Le poème "La Rivière de Cassis" décrit poétiquement un paysage, mais ce qui est intrigant c'est qu'on ne cerne pas clairement de quel paysage il peut être question.
Il semble admis que le poème décrit le paysage des Ardennes belges et plus précisément de la vallée de la Semois, mais en réalité il ne s'agit que d'une hypothèse de lecture. La Semois est une rivière qui traverse la Belgique pour l'essentiel et qui va se jeter dans la Meuse en France, où l'orthographe du nom varie en Semoy. Parmi les sites touristiques le long de la Semois, nous avons la ville de Bouillon que Rimbaud et Verlaine connaissaient, et où ils se sont rendus ensemble non pas en mai 1872, période de composition de "La Rivière de Cassis", mais en mai 1873. Ayant vécu une partie de mon enfance en Belgique, il se trouve qu'en cinquième primaire, l'équivalent de l'année de CM2 en France, j'ai fait avec les élèves des deux classes de cinquième de mon école un séjour d'une semaine dans cette région. J'ai visité le château de Bouillon, qui est en réalité un château créé après la mort de Godefroy de Bouillon (le vrai château était sur une colline avoisinante), et j'ai pu graver dans mon souvenir l'image touristique classique du Tombeau du Géant à Botassart qui ne fait pas partie des "vaux étranges", mais plutôt des collines singulières dessinées par les méandres sinueux de la Semois.
Pour un lecteur français et aussi quelque peu pour un lecteur belge, la localisation dans la vallée de la Semois concorde plutôt bien avec le poème : une rivière, des forêts de sapins, l'évocation du cassis en tant que plante plutôt du nord, l'idée d'un décor vallonné ("vaux étranges") avec quelques "donjons" disséminés et ce motif des "chevaliers errants" qui fait écho à la figure du croisé Godefroy de Bouillon, héros de la Jérusalem délivrée du Tasse.
Toutefois, quand j'étais enfant, il m'était enseigné qu'il n'y avait pas de corbeaux en Belgique. Je voyais des corneilles dans la Nature, mais, pour voir des corbeaux, il fallait aller en France et avec ma docile naïveté je m'imaginais presque qu'il suffisait de traverser la frontière pour ça. Evidemment, il est toujours loisible d'utiliser le nom "corbeaux" pour les corneilles. Il paraît qu'il y a un programme de réintroduction des corbeaux en Belgique depuis 1970 (donc j'aurais pu en voir en Belgique quand j'étais enfant), et l'idée c'est que les corbeaux ont disparu de Belgique au début du vingtième siècle.
Passons aux sapinaies. Le mot "sapinaie" semble une invention de Rimbaud tant il est rare. Il ne s'agit pas d'une invention de Rimbaud, mais d'un mot familier que "sapinière" a supplanté. Une rapide recherche sur Google révèle l'existence d'une "rue de la Sapinaie" à Nantes et il est question aussi de "sapinaie" dans l'Isère. Nantes et l'Isère, nous sommes loin des Ardennes. Le mot "sapinaie" apparaît aussi sous la plume de l'écrivain ardennais André Dhôtel né à Attigny, mais Dhôtel a publié plusieurs ouvrages sur Rimbaud et s'est inspiré de lui dans ses écrits, voire pour un titre d'ouvrage Vaux étranges.
[Attendez, je m'interromps, j'écoute du Bob Dylan, mais je trouve que dans les années 70 il n'était vraiment pas aussi bon que dans les années 60, je vais mettre un album de sa meilleure époque donc !]
Mais les remises en cause pleuvent en cascade. Il faudrait parler de sapinières et non de sapinaies, mais le nom sapin est lui-même problématique puisqu'il s'agit d'épicéas et partant il ne faudrait pas parler de sapinières, mais de pessières.
Mais il y a encore un autre aspect qui m'intrigue. J'ai appris que le paysage de "forêts de sapins" des Ardennes belges n'était pas naturel et que les épicéas ont été plantés au milieu du XIXe siècle. Les épicéas poussent très vite, mais Rimbaud pouvait avoir conscience d'avoir affaire à un paysage nouveau remanié par l'homme, alors que moi naïvement quand j'avais dix ans les sapins étaient là avant le travail de l'homme dans la région. En plus, le second sizain de "La Rivière de Cassis" parle du passé, du Moyen Âge, ce qui fait que la plupart des lecteurs doivent superposer mentalement les sapins du présent à l'évocation médiévale des donjons. Normalement, au Moyen Âge, nous avions plutôt des hêtres si j'ai bien retenu la leçon. Mais comme l'homme a utilisé les arbres, un territoire de landes s'est créé et au milieu du XIXe siècle ils ont voulu reboiser et ils ont fait le choix de l'épicéa, moins pour des raisons esthétiques que pour des raisons économiques. C'était moins coûteux pour reboiser et l'épicéa était intéressant à exploiter. Rimbaud a écrit son poème en mai 1872, j'ignore jusqu'à quel point il avait conscience de ces bouleversements récents. J'ignore aussi quelle était l'étendue de ces récentes "sapinaies" à son époque.
Le cadre ardennais a l'air de pouvoir être certifié comme paysage décrit par le poème avec un intérêt évident pour le cadre des Ardennes belges, du moins le cadre ardennais de la région de Bouillon. En effet, les épicéas sont plus intéressants à planter à plus de 400 mètres d'altitude, donc du côté des sommets des Ardennes belges. Il n'est pas explicitement question des Ardennes belges dans le poème, et on peut se demander si le département français des Ardennes n'avait pas ses forêts de sapins remplies de corbeaux à proximité de rivières. Pour les "vaux étranges", nous pouvions songer au Vallage, région d'Ernest Raynaud, et donc à la Vallée de la Marne.
En effet, je ne perds pas de vue deux problèmes posés par le poème. Le premier problème, c'est le caractère de témoignage biographique. Le poème est daté de mai 1872, alors que Rimbaud fut de retour à Paris autour du 7 mai. Le poème peut être partiellement antidaté, ou daté du jour où il fut terminé, ou il peut être composé avec un temps de retard par rapport à une expérience récente. En gros, en mars et en avril, Rimbaud a été éloigné de Paris pour permettre à Verlaine de reconstruire son ménage aux yeux du milieu ambiant parisien. Rimbaud n'a pas passé ces deux mois qu'à Charleville, mais pour l'essentiel si. Comme il le fera avec Verlaine l'année suivante à la même période, Rimbaud n'a-t-il pas pris le train jusqu'à la frontière belge pour profiter du cadre ardennais de la ville de Bouillon. Cela implique un passage par Sedan. C'est le seul moyen de justifier une lecture dans un cadre belge du poème "La Rivière de Cassis". Il y a un autre problème important qui se pose, c'est celui de la lecture symbolique du poème. Plusieurs rimbaldiens soupçonnent à bon droit que "La Rivière de Cassis" fait allusion à la guerre franco-prussienne, et les rapprochements lexicaux patents avec le poème "Les Corbeaux" ne laissent guère de place au doute. Il est clair que les "mystères révoltes / Des campagnes d'anciens temps" écornent un peu plus l'image de Napoléon III. Et, en clair, si la guerre franco-prussienne n'a pas lieu en Belgique, difficulté qui se pose sans qu'on en parle à la lecture du poème "La Rivière de Cassis" d'une description de paysage belge avec une allusion à une guerre qui ne concerne que le pays d'à côté, il me semble évident que Sedan est la clef pour résoudre la difficulté d'interprétation de "La Rivière de Cassis". Sedan est dans le département des Ardennes, à la frontière belge, et à vingt kilomètres de Bouillon.
Le seul point divergent, c'est que la Semois ne relie pas du tout Bouillon à Sedan, aucune rivière ne relie les deux villes. Sedan est traversée par la Meuse, mais la Semois fera encore un long trajet en Belgique avant de traverser la frontière française et de daigner enfin se jeter dans la Meuse. Elle aura changé de nom, la Semoy, et donc de caractère et sera plus conciliante. En mai 1873, quand Verlaine et Rimbaud se rencontrent à Bouillon sous les yeux de Delahaye qui va témoigner, ils se moquent de la captivité de Napoléon III, il y a donc une liaison diffuse entre Sedan et Bouillon qui occupaient les esprits de nos deux poètes et qui permet in fine de soutenir la lecture habituelle de "La Rivière de Cassis" comme description d'un paysage touristique belge connu des carolopolitains avec un fond de réprobation pour un univers ancien médiéval dont satiriquement le Second Empire récemment chu fait partie.
Mon lecteur peut se dire que mon article n'a servi à rien. Je ne crois pas, je me représente plus nettement les choses, les conditions de sa création. En soulignant l'importance de Sedan, ce que les commentaires ne font pas d'habitude à ce que je sache, je remotive la compréhension satirique du poème.
Il reste un point important à souligner. La mention du "cassis" n'est certainement pas anodine. On se contente en général d'y voir une image pour dire que la rivière est rouge du sang des morts. Mais cela suppose de privilégier la référence allégorique, et plutôt à la Commune aux morts de Sedan, alors qu'il y a sans doute des enjeux locaux à mieux cerner. Le cassis vient du groseillier noir qui est une plante septentrionale. Une invention récente est la crème de cassis, mais cette invention concerne plutôt Dijon et la Bourgogne, une invention apparue vers 1851. Ceci dit, l'appellation "crème de cassis" ne s'est-elle pas popularisée plus tard encore, à la fin du XIXe siècle ? Par ailleurs, il y a une transition. Il existe différentes sortes de liqueurs nommées ratafia et depuis le dix-huitième siècle la liqueur par excellence était un ratafia à base de cassis, avec un peu de cannelle et girofle. La crème de cassis est une invention qui dérive du succès de ce ratafia à base de cassis. Or, à la fin de "La Rivière de Cassis", il est question d'un paysan "Qui trinque d'un moignon vieux". Il est certain que les commentaires multiplient le repérage de mots qui risquent d'être polysémiques dans le poème. Les "campagnes d'anciens temps", sont-ce d'anciennes batailles ou d'anciens mondes paysans ? Le paysan trinque, parce qu'il souffre ou parce qu'il lève le verre, etc. ? Pour moi, le titre du poème et la fin supposent assez clairement un renvoi à la boisson. Evidemment, comme les corbeaux sont du côté de la rivière de Cassis et sont invités à chasser le paysan, aucun commentaire ne détermine que le paysan boit du ratafia ou de la crème de cassis, mais il n'en reste pas moins qu'on a une confrontation entre l'alcool de la rivière et l'alcoolémie du paysan matois.
Je n'oublie pas non plus le caractère purgatif reconnu du cassis, ce que Benoît de Cornulier a rappelé il y a quelque temps déjà et qui a inspiré certains aspects de la lecture de Bernard Meyer dans son livre Douze poèmes expliqués de Rimbaud. Les purgatifs sont un vrai sujet de conversation de Verlaine et Rimbaud lorsqu'ils se déplacent à Bouillon, au vu des dessins de Verlaine qui ont été récemment déchiffrés et commentés sur le blog de Jacques Bienvenu.
Voilà pour les petites réflexions géographiques inspirées par ce poème.
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