait plutôt songer à Victor Hugo, nous avons deux vers d’une subordonnée
qui exprime la quasi simultanéité : « Quand le front de
l’enfant… » et puis sur les deux autres vers une proposition principale
moulée dans un tour impersonnel : « Il vient près de son lit… » Il
s’agit donc dans un style grandiloquent d’exprimer une réponse ou satisfaction
immédiate. Il y a toutefois un bâillement d’énoncé, puisqu’on ignore si la
réponse est voulue par l’enfant ou s’il s’agit d’une réaction vigilante des
deux sœurs pour empêcher l’enfant de méditer son état de crise.
La grandiloquence
est desservie par d’autres tours, l’expression allongée « le front de
l’enfant » et non « le front » ou « le front tout
enflé », etc. Je n’ai pas les mots pour le dire à l’instant, mais
« front de l’enfant » ça fait solennel. Nous avons l’hémistiche
« plein de rouges tourmentes » qui appuie l’aspect déclamatoire de la
phrase d’ouverture du poème, et on note l’équivoque possible
« tourmentes » / « tourments » qui suggère une gravité,
mais la désamorce par l’humour, « tourmentes » et non
« tourments ». Malgré son style déclamatoire, ce premier quatrain est
donc quelque peu ironique. Et malgré son style déclamatoire, il n’est pas
exempt d’obscurités. L’enfant tourmenté fait appel au refuge dans des rêves
imprécis, ce qui fait qu’on se demande si les deux sœurs sont hors du rêve,
sont issues d’un rêve ou sont une déformation de la réalité. Ces ambiguïtés
vont de concert avec une troisième : la lecture d’ensemble du poème peut
être perturbée par l’énigme du premier quatrain, puisque nous avons trois
horizons de lecture possible : soit les sœurs répondent à un appel de
l’enfant et donc le satisfont, soit elles réagissent pour le museler et ne sont
donc pas appelées par lui, soit sans se soucier du rapport clair entre les
sœurs et l’enfant il convient de s’abandonner à son évident érotisme, que
souligne déjà les vers 3 et 4. Cette troisième lecture serait de l’ordre d’un
abandon à la séduction, qu’elle soit trompeuse ou non. Notons que
« charmantes » à la rime a une reprise insistante avec
« charmeur » à la rime du quatrain suivant. Le présent premier
quatrain des « Chercheuses de poux » correspond à un héritage
classique, mais ses ambiguïtés de construction et sa concision me font plutôt
considérer intuitivement qu’il correspond à un art romantique d’après 1830.
Quand le front de
l’enfant, plein de rouges tourmentes,
Implore l’essaim
blanc des rêves indistincts,
Il vient près de
son lit deux grandes sœurs charmantes
Avec de frêles
doigts aux ongles argentins.
Pour les trois
quatrains suivants, nous avons une juxtaposition longue strophe par strophe. Je
m’explique ! Les trois quatrains commencent par les pronoms sujets de
troisième personne : « Elles » et « Il ». Le pronom
« Elles » ouvre le deuxième quatrain en traitant des deux sœurs, le
pronom « Il » ouvre les troisième et quatrième quatrains (consécutifs
forcément !) en traitant de l’enfant. Nous ne passons pas d’une strophe à
l’autre avec des propositions subordonnées, des phrases exclamatives, des
conjonctions de coordination. Nous avons trois quatrains sobrement alignés.
Nous n’avons pas non un quatrain qui commencerait par un groupe nominal
désignant l’enfant ou les sœurs sous forme d’une périphrase capable à elle
seule de faire entendre que nous passons à une autre idée clef. Nous avons la
sobre (je me répète) succession « elles », « il »,
« il ». Et cette sobriété est un fait remarquable en soi unissant
trois quatrains. La symétrie ainsi soulignée permet de passer à un autre
constat intéressant. Les trois quatrains sont de relation des sœurs à l’enfant.
Et objectivement, à la lecture, on ne ressent pas cette impression de rêve que
laisse supposer la mention « rêves indistincts » dans le basculement
de proposition subordonnée à proposition principale dans le premier
quatrain : « Elles assoient l’enfant… », « Il
écoute… », « Il entend… » La correspondance sémantique
entre les formes conjuguées « écoute » et « entend » vaut
développement quasi anaphorique pour les troisième et quatrième quatrains. Les
vers d’attaque des deuxième à quatrième quatrains fixent bien le rapport
d’intimité entre les personnages : « Elles assoient l’enfant »,
« Il écouter chanter leurs haleines… », « Il entend leurs cils
noirs… » (notez l’exploit au passage !). Mais il y a un autre fait à
observer dans la symétrie des trois quatrains, centraux dans le poème,
puisqu’ils sont le développement du poème si on peut dire, entre un unique
quatrain d’ouverture et un unique quatrain de conclusion. Ce qui doit
retenir notre attention, c’est que les trois quatrains sont tous construits sur
un même patron binaire : tous trois offrent deux propositions distribuées
au moyen d’une conjonction de coordination en « et ». La symétrie des
vers deux à deux est claire pour les deuxième et troisième quatrains, puisque
la conjonction « Et » est en attaque des vers 7 et 11. La structure
se décale dans le cas du quatrième quatrain. La première proposition est
écourtée, avec le rejet du coup brusque de l’adjectif « Parfumés »,
et la conjonction « et » lançant la seconde proposition figure neuf
syllabes métriques trop tôt, au milieu du premier hémistiche du vers 14, le
second vers du quatrième quatrain. Avant de dégager d’autres symétries, je vais
mettre cette première symétrie de fond en vedette dans une citation colorée des
trois quatrains :
Elles
assoient l’enfant devant une croisée
Grande
ouverte où l’air bleu baigne un fouillis de fleurs,
Et dans
ses lourds cheveux où tombe la rosée
Promènent
leurs doigts fins terribles et charmeurs.
Il
écoute chanter leurs haleines craintives
Qui
fleurent de longs miels végétaux et rosés,
Et
qu’interrompt parfois un sifflement, salives
Reprises
sur la lèvre ou désirs de baisers.
Il
entend leurs cils noirs battant sous les silences
Parfumés ; et leurs doigts électriques
et doux
Font
crépiter parmi les grises indolences
Sous
leurs ongles royaux la mort des petits poux.
N’en déplaise à
notre orgueil, notre cerveau ne prend pas en charge toutes les perspectives de
signification d’un texte à la lecture, c’est beaucoup trop exigeant. Le fait de
souligner la construction symétrique binaire des trois quatrains permet
d’amener des conclusions claires qui s’imposent, quand on a la chance d’un peu
de recul par rapport à la performance de lecture immédiate. Nous avons un
parallélisme fort entre « fouillis de fleurs », « longs miels
végétaux et rosés » et « silences / Parfumés ». Nous
pouvons mettre en relation l’idée d’un air bleu entrant par la croisée avec une
odeur de fleurs en foule et celle des haleines floralement parfumées, mellifluentes
des deux sœurs, et cela rejoint l’idée de « Silences parfumés »
permettant à l’enfant de croire entendre le mouvement des « cils »
féminins, cils en sa présence si on ne considère pas la scène comme un rêve.
Les premières
positions soulignées en bleu soulignent quelque peu une réception passive de
l’enfant : « Il écoute… », « Il entend… » La
proposition : « Elles assoient l’enfant… » ne décrit pas une
réception passive, mais il s’agit d’une action de mise en place. Les trois
propositions soulignées en rouge décrivent des actions sensuelles
entreprenantes avec un basculement significatif des doigts aux bouches avec
retour aux mains. Le deuxième quatrain décrit la « promenade » des
mains des sœurs dans l’abondante chevelure où se noyer de l’enfant. L’idée de
noyade, que je reprends à un poème de Lamartine « A monsieur Léon Bruys
d’Ouilly », est suggéré par la proximité du « bain » de fleurs
de la croisée et par les mentions « lourds cheveux » et
« rosée ». Le mot « rosée » est symétrique de « baigne
un fouillis de fleurs » à deux égards : le nom « rosée »
évoque un nom de fleur et il suppose aussi une liquidité de la chevelure
justifiant la transposition de l’image du bain, même si c’est plutôt la
chevelure qui est nettoyée ici que les mains des deux sœurs. Le troisième
quatrain décrit non les mains, mais l’expression du désir sur les parties
buccales des personnages féminins, ce qui confirme les intentions érotiques
supposées des doigts charmeurs. Reste à déterminer si l’enfant se fait des
illusions ou non. Le quatrième transforme la scène d’épouillage en phénomène
grisant : « grises indolences » permet un calembour naturel et
nous passons des « ongles argentins » aux « ongles
royaux », signe de victoire érotique. Les doigts sont significativement
« électriques et doux », après l’idée de la salive des « désirs
de baisers ».
Mais la symétrie
concerne aussi l’échange entre les parties que j’ai soulignées en bleu et les
parties que j’ai soulignées en rouge. Dans le deuxième quatrain, nous avons une
correspondance entre l’ouverture de la croisée à un air floral embaumé et le
parfum des cheveux de l’enfant, ce deuxième quatrain tend à conforter l’idée
que l’enfant ne se trompe pas le moins du monde sur l’intention érotique des
sœurs.
Le troisième
quatrain tourne autour du désir, l’enfant scrute les réactions des sœurs. Il
perçoit les haleines qui participe de l’action d’épouillage et on enchaîne avec
une seconde proposition qui consiste à s’interroger sur les intentions des
sœurs. Cette interrogation va aussi dans le sens d’un désir érotique des sœurs,
désir érotique partagé.
Le quatrième
quatrain est remarquable pour sa touche fantastique auditive avec une symétrie
entre l’enfant qui perçoit le bruit des cils noirs, ce qu’on peut trivialement
traduire par « j’entends vos désirs », et le fait que les petits poux
rendent un son en mourant : « crépiter », choix verbal qui fait
mine de donner une réalité à l’expression « doigts électriques »,
mais cette action douce de tuer les poux ne devrait pas faire plus de bruit
qu’un battement de cil.
Notez d’autres
symétries dans ces quatrains. La distribution binaire des propositions est
claire pour le deuxième et le troisième quatrain, avec le « Et » en
attaque des vers 7 et 11. Cela permet de relever l’effet d’étirement descriptif
des vers 6 et 10 : « Grand ouverte où l’air bleu baigne un fouillis
de fleurs » et « Qui fleurent de longs miels végétaux et
rosés ». Notons pourtant l’altération de la symétrie, puisque dans l’écho
« rosés » et « rosée » entre le deuxième et le troisième
quatrain suppose un déplacement : « rosée » est dans une partie
en rouge ci-dessus, et « rosés » dans une partie bleutée. Cela
confirme l’idée d’interpénétration des images de bain de fleurs entre croisée
et chevelure au plan du second quatrain. Au quatrième quatrain, l’expression
« battant sous les silences / Parfumés » à cheval entre deux vers au
lieu d’occuper tout le vers 14 est bien pourtant le symétrique sémantique et
thématique des vers 6 et 10 : « Grande ouverte où l’air bleu baigne
un fouillis de fleurs », « Qui fleurent de longs miels végétaux et
rosés[.] » Avec le décalage structurel du quatrième quatrain justement,
nous pouvons observer une autre symétrie qui passe de partie bleutée à partie
en rouge, puisque nousavons une symétrie de construction entre « longs
miels végétaux et rosés » et « doigts électriques et doux ». Je
ne m’attarde pas ici sur la symétrie évidente d’un autre ordre entre les
entrevers « salives / Reprises sur les lèvres » et « silences /
Parfumés ». Tout ce que j’ai exposé ici vous paraîtra peut-être une
démonstration un peu vaine de parallélismes soignés pour un gain dérisoire
quant au sens d’ensemble du poème. On a compris la visée de sens à la lecture
sans s’attarder à constater ces symétries, mais ici on revient sur l’art du
poète et on est en quête d’une analyse esthétique digne des mots de Verlaine
dans Les Poètes maudits. Le poème a
l’air simple, l’essentiel est facile à comprendre, mais on entre dans la
précision soignée de cette esthétique rimbaldienne.
Puis, je prépare
une recherche des modèles possibles à l’organisation soignée du poème de
Rimbaud, et là je ne vais pas faire une recherche facile sur ordinateur à
partir de mots clefs ou à partir de séquences de lettres à retrouver à
l’identique, ce dont j’ai donné l’exemple récemment dans une étude sur
« Vu à Rome », il s’agit ici de lire les poèmes de Lamartine, Racine,
sinon Virgile, et d’avoir la présence d’esprit de relever ce qui ressemble en
schéma grammatical et strophique à ce qu’a exhibé Rimbaud dans « Les
Chercheuses de poux », je verrai bien ce que ça peut donner comme
résultats à l’usage.
Une autre symétrie
concernant le quatrième quatrain doit être mentionné, nous avons deux groupes
prépositionnels introduits par la même préposition « sous » :
« Sous les silences / Parfumés » à cheval sur deux vers, et
« sous leurs ongles royaux » qui forme un hémistiche, tout en étant
avec le mot « ongles » une reprise sensible de la fin du premier
quatrain : « aux ongles argentins ». Cela permet de rapprocher
« la mort des petits poux » d’une idée de pâmoison des « cils
noirs battant ». Notez aussi qu’avec la reprise du déterminant
« leurs » et du son du digraphe « -oi- », l’expression
« leurs doigts électriques et doux » délie le sens érotique et
justement mortel de « leurs cils noirs battant ». L’électricité est
aussi dans les battements des cils qui crépitent. Notez aussi ce qu’implique le
choix « ses » pour « grises indolences », puisque le poème
caractérise bien ici le ressenti de l’enfant.
Je rappelle que
dans sa lecture de 1991 Steve Murphy plaide pour une attitude rebelle de
l’enfant qui n’aimerait pas l’épouillage bourgeois des poux par les deux sœurs
trop nobles (ongles tantôt argentins, tantôt royaux), ce qui veut dire aussi
que Murphy perçoit l’enfant plein de poux comme une transposition de Rimbaud
lui-même, avec de « rouges tourmentes » qui renverraient à la
Commune. Force est d’admettre que cette lecture n’est pas naturelle, vu la
tournure prise par mon relevé qui souligne sans arrêt des indices forts d’une
complicité de désir entre les sœurs et l’enfant.
Quant aux
variantes de l’extrait livré par Félicien Champsaur, il faut leur faire un sort
rapide, hélas ! Je dis « hélas ! » parce qu’il est délicat
d’affirmer s’il y a variante ou non de la part de Rimbaud. Une double erreur de
déchiffrement est tout à fait envisageable. Champsaur ne cite que le deuxième
et le troisième quatrain. La double variante ne concerne que les vers 9 et
10 :
Il écoute leurs
haleines plaintives
Qui pleurent de
longs miels végétaux et rosés,
[…]
Au lieu de :
Il écoute leurs haleines craintives
Qui fleurent de longs miels végétaux et
rosés,
[…]
Certains éléments peuvent plaider pour des variantes authentiques de la part de Rimbaud. Nous sommes habitués à constater à peu près systématiquement des variantes quand nous avons accès à plusieurs versions d’un même poème. Le choix de « pleurent » permet de créer une répétition lexicale qui traverse pratiquement tout le poème, du vers 6 au dernier en tout cas : « pleurent » et « pleurer », et Rimbaud est friand du procédé. La variante « plaintives » est jouable au plan du sens. Toutefois, il est possible aussi que la leçon « fleurent » ait semblé indéfendable à Champsaur. Le verbe « fleurer » et le sens afférent ne viennent pas naturellement à l’esprit quand on déchiffre un manuscrit. Ils s’imposent à nous parce que nous sommes confrontés à l’évidence du texte imprimé et possédons un unique manuscrit autographe de référence qui ne laisse planer aucun doute. Bref, impossible de déterminer si oui ou non la variante « pleurent » est authentique. Notons tout de même que le parallélisme floral était important pour Rimbaud qui concentre sur la version autographe les trois appels en ce sens de « fleurent », « végétaux » et « rosés ». Une confusion graphique « pl » au lieu de « fl » est envisageable. Et elle n’est même pas exclue dans le cas de « craintives » et « plaintives », entre la séquence « cr » et la séquence « pl ». Rimbaud a-t-il renoncé à une suite de deux digraphes "pl-" en tête de mots : "plaintives" et "pleurent", en renonçant à une expression trop claire de l'idée des pleurs, à une idée d'attitude gémissante ? ou bien Champsaur a-t-il confondu à deux reprises des digraphes distincts : "cr" et "fl" en un unique digraphe "pl" qui obstruait son esprit pendant l'effort de déchiffrage du manuscrit ? Une étude est à faire sur les variantes de lettres à l’intérieur d’un mot dans les poèmes de Rimbaud connus par plusieurs versions. Il se trouve que « Paris se repeuple » est une composante essentielle du débat, d’où l’intérêt pour vous un jour de me demander d’enfin mettre la main sur un chargeur adéquat et sur l’appareil photographique où j’ai un précieux enregistrement de la transcription manuscrite de strophes de « Paris se repeuple ». On se demande à quoi on paie les universitaires, et aussi à quoi ils passent leur temps. Enfin, bref !
J’en arrive au
cinquième quatrain des « Chercheuses de poux », celui qui est
rapproché de l’idée d’un « beau balancement » soit lamartinien, soit
racinien, soit virgilien par Verlaine, celui qui fait aussi l’objet d’un
commentaire sur la subtilité de sa construction grammaticale imprécise.
Voilà que monte en
lui le vin de la Paresse,
Soupir d’harmonica
qui pourrait délirer ;
L’enfant se sent,
selon la lenteur des caresses,
Sourdre et mourir
sans cesse un désir de pleurer.
La comparaison
avec Virgile peut difficilement concerner la construction des enjambements à la
césure et à l’entrevers dans des alexandrins. Il conviendra plutôt d’étudier le
balancement grammatical. Mais faisons un sort tout de même à la question
métrique. Vous avez pu constater que le poème « Les Chercheuses de poux »
ne contient pas une seule césure acrobatique sur un mot d’une syllabe :
préposition, déterminant, conjonction, pronom placé devant un verbe. Nous n’avons
également aucun rejet d’adjectif épithète à la césure, ni de complément du nom,
ni de compléments verbaux, des rejets typiques du romantisme, avec influence de
Chénier et relais assuré par Vigny et Hugo. Cependant, deux rejets d’adjectifs
épithètes sont pratiqués à l’entrevers : « croisée / Grande ouverte »
et « silences / Parfumés ». Nous avons aussi une suspension
caractérisée des deux syllabes de « salives », le rejet ne portant
plus cette fois sur l’adjectif équilibré dans son hémistiche « Reprises
sur la lèvre ».
Le fait de cumuler
les rejets à l’entrevers plutôt qu’à la césure, je le perçois comme moins
audacieux, dans la mesure où il n’y a pas de jeu sur les hésitations du lecteur
comme c’est le cas à la césure. Rappelons que les rejets de compléments du nom,
de compléments du verbe et les rejets d’épithètes sont quasi totalement absents
de la poésie classique et ont connu un retour en grâce avec trois poètes du
dix-huitième siècle : Malfilâtre, Chénier et Rouher. Chénier et Rouher ont
été exécutés le même jour sous la Révolution. Quant à Malfilâtre, il faut bien
préciser qu’il ne commet les rejets qu’entre les vers, pas à la césure, et il
ne fait que deux rejets audacieux sur toute sa longue traduction des poèmes de
Virgile : un rejet d’épithète souvent cité dans les histoires de la
versification : « Lamentables » et un rejet de complément du nom
que je ne saurais citer exactement de mémoire, du genre : « Troupeaux /
De Cée ». Les deux rejets sont à l’entrevers, pas à la césure.
Cornulier et
Gouvard ne sont pas pleinement compétents pour parler de césures romantiques,
ils pourraient l’être, mais ils posent mal le débat historique : ils ne
maîtrisent pas cet aspect fondamental de l’évolution métrique dans la décennie
1820, quand Vigny s’inspire de Chénier sans le dire et déclenche une envie de
le suivre en allant plus loin de la part de Victor Hugo. Il n’y aucun rejet d’adjectif
épithète de la part de Victor Hugo avant 1824 et aucun de la part de Lamartine
avant 1825, bien qu’ils aient déjà publié pas mal de poèmes l’un et l’autre.
Gouvard considère
à tort que la versification romantique par opposition à celle du Parnasse
consiste en des contre-rejets acrobatiques de deux syllabes au lieu d’une.
Toutefois, le
contre-rejet de deux syllabes a aussi son importance. Et dans le poème « Les
Chercheuses de poux », nous avons deux rejets à la césure après des
prépositions de deux syllabes « parmi » et « selon » :
Font crépiter
parmi ses grises indolences / […]
L’enfant se sent,
selon la lenteur des caresses, / […]
Ces deux vers
peuvent être hugoliens ou parnassiens, mais ils n’ont rien de lamartinien ou
racinien, même si Racine recourt au moins une fois au procédé dans un vers de
son Iphigénie (Acte III, scène 6,
Achille) :
Lui, votre père !
Après son horrible dessein,
Je ne le connais
plus que pour votre assassin.
La modulation est
intéressant dans les vers de Rimbaud, notamment au plan du dernier quatrain
avec le ralentissement expressif possible de la lecture pour le mot « selon »
qui peut marquer le suspens de la méditation, le balancement va de pair avec la
fermeture au premier hémistiche suivant de la formule « sans cesse »,
les deux vers finaux du poème étant par ailleurs saturés par une assonance en « s »
rappelant le mot « sifflements » qui concernaient les désirs supposés
des deux sœurs.
Passons maintenant
au plan grammatical. Dois-je rechercher une tournure aussi frappante que le
présentatif « Voilà que… » dans les vers de Lamartine. Ce côté
exclamatif apparaît sous une forme moins voyante dans le poème « L’Isolement » :
« Là, le lac immobile… » et surtout la série anaphorique reprise à un
sonnet célèbre du recueil L’Olive de
Joachim du Bellay : « Là, je m’enivrerais à la source où j’aspire, /
Là, je retrouverais et l’espoir et l’amour, / […] » La mention verbale « enivrerais »
conforte la pertinence éventuelle du rapprochement, puisque Rimbaud parle de « vin
de la Paresse ». Nous avons une modalité exclamative comparable entre les
deux poèmes. Je vais continuer à chercher en ce sens. L’apposition sur tout un
vers va m’amener aussi à chercher des exemples chez Lamartine ou Racine : « vin
de la Paresse, / Soupir d’harmonica qui pourrait délirer[.] » Vous me
demanderez pourquoi je vais partir à la recherche de tels détails à comparer
alors qu’il faut cibler la seule question du balancement, mais c’est que si le
balancement est caractérisé comme lamartinien, racinien ou virgilien, c’est qu’il
y a une foule convergente d’indices qui crée le style du balancement. Des
balancements, tous les poètes en font. Le balancement est-il dans l’étoffement
d’une base aussi dérisoire que « Sourdre et mourir » ? Est-il
dans la construction des échos : assonance en [s] et échos d’initiales
syllabiques diffus comme « Soupir » et « Sourdre » ?
Est-il dans la juxtaposition thématique des vers deux par deux, avec un passage
du vin de la Paresse à ce que ressent l’enfant, et un glissement un peu délicat
du singulier au pluriel de « vin de la Paresse » à « lenteur des
caresses » ? Verlaine insiste sur un manque de conjonction, sur un
caractère suspensif de l’énoncé. Je vais partir en quête de tremblés de facture
dans les vers de Lamartine, puis de Racine. Et dans le cas de Racine, je
privilégierai Bérénice comme point de
départ des investigations.
Peut-être que ça
ne donnera rien pour « Les Chercheuses de poux », mais ce sera
toujours pour moi une expérience enrichissante.
A bientôt !
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