Je me sens en forme, alors autant en profiter avec un deuxième article dans la même journée. J'y reviens sans cesse à ce sonnet de contemplation du monde qu'est "Voyelles".
Commençons par quelques anecdotes. Dans "Alchimie du verbe", "Voyelles" est le premier poème cité pour illustrer la prétention du poète, mais le paradoxe c'est que Rimbaud qui n'a pas écrit "Alchimie de la parole", mais bien "Alchimie du verbe", illustre sa pratique par un sonnet où le verbe n'est pas inexistant, mais à la marge. Il n'est pas le principe moteur qui fait avancer le discours. Il dirige l'énoncé des deux premiers vers avec le futur de l'indicatif "dirai", mais pas le reste où les verbes sont relégués à un rôle second au sein de propositions subordonnées relatives : "Qui bombinent", "Qu'imprime l'alchimie" ou "que l'alchimie imprima" selon les versions, ou bien il s'en tient à une forme plus proche de l'adjectif en tant que participes passés : "sang craché", "pâtis semés d'animaux", "Silences traversés".
Il existe aussi un discours ambiant récent, causé par les élucubrations autour du chiffre de la Bête, sur l'idée que le dernier vers de la version autographe serait entouré de deux tirets. Je ne crois pas à ce tiret. Il n'a pas les caractéristiques d'un signe de ponctuation et autant le tiret qui lance le vers est centré et appuyé avec une insistance dans le trait chargé, foncé et épais, autant ce signe n'a pas une forme nette et commence bêtement à hauteur d'un point final. L'encre en est pâle et la signature et le paraphe suivent immédiatement. Il ne s'agit pas d'un tiret, il est trop bas, trop gondolé. Puis, s'il y avait deux tirets, ce serait la fin d'une parenthèse, ce qui n'a pas de sens, et dans tous les cas pour la compréhension, ce qui joue c'est l'isolement du vers et le tiret d'attaque est suffisant. Le sens ne saurait en aucun cas être modifié par la prise en considération d'un tiret final. Les éditeurs n'ont jamais pris au sérieux cette "indice" graphique sur le manuscrit. Il n'en est pas question sur le manuscrit de la copie établie par Verlaine. Il n'en est pas question dans le cas de la copie établie pour Les Poètes maudits qui, je le rappelle, ne provient pas nécessairement d'une consultation du manuscrit autographe connu et détenu à l'époque par Blémont.
Bref !
En revanche, il faut s'attarder sur l'effet du tiret. Il va de soi que ce tiret impose un décrochage, une sorte de rupture dans le récit, mais cette rupture n'est pas complète. L'Oméga est une sublimation du "O bleu", un renchérissement qui sublime les considérations sur le "O bleu" en passant au "Oméga" "violet".
Il s'agit d'un à-coup dans le récit, et c'est assez intéressant de considérer que le poème se déploie ainsi. Nous avons deux premiers vers qui s'adressent non pas à des lecteurs humains, mais à des voyelles. Les deux premiers vers sont identiques à l'expression : "Je crois en Toi !" du poème "Credo in unam". Dans "Credo in unam", le poète s'adresse, et en tout cas au plan du passage cité à la divinité elle-même, en l'occurrence Vénus. Il tutoie Vénus. Dans "Voyelles", le poète ne tutoie pas ou ne vouvoie pas la déesse, mais les voyelles. La divinité est une présence tierce ("Ses Yeux"). Il vouvoie les voyelles. Mais les deux poèmes sont des contemplations du monde avec invocation du divin. Dans "Voyelles", le poème dit finalement aux voyelles qu'il croit en elles quand il annonce qu'un jour il mettra en formule ou en récit leurs "naissances latentes". Or, il est question du verbe divin qui alimente le monde, et donc nos cinq voyelles couleurs naissent d'un dieu, et précisément le sens du tiret qui attaque le dernier vers, c'est le sursaut qui fait que après avoir délié des vers 3 à 13 une célébration des cinq voyelles couleurs comme principes de ce monde, le poète qui ne voulait pas raconter immédiatement le fait des "naissances latentes", le fait involontairement par l'image sublime du "Oméga". Le "O" bleu qui dans l'articulation de l'ensemble occupe une place finale d'importance précipite une révélation, et le dernier vers consiste à dire précisément les "naissances latentes", et partant de là, non, l'indicatif futur simple n'est pas une promesse ironiquement remise aux calendes grecques. Le "Oméga", en lien avec le "O Suprême" deux vers auparavant (et je rappelle que "Suprême" veut dire "ultime", à la fois dernier et supérieur, et Rimbaud en joue déjà dans la lettre du voyant avec l'expression "Suprême Savant"), désigne le rayon violet d'un regard de la divinité, il y a identification d'un attribut de la divinité, mais aussi vision soudaine de la divinité elle-même. Le "Oméga" est ici saisi à sa source et c'est en ce sens-là bien évidemment qu'il est "naissanc(e) latent(e)", et nous comprenons que les "naissances latentes" annonçaient la révélation des origines divines des couleurs voyelles élémentaires à toute représentation du monde.
J'en profite pour parler aussi du problème d'actualisation dans le poème. Le poème actualise progressivement les couleurs voyelles au moyen d'images qui gagnent parfois en précision. Il va de soi que l'actualisation ne va pas jusqu'au bout. D'abord, l'actualisation parfaite en langue n'est pas envisageable. Le langage ne peut remplacer le fait d'une personne qui marche, parce que nous décririons avec un luxe de précisions quelqu'un qui marche. L'actualisation en langue ne rejoint pas le réel physique. Ensuite, l'actualisation maximale en langue consisterait à décrire un événement historique avec son cadre, son contexte et notamment sa date. "Le 22 mai 1209, telle personne a agi ainsi et c'était du I rouge", pour donner un exemple ! Le poème aurait été assez lourd et pataud avec de telles mentions précises. Mais on comprend que c'est l'aboutissement logique d'une démarche allant vers toujours plus d'actualisation dans un discours. Une actualisation se perfectionne avec des précisions chronologiques, une distribution fine sur l'axe du temps entre passé, présent et futur, avec donc des emplois fins de différents verbes à différents temps de l'indicatif. Tout de même, il y a un principe d'affinement de l'actualisation du discours voyelle-couleur par voyelle-couleur. C'est sensible dans les cas du "I rouge" et du "U vert". Le mot "pourpre" est très vague en comparaison de "rire des lèvres belles / Dans la colère ou les ivresses pénitentes". Le mot "cycles" est déjà plus actualisé que le singulier "cycle", puisque le pluriel implique une énumération qui fait système. Il s'agit toutefois d'éléments vagues et la suite du texte enclenche un luxe de précisions par des images plus spécifiées et plus concrètes. Mais Rimbaud n'actualise que ce qui lui est nécessaire pour que nous ayons une saisie intuitive des idées principales et passe ensuite à la lettre suivante. Par ailleurs, il actualise juste ce qu'il faut, pour que nous comprenions le mécanisme qui évidemment peut devenir infini, puisque de cinq couleurs-voyelles nous débouchons sur une infinité de visions possibles. Il donne le La, à nous de comprendre qu'on peut étirer les possibilités du jeu.
Evidemment, il s'agit d'exposer les principes du langage qui permet de voir et s'expliquer le monde, donc dans mes articles j'ai déjà développé ce qui s'exprimait symboliquement pour chacune des cinq séries. Et j'ai montré comment elles s'articulaient les unes aux autres.
J'en profite donc pour préciser deux autres points. D'abord, les cinq voyelles sont capitales à comprendre comme un tout, et Rimbaud fait exprès de nous entretenir sur ce plan, bien que les rimbaldiens le négligent quand ils commentent ce poème. En effet, Rimbaud ne range pas cinq voyelles couleurs dont l'enchaînement serait aléatoire, ainsi que la quantité. Le premier vers a énuméré les cinq voyelles couleurs, donc à partir de la reprise du vers 3, quand nous lisons "A noir" nous sommes déjà dans l'anticipation du "Oméga", du "O bleu" tout du moins pour s'en tenir au déjà énoncé. Cette logique exhaustive, je me bats désespérément pour la faire comprendre à une société bien obtuse de rimbaldiens. C'est pourtant, du bon sens et de la logique pure en fait de composition. Ensuite, les mentions simples A, E, I, U et O, sont des mentions de noms, ce qui invite à ne pas s'appesantir sur l'idée qu'il y aurait le phonème ou la lettre voyelle A, puis que le poète ferait une transposition analogique pour l'envisager comme "noir" ou lié à telle ou telle image. Les mentions A, E, I, O et U, sont les noms de cinq voyelles couleurs, et pas le nom des cinq voyelles admises par l'alphabet des signes écrits de la langue française. Et ces cinq voyelles couleurs sont exclusives, il n'y a pas malgré le sonnet de Cabaner une sixième voyelle nasale "on", ni une septième "oeu", ni une huitième "au", ni rien de tout ça. C'est une liste fermée de cinq éléments. D'ailleurs, en proposant sa version, Cabaner est dans une liste fermée à sept éléments, sauf qu'il est maladroit et n'a pas le génie de Rimbaud pour offrir le reflet de modèles fermés culturellement identifiables. Ainsi, à partir du vers 3, quand Rimbaud reprend l'énumération des cinq voyelles-couleurs, nous avons une attaque par la mention de cinq noms qui coïncident avec les cinq voyelles de l'alphabet des lettres de la langue française écrite (ne perdez pas de temps à déblatérer sur le Y), et puis il ne rappelle pas les mentions de couleurs telles quelles, il en diffracte les mentions dans des syntagmes nominaux descriptifs, soit qu'il nomme le "noir" en tant qu'épithète d'un nom dans le détail de ce qu'il décrit, soit qu'il varie la mention de couleur "pourpre", etc. Il y a donc bien l'idée d'amener son lecteur à ne pas s'obnubiler sur la correspondance d'une voyelle et d'une couleur, mais à s'intéresser à la dimension d'un ordonnancement du monde à partir d'une synthèse en cinq éléments primordiaux. Il y a une organisation progressive de ces cinq éléments, et le "O" final qui hérite de toute la poussée des quatre autres éléments permet alors l'accident du sonnet où le poète qui croyait maîtriser son discours et reporter à une date ultérieure la révélation des naissances latentes se surprend à en formuler l'idée dans le vers final du poème.
Je peux apporter un autre éclairage important. Dans les lettres du voyant, Rimbaud dénonce comme poésie subjective un art qui consiste à se croire l'auteur de sa pensée alors qu'on ne fait que proférer de quoi séduire pour obtenir une reconnaissance des autres. Rimbaud précise aussi que les premiers romantiques ont été voyants et il donne des noms tels que ceux de Lamartine, Hugo avant la série Banville, Leconte de Lisle, Gautier et Baudelaire. Il va de soi que le verbe est divin en tant que création du monde, mais que le poète est "voyant" dans la mesure où sa parole va faire entendre ce qu'est le monde divin, c'est une position similaire à celle en religion du prophète en regard du Dieu créateur. Le prophète ne dit pas l'avenir parce que simplement il a une capacité spéciale qui fait envie. Le prophète dit l'avenir ou aussi bien le passé, parce qu'il sait interpréter les signes de la providence divine. Et Rimbaud qui se veut voyant est dans ce rôle-là, mais sur un plan laïc ou antichrétien, avec une divinité qui est la Vénus sinon le Génie ou la Raison des Illuminations. Or, si on joue le jeu des lettres du voyant, on sait que Lamartine et Hugo ne sont que partiellement voyants et qu'il reste donc pour l'essentiel dans une certaine poésie subjective plus proche d'Izambard. C'est ça qui est intéressant. Rappelons qu'avec ses Méditations poétiques Lamartine a entraîné un renouveau des prétentions des poètes dans le champ de la poésie française. Lamartine se drape dans la dignité d'un voyant qui entrevoit des vérités cosmiques, et Hugo développe bien évidemment l'idée métaphorique d'un monde comme livre que le poète sait déchiffrer. Mais Rimbaud ne les reconnaît pas pleinement en tant que voyants. Il y a de la singerie et de la rouerie rhétorique dans les prophéties hugoliennes, dans ses sentences oraculaires, etc. Rimbaud a voulu jouer une partie plus sincère. Il va de soi que "Voyelles" est un jeu de l'esprit et non pas l'exposé d'une vérité qu'il prétendrait avoir découverte. Toutefois, Rimbaud essaie d'être dans un rapport au monde plus exact et plus scrupuleusement authentique qu'Hugo ou d'autres quand il compose soit "Credo in unam", soit "Voyelles", soit "Génie", car il engage des convictions dans ce qu'il dit et met en forme. Et, dans Une saison en enfer, on sent bien qu'il y a une sincérité évidente au plan de sa détresse à ne pas pouvoir mener le monde. Car Rimbaud ne voulait pas créer une formule de prophète qui dise ce que le monde est comme cela n'avait jamais été envisagé. Rimbaud espérait que la formule poétique allait aussi avoir des effets sur les lecteurs, des effets de vérité instinctive, intuitive en quelque sorte, et cela n'a pas eu lieu. La simplicité apparente de maints vers du printemps et de l'été 1872 semble une recherche d'effets immédiats sur des lecteurs qui ne peuvent pas se braquer contre un texte dont ils n'ont pas la traduction, mais cette voie poétique ne fonctionnait pas, et je suis convaincu que Rimbaud cible ce problème dans Une saison en enfer. Voilà.
On rappellera cruellement que les rimbaldiens préfèrent pour parler de "Voyelles", citer Etiemble, citer les thèses du numéro "Avez-vous lu Rimbaud ?", citer le chiffre de la Bête d'après l'ouvrage d'un comique de France Inter. Je vous laisse apprécier leur sérieux. Ici, ce qu'on raconte fait autrement rêver et est autrement plus intéressant et enthousiasmant en fait de poésie.
Pierre Brunel, après ton numéro sur les 150 ans du "Bateau ivre", mais surtout n'oublie pas de rédiger un livre sur les 150 ans du sonnet "Voyelles" en 2022, et ajoute un paragraphe sur le mal des pommes de terre comme dirait Rimbaud. Oui, je suis belge, et j'ai la frite quand je parle de "Voyelles", donc je ne serai pas cité non plus dans ton prochain ouvrage, alors parle bien du mal des pommes de terre. T'est le meilleur !
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