Dans le précédent article, j'ai développé les liens entre le poème en vers libres "Mouvement" et le sonnet "Les Conquérants" de José-Maria de Heredia qui avait été publié dans le volume parnassien collectif Sonnets et eaux-fortes qui date de l'hiver 1868-1869. On observe un relatif parallélisme entre les quatre parties du poème de Rimbaud (séquences) et les quatre parties du sonnet du poète d'origine cubaine. Parfois, certains éléments sont décalés, comme la mention du "soir" qui est en fin de deuxième séquence dans le poème de Rimbaud et en début de premier tercet chez Heredia. Le rapprochement le plus sensible vient des débuts de deuxième séquence de "Mouvement" et deuxième quatrain du sonnet hérédien, en faisant jouer très précisément le rappel du titre "Les Conquérants".
Il va de soi que, malgré tout, il y a aussi beaucoup de différences entre les deux poèmes et on pourrait avec un peu de volonté rétive considérer que les rapprochements sont noyés dans les divergences entre les deux poèmes. Pourtant, une clef de lecture tend à s'imposer. Rimbaud dénonce l'esprit de conquête de ses contemporains à partir d'un déplacement de l'aventure vers la maîtrise scientifique. Les conquistadors ne sont pas décrits positivement dans le sonnet d'Heredia, mais il y a l'idée d'une aventure avec un ciel qui change (étoiles nouvelles se levant à l'horizon). Dans le poème de Rimbaud, nous avons des inversions. Loin d'avoir un portrait de héros, il s'agit de voyageurs qui s'exaltent par de la causerie. Il est clair que le "stock d'études" participe d'une construction d'une arche qui protège des dangers du monde, mais le "couple de jeunesse" refuse cette vie coupée de la sève et se tourne vers l'atmosphère pour s'exposer à ses "accidents les plus surprenants", seul rapport vrai à la vie. Le couple "sport" et "comfort" (et non "confort" selon l'orthographe française finale) indiquent que Rimbaud cible un discours anglo-saxon diffusé dans la presse, ce couple de mots revient dans "Solde" et il y a par conséquent fort à parier que, d'une part, "Mouvement" et "Solde" soient deux compositions proches dans le temps l'une de l'autre, et que, d'autre part, un emploi dans la presse du couple "sport" et "comfort" permettent un jour de suggérer avec force une source aux deux poèmes de Rimbaud. Mais ce ne sera pas le sujet ici.
J'ajoute quelques précisions au sujet du sonnet "Les Conquérants". Je viens de corriger une coquille de l'article précédent où je disais que le recueil Les Trophées avait été publié en 1885, alors qu'il ne le fut qu'en 1893, ce qui est plus tardif encore pour un recueil emblématique du mouvement parnassien. En fait, l'article de Verlaine sur Heredia dans la rubrique des Hommes d'aujourd'hui est antérieur à la publication du recueil Les Trophées et il parlait déjà de la grande célébrité du sonnet "Les Conquérants". Il faudrait un historique des diverses publications de ce sonnet, mais c'est déjà la preuve que le recueil collectif Sonnets et eaux-fortes n'était pas une publication parnassienne anecdotique. Si le sonnet de Heredia était réputé, le recueil Sonnets et eaux-fortes qui le contenait était forcément très connu lui aussi. Il est un peu malheureux d'avoir à rappeler une telle évidence, mais c'est une réalité que la plupart des rimbaldiens sont indifférents aux publications parnassiennes. L'article de Verlaine a d'autres aspects qui m'interpellent, il se termine par la devise "Fais ce que doys" qui était propre à la revue Le Monde illustré et à François Coppée avec sa pièce de théâtre homonyme. Verlaine signale aussi que le poème Les Tierces rimes a été publié dans la Revue des Deux-Mondes et la phrase est formulée de telle sorte qu'on peut se demander si Les Conquérants de l'or n'ont pas été eux aussi publiés dans la Revue des Deux-Mondes, bien que nous puissions déjà vérifier que le poème a été publié dans le second tome du Parnasse contemporain. Il faudrait vérifier les annotations de l'édition des Trophées de Heredia dans la collection Poésie / Gallimard ou faire une recherche sur les dates de publication de poèmes de Heredia dans la presse.
Je voulais ajouter aussi quelques remarques au sujet du poète Heredia. L'homonymie avec le conquistador Pedro de Heredia a son importance dans la gravure de Popelin qui accompagne le sonnet dans le recueil Sonnets et eaux-fortes. La ville de Carthagène des Indes a une réputation désastreuse au plan des différents trafics en Amérique. Dans ses poèmes, Heredia exalte quelque peu l'aventure, mais il fait la satire des conquistadors. Rimbaud ne présuppose donc pas que Heredia s'est simplement exalté pour ce passé. J'ai aussi oublié de préciser qu'avec son origine cubaine José-Maria de Heredia joue sur une autre confusion, puisque l'île de Cuba elle-même a été assimilée un court instant à la "Cipango" de Marco Polo par Christophe Colomb, l'identification a concerné par la suite des îles voisines comme Hispaniola et puis une autre.
Faisons un historique du sujet.
Au XIIIe siècle, Venise a corrompu la quatrième croisade qui a procédé au pillage de la ville de Constantinople. Des comptoirs commerciaux se diffusent à l'est de la Méditerranée et remontent jusqu'en Crimée. Et à la fin du XIIIe siècle, Gênes, nouvelle puissance montante, met un terme définitif à la puissance maritime de Pise lors de la bataille de la Meloria en 1284, et, ayant entamé une rivalité avec la ville de Venise, elle est solidaire des grecs qui ont repris la ville de Constantinople aux vénitiens en installant l'empereur Michel VIII le Paléologue. Et en 1298, les vénitiens ont perdu des batailles importantes contre les génois. Il y a d'abord eu une prise de vingt-cinq galères vénitiennes dans le golfe d'Alexandrette près de la ville de Laïas, puis il y a eu début septembre 1298 la bataille de Curzola, île de l'actuelle Croatie le long de la côte dalmate. Et c'est lors de cette bataille que le marchand Marco Polo fut pris et envoyé en captivité à Gênes où il se retrouva en présence du Pisan Rustichello, apparemment prisonnier exceptionnel depuis 1984. Les conditions de détention ne devaient pas être de l'ordre du cachot, peut-être chez l'habitant. Rustichello a accepté d'écrire le récit de Marco Polo, essentiellement sous la dictée vu l'allure du texte écrit qui nous est parvenu. On peut supposer que Marco Polo a également utilisé des cartes routières sur le modèle des turcs et des perses avec des distances en journées de voyages (sur le modèle du texte du IXe siècle d'Ibn Khordadbeh). En réalité, au milieu du XIIIe siècle, il y a eu au moins quatre ambassades occidentales officielles pour se rendre à la cour du principal khan mongol, deux à l'initiative du pape, deux à l'initiative de Saint-Louis. Les quatre ambassades ont échoué. La première ambassade envoyée par le pape a fait l'objet d'une relation écrite par l'ambassadeur Jean de Plan Carpin (nom italien francisé) qui a effectué le trajet à soixante ans passés accompagné d'Asselin de Lombardie. La première ambassade envoyée par saint Louis n'a pas de relation écrite, mais le chargé de la mission André de Longjumeau avait signalé à l'attention qu'il y avait des prisonniers allemands au cœur de ce lointain empire. La seconde ambassade envoyée par saint Louis a été conduite par le flamand Guillaume de Rubrouck, flamand des régions de France actuelle, puisque la ville de Rubrouck est en France, pas en Belgique. Guillaume de Rubrouck a fait une relation écrite de son ambassade qui est recommandée pour son intérêt historique et littéraire, mais qui est très peu connue. Guillaume de Rubrouck a rencontré des français, un artisan joaillier dont le frère avait une enseigne à Paris et une native de Metz surnommée Paquette. Toutefois, il faut se méfier, il s'agit de gens faits prisonniers par les mongols lors de leurs raids qui ont atteint la Hongrie et puis les portes de Vienne. Nos ambassadeurs furent les premiers à se rendre en Mongolie librement, grâce évidemment à des accords politiques. A la différence de Jean de Plan Carpin, Guillaume de Rubrouck a visité la capitale mongole de l'époque, Karakorum. Et l'empereur mongol Mongka lui a imposé une controverse religieuse dont il rend compte également, puisque diverses religions étaient représentées à la cour mongole : religion des mongols, bouddhisme, religion musulmane, christianisme nestorien. Et Guillaume de Rubrouck représentait le catholicisme. Les ambassades échouèrent et il ne faut pas perdre de vue que l'empire mongol était divisé en quatre et que les états européens furent plus souvent en contact avec soit le khan de la Horde d'Or, soit le khan régnant plutôt sur la Perse. Or, dans la décennie 1260, le père et l'oncle de Marco Polo commerçaient dans une ville de Crimée, Soudak, importante notamment pour les fourrures. Mais ils pratiquaient aussi le commerce des pierres précieuses, comme on le verra encore au XVIIe siècle avec les marchands d'origine protestante Chardin et Tavernier. Or, à cause des tensions entre Venise et Gênes, puis des guerres au sein de la Horde d'or elle-même, les marchands ont eu l'idée d'aller à la rencontre du khan de la Horde d'or, Berké, qui leur a acheté toutes leurs pierres précieuses pour deux fois leur valeur, et surtout il leur a donné des tablettes officielles pour pouvoir voyager avec sa bénédiction princière dans tout l'empire mongol et il les a mis au courant du fonctionnement des escortes à travers l'empire, du système des relais postaux militairement escortés de l'empire mongol. Il faut évidemment arrêter de croire que les marchands Polo voyageaient à deux ou à trois en frappant aux maisons. Le père et l'oncle de Marco Polo ont fait des affaires et n'ont pas voyagé aussi rapidement que les ambassadeurs précédemment cités, ils vont mettre des années de trajet aller et des années de trajet retour. Ils ne resteront que quelques semaines à la cour de Kubilaï Khan, empereur encore différent des deux ou trois rencontrés par les quatre ambassades précédemment citées. On dit qu'ils ont rencontré Kubilaï Khan à l'ancienne capitale de Karakorum, ce qui ne me semble pas crédible. D'abord, ils auraient constaté la présence des occidentaux rencontrés une décennie auparavant, ou quinze ans auparavant, par Guillaume de Rubrouck. Ensuite, de 1260 à 1264, il y a eu une guerre de succession, vu que Kubilaï Khan fut contestée, et ce n'est pas Kubilkaï Khan qui résidait à Karaokorum. Je suis convaincu que la rencontre s'est faite à Shang-dou (une variante de ce nom est Xanadu, version très répandue dans la littérature anglo-saxonne et qui se retrouve en nom de palais dans le film Citizen Kane). Ils ne semblent y être demeurés que quelques semaines, mais Kubilaï Khan, frère de feu son prédécesseur Mongka qui avait imposé une controverse religieuse à Guillaume de Rubrouck, a demandé aux deux Polo de revenir avec cent savants de la religion chrétienne. Je ne vais pas raconter tout ce qui fait que le projet a fait long feu. Les deux Polo sont revenus en Europe en passant par saint Jean d'Acre, soit en avril 1269 (ce qui est envisagé en général), soit en avril 1270 (ce qui ne me paraît pas vain non plus à envisager du tout, l'erreur sur le manuscrit et le fait que l'ancien légat quitte en avril 1270 la ville d'Acre plaident quelque peu en ce sens). A Venise, Niccolo Polo découvre que sa femme est morte et qu'il ne lui reste qu'un fils Marco. On s'accorde pour dire qu'il était parti quand sa femme était enceinte, mais cela ne s'impose pas du tout à la lecture des manuscrits, et notamment du plus ancien et du plus fiable. Peu importe. Les trois Polo repartent pour la Mongolie, sans attendre l'élection du pape. Ils n'ont pas encore quitté l'Arménie pour entrer dans les terres de l'empire mongol qu'ils sont rappelés par le pape qui leur colle deux missionnaires, mais une attaque du sultan d'Egypte qui n'a rien à voir avec les mongols font que les missionnaires abandonnent les Polo avant même d'avoir franchi les terres de l'empire mongol. Les marchands Polo vont voyager de longues années. Pour éviter les galères de la route terrestre, ils se rendent dans le golfe persique, mais effrayés par la mauvaise qualité des bateaux, ils rebroussent chemin et font finalement un parcours terrestre. Kubilaï Khan constatera la vacuité des prétentions du pape des chrétiens, puisque les cent savants sollicités ne sont pas là. En tout cas, il apprécie les Polo qui sont un peu comme des objets exotiques dont il dispose et évidemment il les retient à sa cour. Ceux-ci vont y trouver leur compte et faire des affaires. Au plan sexuel, Marco Polo parle suffisamment abondamment de la prostitution pour qu'on comprenne qu'ils ont très bien accepté cette vie étrange loin de leurs foyers. Marco Polo exagère sans doute son rôle et son importance, il efface d'ailleurs le récit des activités de son père et de son oncle, mais en gros il était un marchand dans l'empire asiatique et participait à des missions de l'empereur constituées d'opérateurs étrangers divers. Marco Polo faisait des séjours assez longs dans diverses parties de Chine, cela à au moins quatre ou cinq reprises, trajets et séjours de plusieurs mois et années, il n'était pas constamment à la cour impériale donc, et un de ses trajets a concerné l'Inde. Marco Polo n'est pas en Chine comme on le dit souvent. Il ne s'intéresse pas aux chinois et attribue l'invention de la monnaie à l'empereur mongol, pas aux chinois. Pékin est la capitale de l'empire mongol, puis, Marco Polo oppose le Cathay et le Mangi, il ne peut mal d'identifier l'unité du peuple chinois. Il n'est pas du tout tourné vers la culture chinoise, alors même que l'empereur Kubilaï Khan si. La dynastie Yuan est fondée en 1276 quand Marco Polo vient d'arriver à la cour impériale. Il est arrivée en 1275 à Shang-dou, puis découvre la capitale d'hiver Pékin (Cambaluc, où Cam veut dire "Khan"). Marco Polo a raté de peu les échos du premier échec d'invasion mongole du Japon en 1274, mais il était là, en 1281 (sauf cas d'une mission de quelque temps dans une contrée lointaine), lors de la seconde tentative d'invasion du Japon, celle avec la tempête qui a imposé le mot "kamikaze" (vent divin). Marco Polo n'a pas mis le pied au Japon, il le décrit d'après des ouï-dire qui relève du fantasme et même la bataille n'est pas racontée de manière bien fidèle par rapport à la réalité historique. Toujours est-il que dans son livre Le Devisement du monde ou Le Livre des merveilles il est le premier occidental à parler de l'existence du Japon. Même les musulmans ignoraient encore l'existence du Japon, puisque les premières mentions dans les écrits musulmans dateraient de 1430, centre trente ans plus tard.
On prétend pourtant que le Japon est mentionné dans l'écrit du IXe siècle d'Ibn Khordadbeh. C'est faux. En réalité, les musulmans désignaient par Wakwak l'île de Madagascar, un territoire d'Afrique orientale et une île indonésienne, et une confusion partielle était encore possible avec le nom que les chinois donnaient jadis aux japonais, pays des petits hommes, wak-ouo. En réalité, Ibn Khordadbeh parle d'une île d'Indonésie qui avait des mines d'or et une production importante d'ébène, dans un contexte de IXe siècle où des pays de culture hindoue se développaient fortement soit sur le pourtour du continent, soit en Indonésie. Au IXe siècle, l'empire khmer commence à prendre son envol, par exemple. On peut se demander si les mongols qui ont parlé à Marco Polo du Japon n'ont pas eux-mêmes fait la confusion entre l'île d'Indonésie et le Japon. En tout cas, l'idée d'un pays en or était fantasmé et dans le meilleur des cas il ne s'agissait que de dorure. Une description d'un palais un peu similaire à celle de Marco Polo, mais en moins exagérée, est faite par François Caron, commerçant néerlandais d'origine française, présent au Japon en 1640, peu avant sa fermeture définitive.
Le récit de Marco Polo a eu pendant deux siècles une diffusion manuscrite. La version originale est en langue d'oïl flanqué d'italianismes. La langue d'oïl était une langue littéraire de prestige en Italie du Nord à l'époque. Une seule copie intégrale nous est parvenue et c'est la meilleure référence à citer. Quelques extraits d'autres copies ont été retrouvés. Il y a ensuite eu des versions en dialecte vénitien, en dialecte toscan et en latin qui se sont diffusées dans toute l'Italie. Il y a eu enfin une version française avec dominante du dialecte champenois, puisqu'en 1307 Marco Polo a remis une copie à Thibaut de Cepoy, celui qui devait diriger les armées de Charles de Valois pour s'emparer de Constantinople. Le projet a avorté, mais Charles de Valois, frères du roi de France Philippe le Bel, avait épousé l'héritière de l'empire latin de Constantinople. La version française possède ainsi un avant-propos d'un copiste français qui n'a rien à voir avec Marco Polo, mais qui est d'une importance capitale pour nous assurer de l'authenticité du récit de Marco Polo. Il y eut enfin une deuxième version latine avec des ajouts, mais celle-ci est mystérieuse. On a retrouvé deux manuscrits au vingtième siècle, une à Milan, une à Tolède, et on constate que les ajouts coïncident avec des informations délivrées au XVIe siècle par l'érudit vénitien Ramusio. On suppose que Marco Polo a été invité à faire une version en latin avec quelques ajouts. Enfin, il faut remarquer que si le récit est authentique il contient dès le départ un petit ajout, admis donc par Marco Polo, d'une relation sur des événements historiques qui concernent la Horde d'Or et qui sont forcément d'un autre témoin que Marco Polo lui-même puisque datés du temps de son incarcération en 1298-1299. Mais, pour le reste, le texte est authentique, surtout la version franco-italienne.
En revanche, avec l'apparition de l'imprimerie, c'est une version en latin qui a été privilégiée. Elle a été abrégée, censurée par le bénédictin Pipino, et elle comporte des erreurs, notamment en ce qui concerne le Japon. Pipino a confondu la description du Japon et de l'attaque mongole avec la description d'autres îles, à tel point que dans la version de Pipino le Japon est riche à la fois d'or, de perles et d'épices. Cette version a été imprimée à Anvers en 1285 et elle était la version possédée et annotée par Cristophe Colomb. On prétend que Colomb a annoté de sa main cette version du récit de Marco Polo, ainsi qu'un ouvrage de l'Histoire naturelle de Pline l'ancien (principal ouvrage de l'Antiquité qui parle de l'Asie) et l'Ymago Mundi de Pierre d'Ailly. Je ne sais pas s'il est pleinement avéré que ces documents aient été annotés par Colomb lui-même, ce n'est pas clair et limpide. Toutefois, aucun document ne révèle que Christophe Colomb ait parlé de Cipango avant son premier voyage, ce n'est qu'à partir du second voyage qu'il cherche à identifier une île à Cipango. Pour rappel, Christophe Colomb est mort en 1506 sans savoir qu'il avait découvert un nouveau continent. Cette découverte date de 1503 avec Amerigo Vespucci et Colomb ne semble pas en avoir eu connaissance.
Je vous laisse apprécier le sens que cela donne aux vers du sonnet hérédien. Le poète d'origine cubaine fait allusion à un personnage qui confondait la région de Cuba avec la région du Japon. Christophe Colomb est mort en cherchant à se persuader qu'il avait découvert le Japon.
En revanche, il n'est pas vrai qu'en 1492 il cherchait à rejoindre le Japon directement.
La première mention d'une possibilité d'atteindre Cipango par l'ouest date pourtant d'un écrit antérieur à 1492, la lettre de Toscanelli du 25 juin 1474, où noter d'ailleurs qu'il est aussi question de l'île légendaire d'Antillia :
De la ville de Lisbonne, en droite ligne du côté de l'occident, il y a sur la carte dessinée, 26 espaces chacun desquels mesure 250 milles jusqu'à la très noble et très grande ville de Quisnay. Elle a en effet 100 milles de circuit et possède 10 ponts.Cet espace couvre environ le tiers du globe terrestre.Ladite ville est située dans la province de Mangi, voisine de celle du Cathay, où se trouve la résidence du roi du pays. Mais de l'île d'Antilia, que vous connaissez, à l'île très fameuse de Cipangu, il y a 10 espaces. Cette île est en effet très riche en or, en perles et pierres précieuses et l'on y couvre des temples et les maisons avec de l'or massif.
L'idée de cette route occidentale vient des grecs, elle était déjà formulée par Aristote. Parmi l'équipage de la première expédition de Christophe Colomb, la famille Pinzon serait la plus susceptible d'après les documents d'avoir songé à privilégier la découverte de Cipango. Le problème du côté de Colomb, c'est que les témoins ont trafiqué les écrits a posteriori, notamment Bartholomé de Las Casas (pour info, le même que dans la controverse de Valladolid, si je ne m'abuse). C'est ce document trafiqué qui invite à penser que Colomb cherchait dès le départ à trouver le Japon avec la confusion première en date du "Dimanche 21 octobre" entre Cipango et Cuba :
[...] puis je partirai pour une autre île beaucoup plus grande qui, je crois, d'après les gestes que me font ces Indiens, que j'emmène avec moi, doit être Cipango, qu'ils appellent Colba [...]
Dans son Historia de las Indias, Las Casas ne cesse de renforcer l'idée que Colomb a spontanément considéré que l'île d'Hisapniola correspondait à l'île de Cipango, une région de l'île s'appelant "Cibao".
Voilà, vous avez tout ce qu'il faut pour comprendre les subtilités du texte du poète Heredia. Je n'ajoute pas le massacre des indigènes que la quête de l'or a causé rien qu'au plan des expéditions de Colomb. Je n'insiste pas sur le fait que les annotations d'ouvrages attribuées à Christophe Colomb ne sont que des mentions avides de l'or et des richesses dont s'emparer ("or en grandissime abondance", "perles rouges", "pierre aux effets admirables", "épices infinies, poivre blanc", etc.).
On peut aussi s'amuser à comparer l'idée d'étudier des cartes et l'idée du "stock d'études" scientifiques dans "Mouvement".
Maintenant, je voulais parler quelque peu du poème "La Détresse d'Atahuallpa" qui est flanqué de sous-titres "Prologue" et "Les Conquérants de l'or". Dans l'édition des Trophées, le poème n'a pas de suite, mais les mentions "La Détresse d'Atahuallpa" et "Prologue" disparaissent, il n'est plus question que du titre "Les Conquérants de l'or". Au fait, pourquoi Verlaine à une époque où le recueil Les Trophées n'existe pas encore parle-t-il du poème "Les Conquérants de l'or" et non du poème "La Détresse d'Atahuallpa" ?
Dans le second tome du Parnasse contemporain, nous n'avons pas comme pour le premier tome une partie finale de sonnets de divers contributeurs. Le volume s'ouvre par le poème "Kaïn" de Leconte de Lisle, nous passerons à l'orthographe "Qaïn" quand le poème sera repris dans les recueils de poésie de Leconte de Lisle si je ne m'abuse. Et il se termine par un long poème de Heredia "La Détresse d'Atahuallpa". Cette symétrie avec le "Kaïn" de Leconte de Lisle renforce l'idée que Rimbaud a dû considérer avec une certaine importance le long poème de Heredia. Personnellement, je trouve le poème inégal avec des parties mal écrites, mais peu importe. Verlaine l'exalte pour sa part dans sa notice.
Passons à l'analyse du poème.
Il s'appuie sur des références historiques et il est satirique à gros sabots en maints passages. La présentation est la suivante sur la première page de transcription : nom de l'auteur, titre "La Détresse d'Atahuallpa" repris dans la table des matières, mention "Prologue" et puis titre du prologue "Les Conquérants de l'or", avec ensuite le chiffre I en caractère romain, puis les vers du poème sur plusieurs pages.
On notera de manière amusant qu'après l'océan inconnu nous avons les "bois non frayés" (vers 2). J'ai même envie de rappeler que "route" veut dire "rupture" étymologiquement, mais passons.
On peut apprécier la présence très tôt à la rime dans ce poème du mot "berge" (vers 7), puis du mot "Monstrueux", deux mots qui ont un relier dans "Mouvement". Je cite le vers suivant : "Et, mêlant avec l'or des songes monstrueux, / [...]".
Un très grand nombre de vers font écho à ceux du poème "Les Conquérants". Je relève aussi l'idée de "bord fuyard" que peut supposer tel vers : "L'Eldorado promis qui fuyait devant eux," au vers qui précède la mention des "songes monstrueux".
Il est question d'atteindre les "bords où germent les béryls". Plusieurs mentions de "l'or" sont à relever. Le début du poème a un vocabulaire qui se rapproche à la fois du sonnet hérédien et du poème "Mouvement". Les références au sonnet "Les Conquérants" sont si appuyées et vont si naturellement de soi que je ne vais plus en parler ici. Vous pouvez vous amuser à une pêche miraculeuse. Je dirai seulement que le mot "routier" a un emploi moins problématique dans "La Détresse d'Atahuallpa" que dans le sonnet "Les Conquérants". En revanche, à part ce début de poème où les échos lexicaux pourront paraître incertains aux plus réticents, les rapprochements avec "Mouvement" ne vont pas s'imposer pour une bonne partie de ce poème en rimes plates. Je vais essayer de ne pas communiquer mes songes de "zénith brûlé de pierreries", etc. Outre les rapprochements possibles avec "Le Bateau ivre" (ce pays n'était qu'un marais), on peut éventuellement songer à "Ce qu'on dit au Poète..." avec les quelques occurrences des mangliers, mais je vais m'en tenir à ce qui est plus sensible et à ce qui concerne "Mouvement". Je relève le vers : "La berge s'élevait par d'insensibles pentes". Toutefois, dans "Mouvement", il est question du train qui au vers 1 longe la berge des chutes d'une sorte de Niagara et au vers 3 la pente est celle du système ferroviaire même.
Les aventuriers admirent le spectacle en voyant des fleuves luire, etc.
Je relève la mention vertige aux vers suivants : "Et que broutent, miracle à donner le vertige, / [...] Des moutons d'or [...]" et "le vertige, plus haut, les gagna. [...]", "Et bravant le vertige & brûlant le chemin", à quoi ajouter "L'espoir vertigineux...". Je ne relève pas les quelques mentions de la famille du nom "découverte".
Je remarque la tournure affectée : "Mais, à ce dernier mot, Pizarre se dressa / Et lui dit : que c'était chose qui scandalise / Que d'ainsi rejeter du giron de l'Eglise, / Pour quelques onces d'or, autant d'infortunés [...]". Dans "Mouvement", il est question d'une arche et d'un pardon, donc d'une certaine Eglise, et d'un rejet : "- Est-ce ancienne sauvagerie qu'on pardonne ?" Et nous avons le même tour affecté dans la construction grammatical, cette question étant la marque de quelqu'un qui se scandalise.
Mon rapprochement est-il gratuit ?
Ce sera tout pour l'instant. Je vais compléter cette série sur "Mouvement" par un grand article de mise au point sur le problème de la syllabation au-delà du vers et des césures. J'ai déjà rédigé un premier jet, mais que je remanierai pour l'occasion, et ce n'est qu'ensuite que je reprendrai la série sur les lettres du voyant.
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