Il existe deux études du poème "Solde" par Bruno Claisse. Je ne vais rendre compte que de celle qui a été reprise dans le livre de Claisse Les Illuminations et l'accession au réel de 2012 aux éditions Classiques Garnier. Ce livre de Claisse réunit plusieurs articles publiés précédemment dans des revues, mais il contient quelques ajouts inédits et l'ensemble des études de poèmes a été organisé afin de développer une thèse de lecture. Or, l'étude du poème "Solde" est la dernière du livre en fin de septième partie, juste avant les trois minces pages de conclusion. Il s'agit aussi du testament de Bruno Claisse dans le champ de la critique rimbaldienne. Il n'écrira plus d'article sur Rimbaud.
L'étude n'est pas des plus longues, elle tient en dix pages, en incluant une transcription du poème lui-même.
L'article de Claisse pose quelques problèmes. Les derniers articles publiés par Claisse sont aussi éprouvants à lire que du Kant, du Leibniz ou du Spinoza. C'est tout simplement atroce à lire. Ce n'était pas le cas de son premier livre ou des articles qu'il a publiés sur "Nocturne vulgaire", "Mouvement", "Villes ('Ce sont des villes')" et "Soir historique". En revanche, son étude sur "Parade" ou cette dernière sur "Solde" me mettent à la torture. Il adopte une tendance similaire à celle de Yann Frémy sur Une saison en enfer qui consistait à plaquer une théorie conceptuelle sur le texte rimbaldien avec des mots clefs, par exemple "énergie". Claisse applique sur le corps du texte rimbaldien des concepts qu'il a sans doute longuement mûris, éprouvés, mais auxquels le lecteur ne comprend rien : "tragique", "anti-tragique", "jubilation", "éthique assassine du poète",... Je comprends en partie ces concepts, parce que Claisse les définit et fait des rapprochements pertinents et indiscutables dans la forme entre des poèmes de Rimbaud, mais je préfère dire que je ne comprends rien car les connexions n'ayant rien de précis au bout d'un moment c'est comme si je ne lisais rien du tout. N'ayant pas confiance en des termes vaguement mis en relation avec le texte de Rimbaud, mon cerveau refuse de les prendre en considération. Je déconseille aux critiques littéraires de persévérer dans cette voie-là. L'écrivain peut pratiquer ce discours hermétique, exemple : Rimbaud, mais la critique littéraire a pour fonction de permettre un accès plus aisé aux œuvres d'écrivain. Nous ne pouvons pas chercher à nous épuiser vainement dans un jeu de poupées russes où la critique littéraire doit fournir la critique littéraire de la critique littéraire de la critique littéraire de la critique littéraire d'une œuvre littéraire. Ou alors elle affiche clairement ses ambitions d'être de la Littérature à part entière en plus d'être de la critique littéraire.
L'étude de Claisse manque de clarté et certaines idées demeurent confuses également. Mais, dans les grandes lignes, Claisse oppose le poète qu'est Rimbaud au monde, en ironisant sur le fait que lui Rimbaud cherche les valeurs les plus hautes tandis que le monde fait mine de pouvoir les mettre en vente. Le poème "Solde" reproche au "monde" de "vendre ce qui est invendable". C'est le titre de l'article de Claisse : "Solde ou 'ce qu'on ne vendra jamais' ", qui oriente le lecteur vers l'interprétation limpide des enjeux du poème, et Claisse reprend une idée que je lui avais formulée dans nos échanges personnels. Je lui disais que le poème "Solde" était fondé sur des oxymores : "A vendre les Corps sans prix" et "A vendre [...] ce qu'on ne vendra jamais". C'était pour moi la preuve ultime que Rimbaud n'était pas le vendeur du poème.
Claisse s'inscrit aussi dans la filiation du critique Antoine Fongaro qui, le premier, avait souligné que le poème parlait de plusieurs vendeurs et non d'un seul, ce qui suffisait à rendre discutables les lectures qui affirmaient que Rimbaud bradait sa poétique de "voyant". Nakaji a publié un article sur "Solde" qui a tenu compte de la réserve émise par Fongaro au sujet du pluriel "vendeurs", mais loin de considérer que c'était la preuve d'un contresens généralisé de la critique rimbaldienne Nakaji avait réadapté la lecture consensuelle en la nuançant juste ce qu'il est nécessaire en fonction du pluriel "vendeurs".
Le début de l'article de Claisse rappelle ce cadre conflictuel latent dans le domaine des études rimbaldiennes :
Le pluriel de l'avant-dernière phrase ("Les vendeurs ne sont pas à bout de solde !") conduisit, dès 1991, A. Fongaro à une déclaration radicale : "ce n'est donc pas Rimbaud qui solde". A ce jour, pourtant, aucun commentateur n'a pris en compte ce pluriel troublant : "Les vendeurs"'. [...]
La mention "aucun commentateur" est accompagnée d'une note 2 de bas de page :
Sauf Y. Nakaji qui, sans la transformer, a retouché l'interprétation courante (cf. "L'ambiguïté de Solde", Parade sauvage, Colloque, n°3, 1992, p. 239-247).
Les plus attentifs pourraient faire remarquer que l'article de Nakaji a suivi de près (1992) la remarque de Fongaro ("dès 1991"). Cependant, la "déclaration radicale" de Fongaro est elle flanquée d'une note 1 de bas de page contradictoire qui semble indiquer que Fongaro tenait ce propos depuis plus longtemps :
A. Fongaro, Studi Francesi, 72 (XXIC, 3), sept.-déc. 1980, p. 589.
Une bonne partie des numéros de la revue Studi francesi était disponible à l'université de Toulouse le Mirail, mais je ne saurais m'y rendre pour effectuer une vérification.
Précisons que l'article sur "Solde" que nous étudions réagit aussi à l'article d'Eric Marty : "Rimbaud et l'adieu au politique" publié en 2005 dans les Cahiers de littérature française II. Cet article de Marty a très mauvaise presse parmi les rimbaldiens les plus avisés, et Claisse lui fait un sort dans la dernière note de son étude sur "Solde", la note 1 au bas de la page 268 du livre :
[...] Qui admettra pourtant que, dans Solde, le poétique "discrédite toute possibilité de parole politique" ? Car où trouver un "adieu au politique", quand c'est la parole poétique elle-même qui énonce le politique, en dénonçant l'aliénation collective des soldeurs, qu'il s'agisse des "masses", conduites par leur dévotion à solder ce qui les ferait vivre ou "des conquérants du monde", victimes de leurs illusions scientistes ?
On devine que l'article de Claisse est d'autant plus compliqué à lire qu'il suppose une réflexion dialectique avec un discours adverse non clairement nommé et spécifié dans son texte.
Mais revenons au début de l'article. Je vais reprendre la citation là où je l'avais arrêtée. Après avoir signalé cet aveuglement de la critique rimbaldienne au sujet du pluriel "vendeurs", Claisse poursuit en singeant ironiquement la réflexion prêtée à l'ensemble des lecteurs déterminés à inclure Rimbaud parmi les vendeurs :
[...] Les motifs rimbaldiens se confondant avec le stock à vendre, qui d'autre que le poète des Illuminations pourrait avoir endossé le rôle du camelot ? De plus, comment ne pas lire un singulier derrière le pluriel, sans même avoir à se justifier, puisque Rimbaud allait "s'opérer vivant de la poésie" (Mallarmé) ? Ainsi, "la tentation est grande" de faire de Solde "la dernière des Illuminations", puisqu'y "reviennent les principaux motifs du recueil [...]. Pour les mettre en vente. Pour les disperser à tous les vents[citation du Rimbaud de Pierre Brunel, paru en 1998]". Mais cet avis a beau être quasi unanime, il occulte trop la pluralité des "vendeurs" pour emporter l'adhésion.Vérifions d'abord que le poète de Solde n'y liquide pas son œuvre. [...]
Nous faisons face ici à un petit problème d'écriture de l'article de Claisse. Dans l'extrait que je viens de citer, nous avons un début qui est au style indirect libre si je puis dire et, du coup, cela crée un problème d'opacité dans l'énonciation. Quand Claisse écrit "Les motifs rimbaldiens se confondant avec le stock à vendre", nous avons l'impression d'une vérité actée, mais il s'agit d'un propos tenu par ceux que Claisse est en train de persifler, non de soutenir. Le problème, c'est que ce qui est persiflé clairement c'est seulement le cœur du propos adverse : le poète endosserait le rôle du camelot. Nous n'avons aucun indice dans la formulation adoptée par Claisse pour déterminer si la vérité de la condition est remise en cause ou nonb : "Les motifs rimbaldiens se confondant avec le stock à vendre," et dans l'incertitude ce qui va tendre à prévaloir c'est que Claisse admet cela comme une vérité lui aussi. On verra que c'est à peu près le cas, mais il est bon de faire remarquer que la phrase pose un problème d'écriture insidieux, et nous verrons qu'en réalité Claisse n'a tout simplement pensé à se situer clairement par rapport à cette idée pourtant essentielle. Il faut aussi remarquer que certains lecteurs pourront aussi se demander si cette confusion est relative ou absolue. Est-ce que les motifs rimbaldiens se confondent avec le reste du stock ou est-ce qu'ils se confondent en tant qu'ils sont le stock ? La phrase et la logique du discours persifleur de Claisse supposent évidemment que nous comprenions que ce stock est fait des "motifs rimbaldiens", mais on voit tout de même tout le danger qu'il y a à enfermer des affirmations dans un second degré ironique qui frappe d'autres parties de la phrase. Et, finalement, j'ai cité la première phrase de l'alinéa suivant où on repère nettement l'erreur fondamentale de Claisse. Il s'agit uniquement de vérifier si Rimbaud est un vendeur ou non, mais Claisse ne pose pas de questions sur la nature du stock et crée un mouvement d'adhésion insensible à l'idée que ce stock est bien, si pas l'œuvre même de Rimbaud, du moins sa visée première.
Or, la lecture de Claisse telle qu'elle est articulée devrait amener à se poser la question, puisque si le monde vend le stock des motifs rimbaldiens c'est qu'il le connaît et qu'il vient s'agréger à la cohorte de ceux qui se veulent voyants, sauf qu'il en dévoie la pratique. En réalité, Claisse devrait dire clairement que le monde et Rimbaud s'intéressent aux mêmes motifs, et non pas laisser entendre que les motifs sont rimbaldiens. Et malgré cette ambiguïté, il est clair qu'une bonne partie de la lecture de Claisse se lit plus aisément en comprenant que Rimbaud et le monde s'intéressent aux mêmes motifs, mais bien sûr pas pour les mêmes raisons. Et, dans cet espace de compréhension, il n'est pas acceptable de traduire "motifs rimbaldiens" par "poétique du voyant". Mais, malgré tout, l'article de Claisse continue de poser problème. Parfois, Claisse va donner d'un extrait qu'il cite une interprétation où il va forcer la lecture en terme de motif rimbaldien. Le cas le plus évident est celui des "trouvailles" et des "termes non soupçonnés". Claisse nous gratifie d'une précision entre parenthèses qui est tout à fait étonnante : "Les trouvailles (de l'écriture)", ce qui impose un sens restreint au poème "Solde". Il ramène les "trouvailles" à un fait d'écriture littéraire et cela a des conséquences pour l'interprétation d'ensemble du poème, sauf que, personnellement, je ne vois pas en quoi l'expression : "Les trouvailles et les termes non soupçonnés", parle spécifiquement d'inventions en littérature. Où sont les preuves de cette lecture ? Claisse va également favoriser l'identification aux motifs rimbaldiens avec ses citations à plusieurs reprises de l'expression "l'amour maudit" identifié au péché de Sodome. Mais si les motifs doivent tous être rimbaldiens, c'est à une revue qu'il convient de procéder, ce que Claisse ne fait pas réellement. Il s'enferre dans une argumentation à sens unique où il commente plusieurs extraits favorables à cette idée, et ce faisant il rejoint l'idée que le poème brade les valeurs de la poétique du voyant, sans bien sentir que par moments son commentaire suppose pourtant une autre possibilité. Bien plutôt, Rimbaud remarquerait l'aspiration du monde à des valeurs absolues que lui aussi peut ressentir, mais fatalement il dénoncerait la manière de se les approprier et leur usage. Mais, dans ce que je viens de dire, une nuance s'introduit. Il y a une grande différence entre des valeurs que Rimbaud défend au point d'en faire des motifs personnels et des valeurs que le monde exalte et qu'il pourrait quelque peu ressentir. C'est pour cela que l'idée d'élan mystique est intéressante à l'avant-dernier alinéa : "Elan insensé et infini aux splendeurs invisibles, aux délices insensibles, [...]"
Dans l'optique de motifs rimbaldiens, l'élan est comparable aux aspirations qu'avait le poète voyant. Mais le poème criant "A vendre" est à l'unisson de la pensée des "vendeurs". Qui dit : "Elan insensé aux splendeurs invisibles..." ? Le poète, autrement dit Rimbaud, ou les vendeurs ? Sur quoi justifier que cet alinéa exprime la pensée du seul Rimbaud et non celle de tous les vendeurs ? Il est vrai que si on identifie pas clairement cet élan mystique à un courant constitué, genre le catholicisme, il restera une possibilité de tension entre l'élan comme le voient les vendeurs et l'élan envisagé différemment par Rimbaud. Bienvenu a souligné que l'expression "splendeurs invisibles" est un oxymore, une alliance de mots opposés. Le sens du mot "splendide" s'est affaibli de nos jours, mais moins celui du mot "splendeurs", et à l'époque de Rimbaud, d'autant plus sous sa plume d'auteur, les mots "splendide" et "splendeurs" sont associés à l'éclat lumineux. Cette alliance de mots ne vient donc pas spontanément sous la plume et Victor Hugo en a donné une rare illustration avant Rimbaud dans Les Misérables qui suppose la référence à la religion chrétienne, purement et simplement. Une telle allusion précise au catholicisme dans "Solde" suffirait à exclure Rimbaud du groupe des vendeurs : le poème ne pourrait plus qu'être une imitation ironique de l'ennemi. Mais je ne veux pas aussi rapidement sauter à une telle conclusion, il s'en faut de beaucoup que le poème parle clairement de l'élan catholique dans l'avant-dernier alinéa.
Dans sa lecture, Claisse, qui, nous le savons, exclut que Rimbaud puisse s'inclure parmi les vendeurs, s'accorde malgré tout sur l'idée qu'il s'agirait d'un inventaire de motifs rimbaldiens en tant que tels. Il ne saurait donc envisager qu'il est question d'un élan mystique catholique dans l'avant-dernier alinéa et cette idée ne s'est en aucun cas présentée à son esprit. Pris dans sa théorie de la "jubilation" (ou "gaîté" puisqu'il cite le poème pour mieux donner l'impression qu'il voit juste par la synonymie de certains termes), Claisse développe un discours difficilement compréhensible, mais qui parle d'un élan sur le modèle de ce que Rimbaud a exprimé dans ses lettres du 13 et du 15 mai 1871 :
Appliqués à "Elan" par les possessifs "ses"/"sa", deux groupes nominaux ("- et ses secrets [...]" / "- et sa gaîté [...]") redoublent la célébration d'une éthique et d'une poétique de la gaîté, toujours associée, dans Les Illuminations, à la connaissance du tragique (cf., dans Ville, l'humour de l'alliance "joli Crime") ; aussi une telle gaîté est-elle "effrayante pour la foule", puisqu'elle accompagne, en toute connaissance de cause, la pensée du tragique, dont "la foule" veut au contraire se protéger par ses croyances. En outre, les "secrets" de la vie, que découvre "l'élan" poétique, plongent les postures immoralistes (cf. "chaque vice") dans une folle inquiétude ("et ses secrets affolants"). [...]
J'ai du mal à trouver pertinente l'allusion au "joli Crime" de "Ville". L'extrait cité progresse par des affirmations que l'argumentation n'étaie pas : deux groupes nominaux redoublent la célébration, la gaîté serait toujours associée à la connaissance du tragique (et que veut dire "associer", qu'est-ce qu'associer ?), la gaîté est effrayante puisque j'ai une théorie sur le tragique, etc. Que Claisse ait raison ou tort, son discours est illisible. Mais l'élan est précisé en tant que "poétique". Nous observons également que le poète s'oppose aux masses et aux foules, puisque son élan fait peur. Le problème, c'est que Claisse oublie que son article a annoncé fièrement qu'il allait tenir compte du pluriel "vendeurs", alors que, même s'il est quelque peu obscur, le paragraphe qui précède ne parle que des idées du poète face aux foules (selon la théorie propre à Claisse, mais peu importe), et même pas du conflit entre Rimbaud et les vendeurs. Les "vendeurs" sont le monde, les "foules" sont le monde, ces vérités de La Palice il faut s'en méfier, car elles amènent à oublier que nous avons une triangulation : "poète", "foules" et "vendeurs".
Plus haut sur la même page 267, un autre extrait montre que Claisse analyse l'élan à l'aune exclusive de la poétique du "voyant" :
[...] Car, de même que le tragique existentiel (ce chevalet de tortures) constitue la source providentielle du génie humain, de même le fait de tenir l'existence pour irrémédiablement tragique[ ] permet au travail poétique d'entrevoir l'invisible et de penser l'impensable : qu'en effet l' "Elan" créateur soit "insensé", les "splendeurs invisibles" et les "délices insensibles", n'empêche cet "élan", ces "splendeurs" et ces "délices", tout inconcevables qu'ils soient, d'être non illusoires. [...]
Claisse ne songe même pas à faire remarquer que "insensé" permet si pas d'exclure, du moins de fragiliser l'idée qu'il soit question de la religion chrétienne. Toutefois, j'ai cité le discours de Victor Hugo au congrès de la paix en 1849, où on voit l'usage rhétorique conciliateur qui est fait des images de la foi chrétienne, et Claisse identifiant nettement dans ce poème une attaque contre les duperies émerveillées du discours scientiste il faut tout de même considérer qu'il ne dit pas un mot d'une autre possibilité de lecture selon laquelle cet "élan" mystique serait celui du discours scientiste vantant l'en avant du progrès. Et il s'agit pourtant d'un point qui touche au problème de dissociation du poète et des vendeurs que Claisse a mis au frontispice de son analyse du poème.
D'autres passages du commentaire fourni par Claisse témoignent du problème de confusion qui se maintient. Peut-on sans prendre un peu de recul dire que Rimbaud parle des "amateurs supérieurs" comme de "travailleurs" proches du "Suprême Savant" que voulait être Rimbaud selon sa lettre à Demeny du 15 mai 1871 ? L'expression "la mort atroce pour les fidèles et les amants" est commentée de la sorte par Claisse, page 264 de son livre :
[...] en fait, ce qui est ici bradé, c'est moins la mort que son atroce douleur. Or, qui liquide l'atrocité, sinon l'esprit religieux, par sa "mort qui console". Ce qui revient à solder la fidélité héroïque des "amants" et des "fidèles" pour qui c'est la certitude d'une tragique annihilation qui donne son infinie valeur au temps de l'amour.
Je me trompe où Claisse prend le texte à rebrousse-poil. Selon Claisse, ce n'est pas la mort qui est mise en vente, mais l'atrocité de la mort. Selon Claisse toujours, cette atrocité étant bradée, il faut comprendre qu'elle est liquidée. Mais, les calembours sur "solder", "brader" et "liquider" dévient du sens premier du texte de Rimbaud. Même si la vente est au rabais, il s'agit de vendre et une mort et un sentiment d'atrocité de toute façon, il ne s'agit donc pas de les annihiler, mais bien de les vendre, donc il est impliqué que les acheteurs s'en exaltent. Plus on vend des morts atroces, plus il y a de morts et d'atrocités. Je n'ai peut-être pas bien compris l'explication de Claisse dans la citation précédente, mais j'y lis un contresens grossier avec le texte de Rimbaud. Dans "Solde", il est question de vendre à ceux que cela exalte une "mort atroce", parce qu'ils y voient la voie pour exalter leur fidélité et leur amour. Je reviendrai plus loin sur cet aspect de ma réflexion par rapport au texte de Rimbaud, mais pour l'instant je crois avoir bien pointé du doigt les limites de l'article de Claisse : il a compris que Rimbaud ne s'inclut pas en tant que vendeur, mais se moque d'eux en les parodiant avec une ironie grinçante. En revanche, Claisse n'en tire pas une conséquence logique, c'est que ce qui est mis en vente ce n'est pas les produits littéraires de Rimbaud lui-même. Nous suivons dès lors un raisonnement compliqué selon lequel le monde vend ce qui importe pour Rimbaud, mais ce qui importe non seulement pour Rimbaud mais carrément ce qui est l'apport même de Rimbaud en tant que poète ("les trouvailles (de l'écriture)", l'élan poétique créateur, etc.). Parfois, le commentaire de Claisse est plus juste qui identifie les choses vendues à des valeurs essentielles que Rimbaud reconnaît mais en s'indignant d'une telle mise en vente. Cependant, il en revient à plusieurs reprises à l'idée que le monde met en vente les idées qui sont chères à Rimbaud, ce qui amène à des interprétations forcées de certains passages qui, à la lecture immédiate, ne s'impose pas du tout comme des motifs rimbaldiens, l'exemple parfait étant ce syntagme : "la mort atroce pour les fidèles et les amants".
Pourtant, ce que dit Claisse arrive à rester pertinent et les rapprochements avec d'autres poèmes de Rimbaud sont souvent imparables. Comment cela se fait-il ? Il s'agi des rencontres inévitables, dans la mesure où la poétique du "voyant" s'intéresse aux valeurs essentielles. Il est donc évident qu'on peut établir un contraste entre la manière d'envisager les choses de Rimbaud développées dans d'autres poèmes et la manière des vendeurs décrite dans ce poème. Cependant, le travers de l'étude de Claisse, c'est qu'il annexe la pensée des vendeurs à celle de Rimbaud, alors que la satire suppose au contraire de se déporter pour aller reconnaître l'idéologie du discours adverse, discours que Claisse décante quelque peu quand il nomme le "scientisme" dans une dernière note de bas de page. Claisse fait du texte un duel philosophique, alors qu'il s'agit d'un poème satirique. Et dans la démarche satirique, cela va au-delà de l'idée de montrer que l'autre a tort et qu'on a raison, il y a pour objectif de dénoncer des manipulations, des duperies, des intentions cachées. Et tout cela n'apparaît pas dans la lecture de Claisse.
Le poème contient deux piques contre des groupes sociaux. Quant au mot "race", je l'interprète dans le cas de "Mouvement" et de "Solde", plutôt à l'ancienne : "race slave", "race italienne", "race noble", etc. Mais peu importe. Le début du poème met mal à l'aise comme on sait à cause d'une lecture qui peut être réinvestie de manière anachronique, mais il faut considérer que le début de poème correspond bien à une pique. La seconde pique est plus discrète, elle vise la pensée économique anglo-saxonne avec le couple "sport" et "comfort". Rimbaud dénonce la victoire du mercantilisme à l'anglo-saxonne. Tout être humain a droit au bonheur, et selon la théorie de la main invisible d'Adam Smith il faut laisse faire le marché car les égoïsmes vont naturellement converger vers la meilleure expression de l'intérêt de tous. Il faut d'ailleurs préciser que cette victoire de la pensée anglo-saxonne est plus complète que jamais en 2021 et que cela ravage les pays de langue anglaise, mais aussi la France, l'Espagne, la Belgique, les Pays-Bas, l'Allemagne, les pays scandinaves et peut-être même l'Italie. Cette victoire est favorisée par les produits auxquels nous avons accès et qui nous offrent un confort de vie grâce aux énergies fossiles et aux machines jamais apprécié auparavant dans l'histoire de l'humanité, mais ce confort nous le volons aux générations futures et il ne sera pas éternel, et surtout nous avons fabriqué les sociétés que Rimbaud déteste et dit détester dans "Solde" ou Une saison en enfer. Rimbaud dénonce une vision du monde qui ne relève que des vues limitées de l'utilitarisme anglo-saxon. Certes, avec la Révolution française, il faut comprendre que le spirituel n'est plus à l'ordre du jour et Rimbaud rejette la religion chrétienne, rejette Dieu, mais la poésie de Rimbaud, avec "Credo in unam", "Voyelles", "Génie" et tant d'autres perles, elle nous demande quand même de ne pas voir la vie comme l'accumulation comptable de plaisirs dans l'évitement de la mort. Rimbaud garde avec lui d'un souffle qui nous grandit et qui nous fait autre chose que des consommateurs qui calculent l'étirement plaisant de la vie que le hasard physique leur a accordé. Mais, "Solde" ne parle pas que de ce problème. Il parle aussi de la duperie des ventes, puisque les "vendeurs" spéculent sur la crédulité qu'ils prêtent aux masses. Il faut bien percevoir le caractère inique de la vente d'une mort atroce à laquelle les vendeurs ne croient pas, mais les acheteurs si ! Personnellement, je vois s'agiter cette dimension satirique-là dans le poème, et cela n'apparaît pas du tout dans la lecture opérée par Claisse, même s'il y a des points de rencontre.
Le poème "Solde" ne parle pas que de vente au rabais, il ironise sur ce qui est solvable ou ce qui ne l'est pas. Il ironise sur l'offre et la demande auprès des "masses". Le poème gagnerait à être étudié dans la réalité cynique de son procédé économique. Rimbaud ne dit pas simplement que la vente est absurde, il la dénonce comme un vol et une manipulation. Et, en même temps, il rappelle que notre vie vaut mieux que cette perspective mercantile. L'expression "l'anarchie pour les masses" est intéressante. Le mouvement anarchique avec les attentats vient un peu plus tard, mais le mot d'anarchisme a déjà une fortune et une évolution depuis Proudhon, et je suis convaincu que Rimbaud est plus proche d'une pensée anarchiste que d'une pensée marxiste, mais dans tous les cas il est question d'associer le mot "anarchie" au mot "masses". Or, les masses dénoncent ceux qui les dirigent, et ici ce qui apparaît c'est un groupe tiers qui va les duper autrement, en ne se faisant pas passer pour leurs nouveaux monarques ou oligarques, mais pour ceux qui vont leur faire croire qu'ils vivent dans l'anarchie en la leur vendant. Moi, c'est comme ça que je comprends ce passage quand je lis spontanément le poème. Les masses auront ainsi un sentiment d'égalité partagée par tous. On va leur vendre ce qu'ils veulent ou l'apparence de ce qu'ils veulent, mais dans le but de s'enrichir. On va leur vendre la démocratie, puisqu'ils la réclament, puisqu'ils y croient. Mais on va faire les choses de façon à s'enrichir, nous, qui ne sommes ni acheteurs ni consommateurs de telles choses : "anarchie" ou "mort atroce".
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