samedi 23 octobre 2021

"Mouvement" : "les conquérants du monde"

On va parler à la marge du monde hispanique, alors guitare !


Dans les Actes du Colloque Les Saisons de Rimbaud, qui viennent de paraître, pour la première fois, mon idée que le poème en vers libres "Mouvement" doit quelque chose au célèbre sonnet "Les Conquérants" de José-Maria de Heredia a été implicitement encouragée puisqu'Yves Reboul a rappelé que j'avais signalé à l'attention que ce sonnet avait été publié dans le célèbre recueil collectif parnassien Sonnets et eaux-fortes en 1869 (achevé d'imprimer du 20 décembre 1868). Jusqu'à présent, cette hypothèse a affronté soit le plus parfait silence, soit le refus oral dédaigneux au prétexte que Heredia n'avait publié son recueil Les Trophées qu'en 1893, date tardive au demeurant pour un recueil considéré comme emblématique du mouvement parnassien. J'avais pourtant des arguments très forts. Il faut bien comprendre que le mouvement parnassien ne dénombre que cinq grandes publications collectives : les trois volumes du Parnasse contemporain, auxquels ajouter le recueil Sonnets et eaux-fortes, puis Le Tombeau de Théophile Gautier. Or, le troisième Parnasse contemporain est postérieur à la période d'activité poétique rimbaldienne, tandis que Le Tombeau de Théophile Gautier date de 1873, quand Rimbaud a renoncé à la versification régulière (cas à part de "Poison perdu") depuis près d'un an, et même aux vers, puisqu'il est devenu un prosateur avec Une saison en enfer et les Illuminations. Le poème en vers libres "Mouvement" a pu être écrit à la fin de l'année 1872, sinon en 1873 ou en 1874. Rappelons par ailleurs que Rimbaud s'intéresse aux publications parnassiennes depuis 1869 en gros et que, jusqu'à septembre 1871, il n'a connu du second Parnasse contemporain qu'un certain nombre de livraisons éparses, et pas l'ensemble complet. Il est naturel de penser que le recueil Sonnets et eaux-fortes a accompagné une lecture précoce du premier Parnasse contemporain de 1866. Et si tel ne devait pas être le cas, monté à Paris, en septembre 1871, en même temps qu'il découvrait le second tome du Parnasse contemporain et qu'il parodiait les dizains à la manière de Coppée, il vivait dans la présence de contributeurs à ce fameux volume collectif (Philippe Burty, Jean Aicard, Théoville de Bandore, Léon Dierx, Ernest d'Hervilly dindon dindaine, Catulle Mendès, Arsène Houssaye (est-il parent avec Armand Silvestre et a-t-il hérité du manuscrit des "Effarés" ?), Albert Mérat, Armand Silvestre, Léon Valade et sans doute d'autres) . Un nom à citer doit suffire pour clore le débat : Paul Verlaine avec son "Pitre" illustré par Rajon, lequel sera en Angleterre en même temps que Rimbaud et Verlaine par la suite si jamais on peut rêver d'une piste ! Ajoutons que ce recueil Sonnets et eaux-fortes jouit de l'unique contribution de Victor Hugo, non pas en tant que poète, mais en tant qu'artiste : son dessin a été gravé par Courtry pour figurer à côté du sonnet "L'Eclair" de Paul Meurice. Enfonçons les clous. Puisque "Mouvement" parle de voyage en bateau avec une idée par calembour d'eaux fortes, il n'y a pas un poème de Rimbaud antérieur auquel il peut faire songer ? Ah ! si ! "Le Bateau ivre", et oui ! "Le Bateau ivre" ! Alors, enfonçons les clous : le premier sonnet du recueil Sonnets et eaux-fortes s'intitule "La Mer", nous le devons à la plume de Jean Aicard, et le second s'intitule "Le Masque", et nous le devons cette fois à un poète plus âgé, de la première génération romantique, Joseph Autran, l'auteur d'un recueil intitulé Les Poèmes de la mer dont d'abord Marc Ascione je crois, puis en tout cas Bruno Claisse, ont fait remarquer qu'il avait inspiré le célèbre entrevers "Le Poëme / De la Mer" au sixième quatrain du "Bateau ivre". Auguste Barbier, Albert Glatigny, François Coppée, Théophile Gautier et j'en passe ont participé à ce recueil. Mais parmi les aquafortistes, nous pouvons citer Jules Héreau, qui intéresse déjà un peu Rimbaud avec sa "Station d'omnibus aux Batignolles" commentée par Valade dans La Renaissance artistique et littéraire sous la forme d'un poème qui s'inspire du zutique "Effet de siège" rimbaldien, mais aussi Félix Régamey qui, lui, à la différence de Rajon, est une fréquentation londonienne avérée de Rimbaud et Verlaine en 1872. Le recueil collectif Sonnets et eaux-fortes consiste en une suite de sonnets chacun accompagné d'une illustration d'artiste. Et je rappelle que Verlaine était friand de notations picturales. A une époque qui a de grandes chances d'être contemporaine de la composition de "Mouvement", Verlaine a créé le recueil Romances sans paroles qui contient des sections aux titres éloquents : "Paysages belges" et "Aquarelles". Et plus significativement encore, le recueil Poëmes saturniens, antérieur au projet collectif Sonnets et eaux-fortes, contenait une section intitulée précisément "Eaux-fortes", laquelle est suivie d'une section "Paysages tristes" qui conforterait l'idée d'un lien dans la manière d'organiser les recueils de Poëmes saturniens à Romances sans paroles, les deux seuls recueils de Verlaine organisés en sections que Rimbaud ait connu. Puis, dans sa notice des Hommes d'aujourd'hui consacrée à Heredia, Verlaine ne manque pas de citer in extenso ce sonnet en tant que morceau mémorable. Cela fait beaucoup d'éléments pour déterminer que, dans l'esprit de Rimbaud, le sonnet "Les Conquérants" était une des pièces poétiques incontournables de son époque. Heredia fait partie des poètes parodiés par Verlaine dans son courrier à Valade et Blémont en juillet-août 1871, période pendant laquelle il échangeait également avec Rimbaud, et Heredia est parodié également dans le corps de l'Album zutique. Enfin, puisque les rimbaldiens aiment souligner que Rimbaud exprimait le souhait de figurer à la fin du second Parnasse contemporain selon les termes de sa lettre à Banville de mai 1870, il faut apprécier que celui qui a eu cet honneur brigué par Rimbaud n'est autre que Heredia avec un poème "La Détresse d'Atahuallpa" "Prologue" d'un projet dont le titre est une fois encore éloquent : "Les Conquérants de l'or".
Quel lecteur je fais ! Guitare !
On le voit ! Il y a une avalanche d'arguments pour se persuader que Rimbaud a lu et bien lu le sonnet "Les Conquérants" de José-Maria de Heredia, alors qu'il n'y a pas dix pour cent de rimbaldiens officiels qui ont lu le recueil Sonnets et eaux-fortes. Mais ce n'est pas tout. J'ai déjà établi un lien entre deux titres de José-Maria de Heredia : le sonnet "Les Conquérants" est sa contribution au volume Sonnets et eaux-fortes et le prologue d'un grand poème "Les Conquérants de l'or" est son unique mais conséquente contribution au second Parnasse contemporain qu'il clôt. Le poème "Mouvement" parle de "voyageurs" qui sont des "conquérants du monde" "Cherchant la fortune chimique personnelle", et au-delà de sa forme versifiée atypique il est divisé en quatre séquences. Je choisis "séquence" et non "strophe", parce que les rimbaldiens, et je crois que je peux citer Benoît de Cornulier ou Michel Murat, opte pour le mot "séquence", plutôt que "strophe" dans ces cas irréguliers. Qui plus est, le mot "séquence" devrait s'appliquer également aux tercets qui ne sont pas des strophes au sens strict du terme. Dans "Mouvement", les deux premières sections sont égales, de huit vers chacune, puis nous avons une décroissance progressive avec une troisième section de six vers et une section finale de quatre vers. Il y a plusieurs poèmes des Illuminations qui sont en quatre alinéas, "Mystique" notamment, mais je ne trouve pas vain de comparer "Mouvement" à un sonnet. Les deux huitains ont le double de vers d'une suite de deux quatrains. Il est plus délicat de rapprocher les sections de six puis quatre vers de deux tercets, mais on observe tout de même l'idée que les deux dernières séquences sont plus courtes que les deux premières. Et puis, mon lien thématique et lexical avec le sonnet "Les Conquérants" justifie minimalement cette comparaison formelle.
Je précise, et Yves Reboul, Michel Murat, Steve Murphy et Bruno Claisse notamment pourraient en témoigner, que j'ai envisagé le lien de "Mouvement" au sonnet du poète d'origine cubaine depuis longtemps, puisque je leur en ai fait part en 2002 lors de conférences à Paris, mais cette idée je la traîne depuis 1996.
Or, le jeu peut être de comparer "Mouvement" à "Les Conquérants" progressivement : la première séquence de "Mouvement" avec le premier quatrain, la seconde avec le second quatrain, la troisième avec le premier tercet et la dernière séquence de "Mouvement" avec le dernier tercet.
Le point fort de la comparaison progressive, c'est que le début de la deuxième séquence de "Mouvement" matche, pour le langage des experts de l'analyse ADN en criminologie avec le début du second quatrain des "Conquérants" :
Ce sont les conquérants du monde
Cherchant la fortune chimique personnelle ;
[...]

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
[...]
Il n'est évidemment pas important d'établir une comparaison ferme entre chaque séquence, une similitude d'allure générale suffit amplement.
Jouons le jeu !
Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d'un rêve héroïque & brutal.
Notons que le sonnet hérédien commence par le terme "Comme", ce qui fait songer au cas du "Bateau ivre". Le mot "routiers" est un peu surprenant dans le poème de Heredia, puisque par la force des choses Christophe Colomb n'avait entre les mains aucune description des côtes ni de l'Amérique, ni même de l'Asie et des Indes qu'il espérait rejoindre, sauf à envisager un peu lâchement que le poème présuppose une allusion qui englobe les quatre voyages du marin génois en Amérique. Voici maintenant la première séquence du poème "Mouvement" :
Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve,
Le gouffre à l'étambot,
La célérité de la rampe,
L'énorme passade du courant
Mènent par les lumières inouïes
Et la nouveauté chimique
Les voyageurs entourés des trombes du val
Et du strom.
Comme l'a montré Michael Riffaterre, repris et appuyé par un développement décisif d'une étude du poème par Bruno Claisse, le poème "Mouvement" ne parle pas d'un trajet maritime exclusivement. Le premier vers décrit un trajet ferroviaire le long de chutes comparables à celles du Niagara et le troisième décrit les performances techniques permettant aux trains d'affronter certaines pentes, puisque "rampe" et "mouvement de lacet" appartiennent aux expressions techniques du monde ferroviaire. Les deuxième et quatrième vers décrivent en revanche un trajet par bateau au vu des mentions en queue de vers : "étambot" et "courant". Notons tout de même l'idée de chute commune aux deux univers décrits, puisque le train longe les chutes d'un fleuve ou affronte un décor montagneux. Nous pourrions comparer les choix verbaux des deux poèmes : "Partaient" et "Mènent", deux verbes rendus plus dynamiques par leurs positions clefs chacun en tête de vers. On pourrait prétendre que la comparaison ne s'impose pas. Mais, outre que j'annonce que le passage du "rêve héroïque et brutal" va entrer en résonance avec la suite du poème de Rimbaud, j'ai deux remarques à faire. Premièrement, puisque j'ai déjà cité l'hémistiche "le fabuleux métal", je me permets déjà de pointer la relation ironique possible avec l'expression "nouveauté chimique". Je parle d'ironie dans la mesure où la "nouveauté chimique" n'est plus l'objet de la conquête, mais ce qui permet la conquête, sauf que dans les deux cas, le "fabuleux métal" ou la "nouveauté chimique" sont déjà perceptibles comme étant fascinants en soi. Et j'insiste sur le fait qu'il y a bien un relais de "nouveauté chimique" à "fortune chimique personnelle" dans le cadre du poème rimbaldien. Deuxièmement, la première séquence du poème rimbaldien consiste à décrire un cadre qui correspond très bien à l'idée de partir pour un "rêve héroïque", si pas "brutal", puisque nous avons "les chutes du fleuve", la sensation du "gouffre", le sentiment de "l'énorme", l'aventure et la découvert des "lumières inouïes", de la "nouveauté chimique" et les prestiges brutaux des "trombes du val / Et du strom". la qualification de "voyageurs" justifie le mot "rêve", mais nouvelle ironie, le mot "voyageurs" est quelque peu discordant avec le décor propre à l'épique d'une odyssée moderne et en même temps avec l'idée de héros du poème de Heredia. Je reviendrai sur cette idée d'un traitement ironique de l'héroïsme. Pour l'instant, nous avons une première séquence et un premier quatrain qui décrivent quelque peu le cadre exaltant de gens partis à la quête de sensations nouvelles.
Passons à la comparaison de la deuxième séquence du poème de Rimbaud avec le second quatrain du sonnet "Les Conquérants".


Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde occidental.

Ce sont les conquérants du monde
Cherchant la fortune chimique personnelle ;
Le sport et le comfort voyagent avec eux ;
Ils enmènent l'éducation
Des races, des classes et des bêtes, sur ce Vaisseau.
Repos et vertige
A la lumière diluvienne,
Aux terribles soirs d'étude.
Nous avons une opposition des temps verbaux entre passé et présent, mais il s'agit du rapprochement le plus évident entre les deux poèmes. Rimbaud joue sur un fait d'étymologisme en rapprochant ainsi "conquérants" de la forme participiale "cherchant", il réactive la relation sémantique latente entre "quérir" et "chercher". On appréciera la tension entre les mots. Il s'agit de "conquérants du monde", mais ils "voyagent". Le groupe nominal "conquérants du monde" est repris par le pronom "eux". Même si le pronom "eux" n'est pas le sujet du verbe "voyagent", notez la distribution : groupe nominal "les conquérants du monde" et verbe "voyagent". Les "conquérants du monde" "voyagent" : cela sonne étrangement. Et il faut aller plus loin encore. Les mêmes personnages dans la première séquence étaient qualifiés de "voyageurs" alors qu'il étaient dans un cadre qui aurait justifié les mots de "héros", "aventuriers", voire "conquérants du monde", tandis que dans la seconde séquence ils sont qualifiés enfin de "conquérants du monde", sauf qu'il sont décrits dans le comfort, le sport et le souci des gens éduqués. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi l'étude des ressorts ironiques de ces jeux de Rimbaud avec le vocabulaire dans "Mouvement" n'ont jamais retenu l'attention des autres rimbaldiens. C'est pourtant un travail de pleine nature poétique. On appréciera encore l'alliance de termes en un vers : "Repos et vertige". Puis, pour filer la comparaison entre les deux poèmes, on peut mettre en relation la "lumière diluvienne" et les "terribles soirs d'étude" avec l'effet des "vents alizés" et l'inquiétant horizon ("bords mystérieux du monde occidental"). Finalement, il est question d'une conquête du monde par les progrès de la science, et il y a une tension ironique entre l'aventure face aux éléments et l'aventure intérieure de l'étude scientifique, même si celle-ci n'est pas purement et simplement disqualifiée par le discours de Rimbaud, il faut envisager cela dans la nuance bien évidemment. Remarquons que la "lumière diluvienne" suppose une pression du haut vers le bas du même ordre que l'action des "vents alizés" qui inclinent les "antennes" des caravelles. Le "vertige" répond à l'effet que procure la contemplation des "bords mystérieux du monde occidental", et notons qu'il sera question d'un "bord fuyard" dans la suivante séquence du poème "Mouvement".
Dans le cas du second quatrain du sonnet hérédien, il faut bien évidemment identifier ce qu'est ce "fabuleux métal" et ce qu'est "Cipango". La première mention connue en occident du Japon nous vient du Devisement du monde ou Livre des merveilles de Marco Polo. Il n'était pas un conquérant, mais il a découvert le monde en tant que marchand-voyageur, et il en a rendu compte tout comme Christophe Colomb. Colomb était génois et Polo vénitien, mais c'est à Gênes même que Marco Polo, en tant que prisonnier de guerre, a commencé à rédiger avec l'aide du Pisan Rustichello le récit de son voyage en Asie, en 1298. Le français (langue d'oïl) étant à l'époque une langue littéraire de prestige en Italie du Nord même (le contemporain Dante n'a pas encore écrit sa Comédie), ce récit a été rédigé dans une langue d'oïl flanquée de maints italianismes dont une copie complète inespérée est conservée à la Bibliothèque Nationale de France. En 1307, Marco Polo a remis une copie à un seigneur Thibaut de Cepoy, qui était chargé d'organiser une nouvelle croisade pour conquérir Constantinople au nom de Charles de Valois, le frère de Philippe le Bel, Charles de Valois étant l'époux de l'héritière titulaire Constantinople, puisque sa seconde femme Catherine de Courtenay était la petite-fille du dernier empereur latin Baudoin II de Courtenay. Pour l'anecdote de Baudoin II de Courtenay était marquis de Namur. Eh ! finalement, je suis né dans une ville belge plus importante qu'il n'y paraît. Trêve de plaisanteries. Je reviens à mon sujet. Donc, les manuscrits du récit de Marco Polo se sont diffusés par diverses copies, il y avait une version en français (langue d'oïl, plutôt champenois) à cause du don à Thibault de Cepoy, une version en franco-italien (langue d'oïl mâtiné de quantité d'italianismes) diffusée partiellement en Italie, une version abrégée en dialecte toscan, une version abrégée en dialecte vénitien, et il y eut bien évidemment une version en latin. On peut même penser qu'il y a eu une deuxième version en latin, à cause de manuscrits retrouvés à Milan et Tolède au XXe siècle qui confirme une partie des informations inédites de l'érudit vénitien du XVIe siècle Ramusio. Marco Polo aurait fait des ajouts à une nouvelle version à un moment où les frères prêcheurs s'intéressaient de près à son récit. Mais la première version latine par le bénédictin Pipino, très imparfaite, abrégée, parfois censurée, d'abord diffusée sous forme de copies manuscrites a fait l'objet d'une édition imprimée à Anvers à la fin du XVe siècle. Or, Christophe Colomb a possédé le texte de Colomb dans la version latine établie par Pipino. Je n'ai pas la complète assurance si Colomb a annoté une copie manuscrite ou un texte imprimé, car mes sources sont un peu contradictoires parfois. Mais pourquoi c'est important en regard du sonnet de Heredia et par conséquent en regard du poème "Mouvement" de Rimbaud ? Eh bien tout simplement parce que Colomb, si les interventions sont bien de sa main, mais cela fait consensus, a annoté l'ouvrage de Marco Polo, et en phase avec la réputation de cupidité qui lui est faite Colomb a souligné avec intérêt tous les passages où il est question d'or, de valeurs précieuses. Pire encore, dans la version de Pipino, il y a eu une confusion. Dans l'ouvrage de Marco Polo, après la description du Japon, où il n'est pas allé, mais il relatait l'échec de la deuxième tentative d'invasion mongole qui eut lieu quand il était précisément à la cour du commanditaire de l'invasion, Kubilaï Khan et il rapportait ce qu'on lui disait savoir du Japon, dans l'ouvrage de Marco Polo donc, nous avons une description rapide du Japon avec le fantasme de villes avec des pavements en or de deux doigts d'épaisseur, puis un récit très inexact de la seconde tentative d'invasion mongole du Japon, et puis une description d'autres îles qui ont d'autres richesses notamment des épices. Or, Pipino a confondu ces nouvelles descriptions avec celle du Japon nommé Cipangu (Ciampagu, Cipango, selon les variantes que vous voulez). Par conséquent, Colomb a annoté un texte avec un Japon riche en or et aussi riche en épices. Pour Polo, le Japon était riche en or, mais il ne parlait pas des épices. L'avis de Polo était erroné, mais non sans bases historiques. Le Japon avait eu un rayonnement économique au VIIIe siècle avec la découverte de gisements en or. Cela s'était tari depuis, mais même le monde musulman en avait eu vent, ainsi du géographe Ibn Khordadbeh qui relayait cela dans des écrits du VIIIe siècle même. Le Japon vivant dans un certain retranchement, et les musulmans ne s'étaient jamais rendus au Japon malgré l'avantage de pouvoir partir du golfe Persique, la légende était demeurée visiblement. Il faut préciser que beaucoup d'étrangers faisaient partie de l'administration de l'empire mongole et notamment des musulmans et des turcs, musulmans, chrétiens, bouddhistes ou païens. Un des informateurs de Marco Polo qu'il cite en passait portait le nom de "Sulficar". En 1281, Marco Polo effectuait des missions dans l'ensemble chinois de l'empire sous contrôle de Kubilaï Khan et revenait régulièrement soit en Mongolie intérieure dans la capitale d'été de Xanadou (un petit coucou à Citizen Kane en passant) soit dans la capitale d'hiver qu'était Pékin. Marco Polo méprisait complètement les chinois, il faisait une séparation entre le Cathay et le Manji, mais en outre il attribuait les mérites de la ville de Pékin à l'empereur mongol Kubilaï Khan. Marco Polo a partiellement admiré les ouvrages urbains chinois, mais il ne faut jamais oublier que lui il pense en terme d'empire de Kubilaï Khan et pas du tout en terme de monde chinois. Bref, il a dû avoir des informations par les mongols et assimilés de la cour impériale sur le Japon, sachant que Marco Polo ne comprenait sans doute pas le chinois. C'est important pour comprendre à quel point Marco Polo avait peu de chances d'avoir des idées précises et fiables sur le Japon. Il a eu droit à une description fantasmatique des mongols et à un récit très embelli de seconde main de la seconde tentative d'invasion. Et donc il est resté dans cette légende d'un pays tout plein d'or, comme la rumeur s'en était répandue cinq à six siècles auparavant. En réalité, cela faisait belle lurette que les sources en or s'étaient taries. Mais, évidemment, avec Marco Polo revenu en occident, la légende d'un Japon riche en or s'est renforcée pour trois autres siècles.
Il faut toutefois nuancer le cas de Christophe Colomb. Heredia prend le parti de la légende classique selon laquelle Colomb prétendait se rendre au Japon directement. En fait, c'est peu probable. Il cherchait à rejoindre les Indes par les "bords mystérieux du monde occidental", mais il n'est en aucun cas avéré qu'il avait une lettre pour le khan, ni qu'il cherchait à se rendre au Japon. Pour une telle première en fait de voyage maritime, il était plus prudent de chercher à atteindre le continent lui-même. Il est moins évident de préparer le voyage de retour à partir d'une île. Qui plus est, et la documentation va en ce sens, la réalité historique, c'est plutôt que lorsqu'il a découvert une région d'îles, Colomb a commencé à chercher à situer celle-ci par rapport aux connaissances occidentales, et ce n'est qu'après sa découverte, sinon même à partir de son retour et de son second voyage que Colomb a réellement commencé à lire de près les ouvrages de Marco Polo, Pierre d'Ailly et Pline l'Ancien pour chercher à préciser les lieux où il parvenait et bien sûr pour planifier son projet d'enrichissement personnel. Il a alors identifié plusieurs îles successives à Cipango. Rappelons que Colomb est mort en 1506 sans avoir jamais compris qu'il avait découvert un nouveau continent. C'est Amerigo Vespucci qui a le premier compris qu'il s'agissait d'un nouveau continent en 1503. Colomb est mort en croyant avoir découvert des îles au large de l'Asie, sinon une côte asiatique, et il est mort en cherchant désespérément l'or de Cipango. Heredia participe d'une légende qui déforme légèrement la réalité quand il parle d'un projet initial de découvrir l'or du Japon, mais on constate que la légende n'est pas coupée non plus de la réalité historique.
Il est temps de vous mettre en lien la gravure de Popelin qui accompagne le sonnet "Les Conquérants" de Heredia dans l'ouvrage Sonnets et eaux-fortesCliquer ici ! La gravure comporte un texte en latin : "Fundo / a / Cartagena de Indias". Cela ne concerne qu'indirectement Colomb, il est question de la ville portuaire Carthagène des Indes dans l'actuelle Colombie, prétendument fondée en 1533 par un conquistador homonyme de notre poète Pedro de Heredia. Le terme "conquistador" entre inévitablement en écho avec l'expression "les conquérants" des deux poèmes que nous comparons, et la terminaison du nom espagnol "conquistador" fait écho à l'expression "fabuleux métal" du sonnet de Heredia et avec la présence équivoque de la séquence "or" à plusieurs reprises dans les vers de "Mouvement" ; "fortune", "sport", "comfort". Qui plus est, la superposition de José-Maria de Heredia à Pedro de Heredia conforte l'idée d'une possibilité d'associer une critique des poètes à une critique de la cupidité des "conquérants" physiques du monde dans "Mouvement".
Après de si longs détours qui n'ont rien eu d'inutile, parce qu'ils permettent de comprendre en profondeur les allusions subtiles des deux poèmes, reprenons la comparaison progressive. Nous allons mettre la troisième séquence de "Mouvement" en regard du premier tercet du sonnet hérédien :
Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d'un mirage doré ;

Car de la causerie parmi les appareils, - le sang, les fleurs, le feu, les bijoux, -
Des comptes agités à ce bord fuyard,
- On voit, roulant comme une digue au-delà de la route hydraulique motrice,
Monstrueux, s'éclairant sans fin, - leurs stocks d'études ; -
Eux chassés dans l'extase harmonique
Et l'héroïsme de la découverte.
L'idée d'un "azur phosphorescent de la mer", voilà qui intéresse encore les lectures du "Bateau ivre", et cela à proximité d'un "mirage doré", quand Rimbaud montre lui des "dorades" aux "enfants". Ah oui, mais je vois des rapprochements partout, on me le reproche beaucoup, enfin bref !
Un fait amusant, la mention "terribles soirs" ponctue la seconde séquence de "Mouvement" et l'occurrence "Chaque soir" entame le premier tercet de Heredia. L'idée d'une proximité peut se défendre, vu que la troisième séquence de Rimbaud reprend le mot "étude" au singulier "soirs d'étude" au pluriel dans la troisième séquence "stocks d'études". J'ai déjà signalé que "bord fuyard" de la troisième séquence de "Mouvement" pouvait faire écho à "bords mystérieux" du second quatrain hérédien. Je pourrais ajouter l'écho entre "sommeil" et "Repos". Mais entre la troisième séquence et le premier tercet lui-même, nous avons une symétrie thématique possible du rêve, puisque "causerie", "comptes agités", "extase harmonique" laisse penser que la vision de la troisième séquence rimbaldienne est l'équivalent d'un "mirage doré". Ce n'est pas tout. Il était question d'un "rêve héroïque et brutal" au premier quatrain, et dans le premier tercet cette idée est reformulée "espérant des lendemains épiques". J'observe que c'est dans cette troisième séquence que symétriquement à "lendemains épiques" Rimbaud place le mot "héroïsme" : "Et l'héroïsme de la découverte." On peut souligner aussi le rapport sensible entre "Enchantait leur sommeil" et "extase harmonique".
Passons à la dernière comparaison, celle entre la dernière séquence de "Mouvement" et le dernier tercet du sonnet "Les Conquérants" :
Ou, penchés à l'avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter dans un ciel ignoré
Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles.

Aux accidents atmosphériques les plus surprenants
Un couple de jeunesse s'isole sur l'arche,
- Est-ce ancienne sauvagerie qu'on pardonne ? -
Et chante et se poste.
Nous avons une confrontation possible des deux cadres avec l'opposition de caravalles à une arche de Noé moderne, avec un contraste entre des gens qui se penchent à la proue du bateau, à l'avant, et cette idée d'être à l'avant est bien sûr significative, et un couple "qui s'isole". Rappelons qu'en refus du mouvement dans le poème "Le Cœur supplicié", le poète se décrit bavant à la poupe. Le fait d'être penché à l'avant expose sans aucun doute "Aux accidents atmosphériques les plus surprenants", ce qui permet d'ajouter un énième point de comparaison, mais cela ne s'arrête pas là puisque l'exposition chantante "Aux accidents atmosphériques les plus surprenants" correspond à l'idée des "étoiles nouvelles", lesquelles montent paradoxalement "Du fond de l'Océan", nouvelle invitation à un rapprochement avec "Le Bateau ivre". L'image hérédienne peut être rationalisée en imaginant le phénomène d'un dévoilement du ciel à l'horizon, mais dans l'espace de la compréhension poétique d'autres perspectives s'offrent à nous.
J'ose croire qu'il est clair pour tout le monde que "Mouvement" compare les "conquérants" de son époque aux "conquistadors" de la Renaissance, en s'appuyant très précisément sur la référence suivie au sonnet "Les Conquérants" de José-Maria de Heredia. Et Rimbaud, en comparant, n'oublie pas les contrastes ironiques. Il dévalue ainsi le discours progressiste des "conquérants du monde" et en même temps il me semble assez évident qu'il conspue un esprit d'aventure qui ne passe que par les "stocks d'études" au mépris d'une confrontation aux surprise du réel.
Il y a moyen de préciser de manière plus franche le sens des vers de "Mouvement", mais j'essaie de pointer du doigt ce qui doit passer pour évident déjà à une lecture immédiate du poème de Rimbaud. Je reste volontairement en deçà de la lecture renseignée.

Pour clore mon étude du jour, je vais citer à nouveau le poème en dégageant l'organisation rigoureuse des répétitions de mots. Oui, à nouveau, petite pensée pour l'exposition à Aix-en-Provence. Désolé, je n'irai pas plus loin qu'Avignon, à une autre fois peut-être ?
Et je vais citer aussi des faits de versification dont depuis février 2002 je me dis qu'un jour peut-être j'en débattrai par articles interposés avec Benoît de Cornulier, lequel dans l'article "Illuminations métriques" avait remis en cause pas mal d'erreurs de méthodologie d'Antoine Fongaro. Le problème, c'est que du coup le bébé a été jeté avec l'eau du bain. A part Reboul et Murat, il n'y a plus aucun rimbaldien qui ose prétendre identifier des mesures syllabiques dans la prose de Rimbaud, sauf moi bien sûr, moi seul, dis-je, et c'est assez ! Cornulier n'a jamais daigné prendre en considération deux faits difficilement contournables au sujet de "Mouvement". D'abord, au vers 14, passage donc du milieu du poème en nombre de vers puisqu'il en compte 26, nous avons un segment de cinq syllabes binaire, comparable au dernier vers, et nous avons aussi la mention du mot "Repos" qui, en physique, est le contraire du "mouvement", mot qui donne son titre au poème, mais qui est aussi le premier substantif du premier vers. Pour Cornulier, il suffit que ses symétries ne soient pas sensibles à la lecture pour qu'elles n'aient aucune valeur. Je ne suis évidemment pas d'accord avec cette approche, d'autant plus que dans "Mémoire" ou "Famille maudite", peu importe la version qu'on choisit, les enjambements de mots sont également distribués en fonction du milieu du poème, fait qui pourtant n'est en aucun cas perceptible à la lecture. Et j'ai d'autres exemples de la sorte à exhiber. Je suis convaincu que ce refus fait un tort considérable aux études rimbaldiennes et intimide les nouveaux chercheurs qui n'oseront pas aller en ce sens. Moi, je n'ai pas de problème de peur, j'affiche mes convictions qui sont à l'évidence bien établies en tant que faits de composition, avant même d'être comprises en termes d'intentions d'auteur. Il y a donc cette occurrence centrale claire et nette du mot "Repos", ce parallèle de segments de cinq syllabes entre les vers 14 et 26, sans qu'on ait à se dire que puisque ce n'est pas sensible à la lecture ça n'existe pas, et évidemment je ne saurais trop souligner l'allure de segmentation syllabique des vers 19 et 20. Fongaro avait dégagé partiellement ce fait, je le complète.

Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve,
Le gouffre à l'étambot,
La célérité de la rampe,
L'énorme passade du courant
Mènent par les lumières inouïes
Et la nouveauté chimique
Les voyageurs entourés des trombes du val
Et du strom.

Ce sont les conquérants du monde
Cherchant la fortune chimique personnelle ;
Le sport et le comfort voyagent avec eux ;
Ils enmènent l'éducation
Des races, des classes et des bêtes, sur ce Vaisseau.
Repos et vertige
A la lumière diluvienne,
Aux terribles soirs d'étude.

Car de la causerie parmi les appareils, - le sang, les fleurs, le feu, les bijoux, -
Des comptes agités à ce bord fuyard,
- On voit, roulant comme une digue au-delà de la route hydraulique motrice,
Monstrueux, s'éclairant sans fin, - leurs stocks d'études ; -
Eux chassés dans l'extase harmonique
Et l'héroïsme de la découverte.

Aux accidents atmosphériques les plus surprenants
Un couple de jeunesse s'isole sur l'arche,
- Est-ce ancienne sauvagerie qu'on pardonne ? -
Et chante et se poste.
Quelques explications, j'ai mis en rouge la première moitié du poème, et en fait ses deux premières phrases, puisque nous avons une seule phrase dans la première séquence et une seule phrase vers 9 à 12. La première phrase a pour sujet des "voyageurs" et la seconde des "conquérants du monde", mais le contraste est inversé en fait de décors ou cadres. La première séquence conviendrait mieux à des conquérants, et la seconde phrase conviendrait mieux à des voyageurs.
Accessoirement, cette présentation du texte en rouge, puis en noir, permet aussi de constater que les mentions "mouvement" et "repos" sont à l'attaque des vers 1 et 14. Le vers 14 lance la seconde moitié du poème en nombre de vers. J'ai souligné avec un fond jaune cette opposition lexicale entre "mouvement" et "Repos" et ce contraste ironique entre "voyageurs" et "conquérants du monde". J'ai fait de même pour les mots "nouveauté" et "ancienne". Notez que la "nouveauté" va sensiblement de pair avec cette "éducation" que les "conquérants" emmènent ("enmènent" : orthographe manuscrit, comme "comfort" à l'anglaise, et même "athmosphériques" de mémoire). L'adjectif "ancienne qualifie une "sauvagerie" supposée et précisément celle de la révolte du "couple" "qui s'isole".
Entre la première séquence et la seconde, nous pouvons constater une reprise de quatre termes : "Mènent" est repris par "enmènent". Rimbaud est un poète qui a parfaitement conscience d'une telle reprise qui ne va pas dans le sens de la recherche lexicale, de la riche diversité du vocabulaire déployé. Et il y a un effet ironique qu'alimente cette reprise bien évidemment. Le nom "voyageurs" est repris dans le verbe "voyagent", je ne reviens pas sur la tactique ironique du procédé. Nous observons la reprise perfide de l'adjectif "chimique", perfide parce qu'il y a le "chimique" présent et le "chimique" personnellement recherché. Ces trois reprises concernent l'espace délimité des deux premières phrases du poème, qui plus est. En revanche, la quatrième reprise excède un peu le cadre, le terme au pluriel "lumières" est repris au singulier au vers 15. J'ai évité de souligner l'étymologisme "conquérants" / "Cherchant" dont j'ai déjà parlé pour ne pas surcharger mon "tableau".
Les reprises de mots sont moins sensibles pour les autres séquences, j'ai tout de même souligné des mots quelque peu outils dans le but de souligner des symétries qui ne manquent pas d'intérêt. J'ai hésité à souligner le déterminant "ce" pour rapprocher "ce Vaisseau" et "ce bord fuyard", mais cela aurait paru exagéré.
Je m'explique pour la reprise du "on" et l'écho du gallicisme "Ce sont" / "Est-ce".
La première séquence a fait la description de quelque chose qu'un public peut voir. La seconde séquence peut passer pour descriptive, mais elle a une valeur explicative : "Ce sont..." Or, à l'avant-dernier vers, une interrogation sollicite une nouvelle explication au sujet d'un nouveau groupe de personnages, le "couple de jeunesse".
Ces "voyageurs", "Ce sont les conquérants du monde", mais ce "couple de jeunesse", "Est-ce ancienne sauvagerie qu'on pardonne ?"
Le "On" dans "On voit" a une valeur englobante. Il s'agit pour tous de voir, tandis que celui dans la phrase interrogative "qu'on pardonne" est problématique, puisque la question désolidarise du groupe formé par ce "on". Nécessairement, il y a un conflit, puisque celui qui accepte d'être dans le groupe ("On voit") se demande s'il peut adhérer au groupe du "on pardonne". Le vers 25 est entre deux tirets, ce qui équivaut à des signes de parenthèse tout en suggérant un décrochage énonciatif, comme s'il y avait deux voix dans le poème et que le vers 25 exprimait une autre voix. Ces deux voix peuvent être deux inflexions de pensée du seul poète, mais voix d'un autre intervenant ou variation hésitante du poète la structure du poème indique clairement un conflit. La menace du "couple" est identifiée, cela a un air d'ancienne sauvagerie, et pas de "nouveauté chimique", ni d'éducation. Il s'isole sur l'arche qui doit sauver la société ordonnée et bénie par Dieu. En refusant d'être solidaire du mouvement de l'arche, il s'agit bien d'un couple qui n'aurait pas dû échapper au déluge. Mais, ironiquement, le mot "couple" en fait des éléments sélectionnés pour survivre au déluge. Il y a toute une tension clivante qui s'installe au sein du poème. Le vers 25 résonne comme la tentation d'un châtiment, d'un refoulement, d'une mise à mort en gros. Or, ce vers n'est qu'une parenthèse face à un énoncé qu'elle interrompt mais qui finit par la rejeter en la bravant : "Et chante et se poste."
J'ai déjà fait part de ma lecture à Bruno Claisse en février 2002, lors du séminaire où il l'a exposé pour la première fois en public, et il reconnaissait que la lecture du vers 25 posait problème et que s'il y avait un point à revoir dans sa lecture cela commencerait sans doute par ce problématique vers 25. Il n'en fait aucun cas dans les versions écrites de son étude du poème "Mouvement", mais dans tous les cas j'attire moi votre attention sur ce vers 25.
Je crois que la relation de "Ce sont" à "Est-ce" se passe de longs commentaires désormais. On voit bien qu'il est question de fonder l'interprétation idéologique bienpensante de la vision. Mais on découvre que celui qui a tenu la trame le long des 26 vers faisait semblant de donner la leçon bienpensante et finit par lui donner son renvoi en véritable opposant. Le vers 25 est soit une voix du groupe qui écoute, soit plus probablement un persiflage ultime du poète qui imite la réaction d'une personne dans le public pour mieux signifier que tout le poème est satirique.
Le mot "étude(s)" est repris avec variation du singulier au pluriel de la deuxième à la troisième séquence avec une symétrie complémentaire de position finale dans un complément du nom : "soirs d'étude", "stocks d'études". Nous pouvons insister sur l'initiale en "s" et la forme monosyllabique des deux noms têtes : "soir" et "stocks". J'ai souligné également la reprise du pronom "eux" dans laquelle entendre l'expression d'un certain rejet polémique. Je rappelle que le manuscrit comporte une variante biffée : "le stock d'études / Qui est le leur".
Je n'ai pas effectué d'autres soulignements, des parties de mots peuvent entrer en résonance dans ce poème.
Par exemple, entre le vers 14 et le vers finale 26 : "Repos et vertige" "Et chante et se poste", je suis tenté de souligner la séquence orthographique "pos". Même au plan lexical, la comparaison de "Repos" et "se poste" prend sens. La même séquence binaire "Repos et vertige" peut imposer une comparaison avec les vers 19 et 20 :

Eux chassés dans l'extase harmonique
Et l'héroïsme de la découverte.

L'extase serait assimilable au repos et l'héroïsme au vertige, et cela serait conforté par l'écho "vert" entre "vertige" et "découverte".
Il y a plein de faits intéressants à observer avec ce poème au plan des répétitions ou reprises. Le suffixe en "-ique" n'est certainement pas celui qui nous semble le plus heureux à reprendre dans un poème : "nouveauté chimique", "fortune chimique personnelle", /"digue"/ "route hydraulique motrice", "l'extase harmonique", "accidents atmosphériques", tandis que j'opposerais volontiers "causerie" à "sauvagerie".
Le traitement phonétique : "l'éducation / Des races, des classes et des bêtes" est évident, à condition d'interpréter correctement le mot "races" dans une acception du dix-neuvième siècle, pas dans le sens courant actuel. Et j'ai déjà indiqué que ce passage du poème était à mettre en parallèle avec un passage du poème "Solde". Le traitement phonétique importe aussi dans la reprise par calembour "or" dans "fortune", "sport" et "comfort". Les mots "sport" et "comfort" ciblent la pensée anglo-saxonne. Rimbaud ignorait peut-être l'origine médiévale française de ces deux mots ("desport" = divertissement), ou il la soupçonnait éventuellement, mais il est sensible qu'il emploie ces deux mots en tant qu'éléments lexicaux à résonance anglo-saxonne. Il s'agit bien évidemment d'une intention satirique à l'égard de l'utilitarisme anglais et de son mode de propagande impérialiste. Souligner des répétitions et dégager le sens que cela suppose, c'est le b. a.-ba de la lecture poétique, même s'il faut veiller à établir quelques garde-fous. Pourquoi ce type d'approche n'est-il jamais appliqué par les rimbaldiens au sujet de "Mouvement" ?
J'aurais bien d'autres idées à développer, par exemple comment "diluvienne" et "arche" confirment l'allusion au mythe de l'arche de Noé, etc. Mais je voudrais finir par un dernier point.
Aux vers 19 et 20, j'identifie des allusions à l'alexandrin.
Fongaro avait déjà proposé d'identifier au vers 19 une séquence de vingt syllabes combinant un octosyllabe et un alexandrin, et il identifiait un alexandrin également au vers 20, sachant que Fongaro était tout de même indifférent à la question de la césure. Puis, Fongaro découpait en nombre de syllabes toute la prose de Rimbaud, qu'il y ait des égalités ou pas. Cornulier a dénoncé l'absurdité de la démarche. Il va de soi que nous n'aurons pas des découpages de 5,7 syllabes. Le découpage de Fongaro ne prouvait pas l'allusion à la versification, puisque sa méthode pouvait s'appliquer indifféremment à tout texte en prose. Malgré tout, Fongaro n'a pas été le premier à identifier des allusions aux vers dans la prose de Rimbaud.
Je voudrais citer le cas des vers 19 et 20 qui font partie des cas les plus troublants.
- On voit, roulant comme une digue au delà de la route hydraulique motrice,
Monstrueux, s'éclairant sans fin, - leur stock d'études ; -
[...]
Fongaro identifie une suite octosyllabe "On voit, roulant comme une digue" et alexandrin "en delà de la route hydraulique motrice", puis un ensemble alexandrin au vers 20 : "Monstrueux, s'éclairant sans fin, - leur stock d'études ; -"
La tendance de Fongaro est de considérer l'effort suffisant. Il a découpé le vers 19 en deux vers les plus répandus dans la tradition française. Et s'il y a un alexandrin, il y a forcément un octosyllabe devant. En réalité, dans l'absolu et les droits imprescriptibles de la lecture personnelle, on peut dégager les deux premières syllabes "On voit" et envisager une suite de trois fois six syllabes : "roulant comme une digue", "au delà de la route" "hydraulique motrice". On observe toutefois que cela suppose encore un enjambement, encore que pas très prononcé puisque "hydraulique motrice" forme une suite de deux adjectifs rapportés au même nom "route". Mais il y aussi la tension phonétique entre "digue" et "hydraulique" sachant que le suffixe "-ique" ne participe pas à l'idée d'un découpage en trois fois six syllabes. Malgré ces objections, j'ai tendance à considérer que le découpage proposé par Fongaro ne manque pas d'intérêt, a quelque chose de pertinent. Fongaro fait plusieurs autres remarques sur ce même vers. Nous avons vu qu'il modifie la préposition "au-delà" en un archaïque "en delà". Il a affirmé cela sur la foi du manuscrit qu'il avait mis en fac-similé à son étude "métrique" du poème. La préposition "au delà" serait repassée à l'encre pour donner "en delà de". Murphy a répondu ultérieurement en considérant que la réécriture était en sens inverse. Rimbaud est passé de la lecçon première "en délà" à la leçon finale "au-delà" (pas de trait d'union sur le manuscrit). Je ne peux qu'évaluer quand elles me passent sous les yeux des photographies de qualité moyenne, je pense que Murphy a raison, mais je n'en sais rien. Personne n'a pensé à effectuer une vérification sur les manuscrits eux-mêmes. Notons tout de même que Rimbaud a donc bien utilisé à un moment la leçon "en deça" dans tous les cas. Il y a bien une variante en présence sur le manuscrit, même si c'est "en deça" qui est finalement biffé. Enfin, Fongaro a rapproché le calembour compliqué "route hydraulique motrice" ("roue hydraulique", "roue motrice", "route" et non "roue") d'une phrase célèbre de Pascal : "Les rivières sont des chemins qui marchent", mais sans motiver outre-mesure le rapprochement, ce qui fait qu'il demeure quelque peu suspect, peu profitable, peu pertinent.
Quant au vers 20, je remarque que si on applique la loi de la césure il coïncide avec une suspension à effet de sens typique des alexandrins de Victor Hugo : "Monstrueux, s'éclairant", premier hémistiche, et rejet en tête de second hémistiche "sans fin". Le second hémistiche se poursuit par la mention "les stocks d'études". Cette mention fait l'objet d'une variante biffée, mais je constate que la variante biffée maintient la possibilité de lire le vers 20 en tant qu'alexandrin, alors même que le groupe nominal est beaucoup plus long :

Monstrueux s'éclairant sans fin le stock d'études
Qui est le leur...

La variante offre le rejet de la relative au vers suivant, ce qui est étonnant et tend à conforter l'impression d'un alexandrin hugolien réellement glissé dans le poème en vers libres "Mouvements" dont les vers 14 et 26 offrent déjà l'exemple peu discutable d'une segmentation syllabique mesurée : "Repos et vertige", "Et chante et se poste".
Le rejet de "sans fin" par rapport à "s'éclairant" est expressif, typiquement hugolien. "Mouvement" offre également l'exemple unique dans la poésie rimbaldienne d'un poème en vers libres où une expression décroché en fin de ligne manuscrite est mise entre crochets comme dans un poème en vers régulier, procédé non appliqué dans le cas de "Marine" et qui explique que les éditeurs de La Vogue ont édité "Mouvement" en italique à la manière d'un poème en vers, mais pas "Marine" présenté comme un texte en prose, d'autant plus qu'il était fondu au texte nettement en prose de "Fête d'hiver".
L'idée d'une allusion à la versification dans "Mouvement" a l'intérêt de dégager l'idée d'une sorte d'emphase boursouflée ironiquement traitée par le poète satirique, ce que conforte les échos lourds entre certains phonèmes.
Des rimbaldiens viendront-ils un jour sur ce terrain d'analyse et en rapporteront-ils les fruits auprès du public ? Rien n'a été fait en ce sens depuis février 2002, strictement rien. Cela interroge pourtant notre rapport à la poésie et à ce que nous pensons savoir de la manière de Rimbaud. Rappelons cruellement que la définition du vers libre moderne nous vient d'écrivains de second ordre qui se sont inspirés de Rimbaud sans comprendre ni le sens de ses poèmes, ni sa manière de composer. C'est une pétition de principe d'exclure la mesure syllabique de l'analyse du poème "Mouvement". Or, pour les rimbaldiens, il n'est même pas envisageable de se poser la question et de simplement en débattre...
Espérons déjà avoir fait passer le message au sujet des "Conquérants" et du recueil Sonnets et eaux-fortes.

2 commentaires:

  1. J'ai quelques coquilles à corriger. Ensuite, je vais faire un ou deux compléments : un compte rendu des articles de Claisse sur le poème et puis je vais développer une réflexion sur le poème "Les Conquérants de l'or". Il va de soi qu'à la différence de ce qui se passe pour le sonnet "Les Conquérants" il n'est pas simple de rapprocher le poème "La Détresse d'Atahuallpa / Prologue / Les Conquérants de l'or" des vers libres de "Mouvement", mais la maturité actuelle fait qu'en le relisant je me rends compte que j'ai vraiment intérêt à en parler et à bien exposer les idées qui font que je lui accorde une importance pour des rapprochements avec "Mouvement" et "Le Bateau ivre", j'ai des trucs intéressants qui se dessinent pour "bord fuyard", "vertige", "fortune chimique personnelle", etc. En plus, les plus intelligents de mes lecteurs auront compris que je me demande s'il n'est pas possible de reprendre la question de la datation de "Mouvement" à partir d'un dépouillement des périodiques d'époques : l'actualité dans la presse au sujet de Heredia de 1872 à 1874, les mentions conjointes "sport" et "comfort". J'ai dans l'idée que ce n'est pas insurmontable.

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  2. Je n'ai pas encore corrigé les coquilles mais au moins une erreur où j'avais écrit Marco Polo au lieu de Colomb.
    Pour le vers 25, notez l'absence de déterminant : "Est-ce ancienne sauvagerie" et non "Est-ce une ancienne sauvagerie ?" J'ai relevé une construction "c'est" puis nom sans déterminant dans "La Détresse d'Atahuallpa". C'est à creuser.

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