Le fait est connu depuis l'été 2020 : le roman Michel et Christine de Viellerglé, et notamment son début (sa première page même), est une source au poème "Michel et Christine" de Rimbaud.
Depuis longtemps, les rimbaldiens avaient identifié dans le titre "Michel et Christine" une allusion à un vaudeville d'Eugène Scribe, à cause d'une phrase de la section "Alchimie du verbe" du livre Une saison en enfer : "Un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi !" Parmi les poèmes du printemps et de l'été 1872 à la versification irrégulière, "Michel et Christine" répondait à ce genre de définition. Notons qu'une telle identification présuppose dans la foulée que la composition non datée "Michel et Christine" est bien antérieure à la composition du livre Une saison en enfer. Rappelons également que, selon des considérations propres à Jeancolas qui ne se retrouvent pas dans les travaux philologiques de Murphy, les manuscrits connus de "Juillet" ("Platebandes d'amaranthes...") et "Michel et Christine" ont des pliures similaires et une tache en commun qui invite à penser que ces deux manuscrits étaient significativement joints ensemble dans le dossier des manuscrits rimbaldiens. Et comme si cela ne suffisait pas, Murphy a souligné que "Michel et Christine" avait plusieurs mots en commun avec le poème "Malines" des Romances sans paroles, et que ces liens étaient plus étroits encore avec une version manuscrite de "Malines" antérieure à celle qui s'imposa comme définitive en étant imprimée. Tout invite à penser que le poème "Michel et Christine" date avec "Juillet" de la période de fugue en Belgique des poètes Rimbaud et Verlaine du 7 juillet au 7 septembre 1872, avec une préférence naturelle pour le mois d'août. En effet, nos deux poètes ne sont pas arrivés le 7 juillet à Bruxelles et ils ont connu quelques péripéties importantes avec Mathilde Verlaine autour du 22 juillet. Le poème "Malines" lui-même est daté du mois d'août. Le poème "Juillet" décrit une journée de ciel bleu et donc un climat d'été exceptionnel, quand "Michel et Christine" décrit un orage avec une belle pluie. Même si un poète peut écrire un poème sur la neige en été ou un poème sur la pluie un jour de beau temps, des recherches météorologiques sur l'état du ciel belge du 10 juillet au 7 septembre 1872 ne serait peut-être pas vaine. Et il resterait à méditer sur la comparaison des deux poèmes "Juillet" et "Michel et Christine", voire sur le lien possible de "Michel et Christine" avec l'événement biographique majeur que fut la dernière tentative de Mathilde Verlaine pour ramener Verlaine au foyer conjugal.
Mais le titre du vaudeville de Scribe Michel et Christine pose problème. Le contenu de la pièce semble ne pas justifier le moindre rapprochement avec le contenu du poème de Rimbaud. Murphy a plaidé une comparaison formelle intéressante. Le nom du personnage féminin "Christine" est souvent abrégé en "Christ." dans l'introduction des dialogues, ce qui justifie minimalement la saillie du dernier quatrain du poème de Rimbaud : "Et verrai-je [...] - Michel et Christine, - et Christ ! - fin de l'Idylle." Et même si cela semble exagéré nous pouvons imaginer que ce nom "Christ" est la part du titre qui provoque l'épouvante du poète, comme il le prétend dans "Alchimie du verbe". Cela n'était tout de même pas pleinement satisfaisant. Il faut ajouter que le début de "Michel et Christine" parodie un air connu d'époque que Baudelaire lui-même a pratiqué : "Ah zut alors si Nadar est malade..." Le titre "Michel et Christine" étant repris au dernier vers du poème de Rimbaud avec la décomposition "Christ", il faut bien cerner que nous avons donc un début et une fin de poème "Michel et Christine" de Rimbaud qui tendaient à leurs lecteurs les plus avertis deux perches, deux allusions potachiques clefs.
Je précise qu'avant l'été 2020 j'avais déjà moi-même découvert que la première page du roman de Viellerglé était une source décisive au poème "Michel et Christine" de Rimbaud et je me gardais cela de côté pour une publication fouillée inédite ultérieure. Bien mal m'en a pris, puisque j'ai été pris de vitesse et moqué pour d'autres articles que j'avais développé sur "Michel et Christine", laissant reposer ma découverte. Mais peu importe. Actuellement, même si Alain Bardel a recensé sur son site l'article qui a révélé cette source, il se trouve que l'article lui-même n'est plus disponible. Je suppose qu'il fera l'objet d'un article dans la revue Parade sauvage.
Je vais toutefois revenir sur cette source pour commencer à l'exploiter au plan littéraire.
Viellerglé est un pseudonyme de l'écrivain Auguste Le Poittevin et son roman Michel et Christine et sa suite a été publié en 1823. Ce roman rend hommage à l'auteur Scribe dont il s'inspire, et l'idée de "suite" est à rapprocher du cas de la pièce Le Chandelier de Musset qui a eu pour suite un opéra-comique d'Ofenbach La Chanson de Fortunio qui reprend le poème célèbre exploité par Musset dans sa pièce et développe une intrigue altérant profondément la psychologie des personnages de la pièce initiale. Et Rimbaud, influencé par une préface de Glatigny à ses oeuvres, a écrit le poème "Ce qui retient Nina" sur le modèle du quatrain de la "Chanson de Fortunio" en tenant compte d'une lecture tant de la pièce originale de Musset que de quelques poèmes de Musset et aussi du texte de l'opéra-comique d'Ofenbach. Le poème "Michel et Christine" offre ainsi un nouvel exemple d'un titre qui fait allusion à deux oeuvres antérieures, à une œuvre de référence et à sa suite.
La première page décrit un décor qui a inspiré Rimbaud pour la scène de son poème, mais en ce qui concerne la phrase du récit formulé dans "Alchimie du verbe" : "Un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi!" Il n'est pas vain de souligner les éléments textuels en marge du roman. Il convient de commencer par citer la dédicace "A MM. Scribe et Dupin", où Le Poitevin déclare : "Je vous suis doublement redevable ; car j'ai passé bien des heures agréables à voir et à lire Michel et Christine, et surtout à le paraphraser." Cela pourrait inviter à lire de manière perfide la mention "Et verrai-je... Michel et Christine..." du dernier quatrain du poème rimbaldien. Ensuite, nous pouvons nous intéresser à la préface, où parmi les quatre ingrédients utiles au succès, Le Poitevin fait état de l'importance du bon titre. Faisons une petite citation conséquente :
Quant à moi qui ai essayé un peu de toutes ces choses, je suis maintenant convaincu qu'il en faut quatre pour réussir :
I°. Un nom d'auteur, qui sonne agréablement à l'oreille ou qui impose ;
2°. Des articles dans le plus grand nombre possible de journaux, non pas de ces articles qui vous louent ou vous critiquent en conscience, mais bien de ces articles qui vous exaltent ou vous dénigrent à tort et à travers ;
3°. Un titre !.. Ah ! la belle chose qu'un titre !.. Il n'en faut pas davantage pour mettre un homme à la mode, exemples : Jean Sbogar, le Pied de Mouton, Ali-Baba, la Pie Voleuse et Tutti Quanti.
4°. Enfin, de l'esprit, de l'imagination, du talent !.. Ce quatrième article n'est pas absolument indispensable.
Cela sent le persiflage et l'autodérision de la littérature mondaine, boulevardière. N'oublions pas que Rimbaud et Verlaine suivaient de près une telle littérature d'actualité. La littérature mondaine les concernait également, comme aujourd'hui beaucoup de gens lisent des oeuvres de littérature éphémère et pas simplement des classiques de la Littérature. En 1868, Verlaine composait avec Coppée le poème "Qui veut des merveilles ?" Nous ne découvrons pas soudainement un certain horizon des lectures courantes de Verlaine et Rimbaud. Malheureusement, ces lectures passent encore pas mal sous le radar.
Le point qui nous intéresse, c'est que la mention 3° justifie que ce soit le titre même du vaudeville qui suscite une émotion d'artiste dans "Alchimie du verbe". Rimbaud singeait alors le discours de Le Poitevin dans sa préface. Et cela renforce considérablement l'idée que le titre évoqué dans "Alchimie du verbe" est bien celui du vaudeville Michel et Christine.
Après avoir énuméré ces quatre ingrédients indispensables au succès, Le Poitevin expose les choix qu'il a faits en conséquence, en développant avec perfidie qu'il a changé son nom anti-poétique de Viellerglé en "de Saint-Alme", comme si Viellerglé n'était pas déjà un pseudonyme, et quand il en vient au plan du titre il revendique béatement le mérite d'avoir repris celui d'un succès à la mode :
Pour agir conséquemment à l'article 3, j'ai pris le titre d'un ouvrage qui a obtenu une vogue méritée.
La suite de la préface consiste à justifier l'œuvre avec désinvolture. Indifférent à la "gloriole littéraire", Le Poitevin se moque bien d'être traité de plagiaire, il se range dans l'humble catégorie des "paraphraseurs" des idées d'autrui, ce que Rimbaud pourrait taxer d'abandon à la "poésie subjective" d'un satisfait "n'ayant rien voulu faire". Le Poitevin déclare pour sa part que, si la critique vient à lui faire des reproches, que ce soit sous un angle comique. Et il enchaîne en précisant le lien de son roman au succès de la pièce écrite par MM. Dupin et Scribe :
J'ai applaudi, comme tout Paris, à la charmante Comédie qui m'a donné le sujet de ce roman. Mais, tout en applaudissant, je me suis fâché contre cette Christine, si douce et si cruelle, si compâtissante et si exclusive, si bien femme enfin !.. de plus aussi sensible que beaucoup de belles dames ; le sort du brave Stanislas m'a navré. Tellement que, dominé par toutes ces sensations, j'ai voulu améliorer la situation de deux êtres qui m'avaient si vivement intéressé, que mon imagination frappée se les représentait souvent, non comme des esquisses charmantes et fantastiques, mais comme des réalités souffrantes. Je pris donc la plume, et m'amusai à composer un roman, que je partageai en trois volumes. Le premier devait contenir tout ce que le public et moi connaissions des aventures de Stanislas, Michel et Christine. Dans cette première partie, j'empruntai beaucoup à MM. Scribe et Dupin, et je le fis sans scrupule ; car, écrivant bien plus pour mon plaisir que pour celui des autres, je crus n'avoir rien de mieux à faire que de prendre ce qui était le mieux possible. L'idée du second volume me fut suggérée par le caractère de Michel, tel que je crus le découvrir dans l'ouvrage de mes guides ; si le style en est un peu rembruni, ce n'est pas trop ma faute, il me fallait avant tout songer à Stanislas qui attendait de moi une félicité que j'étais bien résolu de lui rendre. Le troisième volume a été consacré à cette bonne œuvre.
Et avec des citations des poètes latins Ovide et Horace, la préface se ponctue par une métaphore de la pluie appliquée à la critique du public :
Ainsi donc, bien que je me sois efforcé de ressembler au conteur dont parle Ovide :(..Auditisaliquidnovusadjicitauctor.)je m'abandonne, sans beaucoup de soucis, aux divers jugemens que le caprice de mes lecteurs va faire pleuvoir sur mon oeuvre ; Horace me console car il a dit quelque part :Qui te deridet, caudam trahit.
La première page du roman de Viellerglé offre la description d'un paysage qui retrouve le soleil après l'orage, et à cette aune le poème de Rimbaud procède par inversion. Il suffit de comparer la première ligne du roman et le premier vers du poème pour s'en rendre compte :
Zut alors, si le soleil quitte ces bords !Fuis, clair déluge ! Voici l'ombre des routes.Dans les saules, dans la vieille cour d'honneur,L'orage d'abord jette ses larges gouttes.
Le soleil vient de percer les nuages qui le cachaient ; la terre, rajeunie par les parfums des fleurs qu'elle renferme dans son sein ; le chant des oiseaux, qui avait cessé pendant l'orage, recommence avec plus d'harmonie que jamais ; [...]
Nous pouvons relever le lieu commun de la "terre rajeunie" qui doit nous faire songer à "Credo in unam" et ces lignes de prose peuvent aussi suggérer un rapprochement intéressant avec le poème des Illuminations qu'est "Après le Déluge". Mais, pour ce qui est de l'inversion des motifs du début de ce roman, il se trouve que cela se poursuit avec quelques autres éléments dans les vers de Rimbaud :
[...] les moutons qui s'étaient abrités dans les buissons et sous les arbres, regagnent doucement la plaine. La campagne a repris son calme habituel...
O cent agneaux, de l'idylle soldats blonds,Des aqueducs, des bruyères amaigries,Fuyez ! plaine, déserts, prairie, horizons,Sont à la toilette rouge de l'orage !Chien noir, brun pasteur dont le manteau s'engouffre,Fuyez l'heure des éclairs supérieurs ;Blond troupeau, quand voici nager ombre et soufre,Tâchez de descendre à des retraits meilleurs.
Nous pouvons observer que les éléments inversés se succèdent à l'identique dans les deux textes. Rimbaud développe tout de même sur deux quatrains l'idée plus sommaire des moutons qui ont fini de s'abriter de la pluie sous les buissons. La reprise du nom "plaine" participe de la référence inversée. Les moutons, après l'orage, veulent regagner la "plaine" dans le roman, et, dans son poème, Rimbaud souligne qu'elle leur est au contraire inaccessible à "l'heure des éclairs supérieurs". Amplifiant sa matière, Rimbaud a introduit l'idée du berger et de son chien, sorte de description réaliste qui tend à ironiser sur la référence directe à l'idylle, mention qui, là encore, ne provient pas de l'extrait parodié de Viellerglé.
Les trois premiers quatrains sont clairement une inversion et quelque peu une amplification de la première moitié du premier paragraphe du roman de Viellerglé. Or, dans le poème de Rimbaud, le quatrième quatrain est introduit par l'adversatif "Mais" qui va permettre de créer une opposition d'idées. Dans les trois premiers quatrains, le poète semblait "compâtissant" pour parler comme le romancier. Le quatrième quatrain va révéler un tout autre état d'esprit personnel du poète. De nouveaux éléments parodiques vont apparaître dans la suite du poème rimbaldien, mais je tiens à souligner l'articulation parodique de ce quatrième quatrain dont le "Mais" introductif a sa mention correspondante décisive dans la suite immédiate du premier paragraphe du roman Michel et Christine et sa suite. J'ai pour l'instant cité en deux temps le début du roman et j'ai mis cela en parallèle avec une citation en deux temps des trois premiers quatrains du poème de Rimbaud. Or, le début du roman décrit un paysage après l'orage, sauf qu'il s'agit d'un instant instable. Le beau temps est à peine rétabli que les hommes viennent répandre un nouveau drame dans le décor, la métaphore de l'orage servant à désigner la guerre et ses ravages, et même la "rage de destruction" des humains selon les termes de l'extrait des Pensées de Chamfort qui a été mis en exergue en tête de ce premier chapitre. A ce sujet, Rimbaud commence à complexifier les procédés d'inversion. Déjà, au sein des trois premiers quatrains, notre poète a appliqué la métaphore militaire en présentant les "agneaux" comme de comiques "soldats blonds". A partir du quatrième quatrain, l'orage décrit devient le prétexte à soit une métaphore de la guerre, soit à une vision fantasmatique d'images guerrières qui prennent le relais de la description d'un orage. Et l'autre procédé d'inversion, c'est que le narrateur qui parle à la première personne dans le roman est effrayé par l'orage de la guerre qu'il déplore, tandis que le poète s'en réjouit. Il ne s'agissait donc pas simplement d'observer les motifs communs aux deux textes en soulignant les inversions, il y a aussi une inversion du discours.
[...] mais bientôt ce calme est de nouveau troublé ; ce n'est pas le tonnerre, ce ne sont pas les torrens qui menacent de bouleverser nos champs ; un autre bruit, création de l'orgueil et de l'ambition des hommes, vient attrister la nature. Les tambours et les trompettes retentissent ; des masses d'infanterie débouchent de la forêt ; des escadrons s'élancent. Tout s'agite au bruit de cette musique infernale... Je vois deux drapeaux ; j'entends deux cris de guerre ; le canon gronde ; on va s'égorger...
Mais moi, Seigneur ! voici que mon Esprit vole,Après les cieux glacés de rouge, sous lesNuages célestes qui courent et volentSur cent Solognes longues comme un railway.Voilà mille loups, mille graines sauvagesQu'emporte, non sans aimer les liserons,Cette religieuse après-midi d'orageSur l'Europe ancienne où cent hordes iront !Après, le clair de lune ! partout la lande,Rougis et leurs fronts aux cieux noirs, les guerriersChevauchent lentement leurs pâles coursiers !Les cailloux sonnent sous cette fière bande !
J'ai hésité à citer trois quatrains au lieu de deux. Il ne nous reste plus que le quatrain final du poème "Michel et Christine" à citer, mais nous avons déjà constaté qu'il entrait en résonance avec des éléments périphériques au roman (titre, dédicace et préface). L'avant-dernier quatrain du poème implique une rupture temporelle : "Après, le clair de lune !" Cependant, j'ai tenu à le citer dans la mesure où le mot "guerriers" renvoie à la mention du mot "guerre" lui-même dans la fin du paragraphe composé par Le Poitevin, tandis que le vers : "Les cailloux sonnent sous cette fière bande !" justifie un rapprochement avec deux extraits, d'un côté avec le passage : "Les tambours et les trompettes retentissent", d'un autre côté avec la mention : "le canon gronde" qui fait d'ailleurs suite à l'expression "deux cris de guerre". Le motif du bruit est prédominant dans l'extrait cité de Le Poitevin, puisque cette métaphore est le support d'une critique de la guerre : "un autre bruit, création de l'orgueil et de l'ambition des hommes". Ainsi, la citation du quatrain avec une chevauchée où le bruit se fait musique créée par une avancée militaire même me semblait s'imposer. Nous avons bien six des sept quatrains du poème "Michel et Christine" qui sont construits en fonction du seul premier paragraphe du roman quasi homonyme de Le Poitevin.
Mon découpage progressif vous permet de bien mesurer l'importance d'une reprise symétrique d'un mot-outil, la conjonction "mais". Vous pouvez mettre en relation "mais bientôt ce calme est de nouveau troublé..." avec "Mais moi, Seigneur..." et ce "Moi" est inévitablement à rapprocher du surgissement de la voix du narrateur s'exprimant pour la première fois à la première personne vers la fin du paragraphe : "Je vois deux drapeaux ; j'entends deux cris de guerre..."
Je vais revenir sur cette mention "Je vois deux drapeaux" un peu plus loin. Rimbaud développe dans ses quatrains plusieurs idées étrangères au passage parodié : la comparaison ferroviaire, le motif des "graines sauvages" et le "clair de lune". En revanche, tout en jouant sur l'image traditionnelle de l'homme en tant que loup pour l'homme, la mention des "loups" est une amplification par rapport au motif initial des "moutons", lesquelles doivent s'abriter de la pluie comme de la rage destructrice des hommes. J'hésite à mentionner la rage comme lien entre les deux textes, puisque le mot "rage" renvoie plutôt aux chiens (dont nous savons que ce sont des loups à part entière depuis environ 1993, mais cela ne saurait s'imposer au plan de l'analyse littéraire des textes du passé) et qu'il est contenu dans la citation en exergue des Pensées de Chamfort. Toutefois, je peux justifier le rapprochement avec le verbe "égorger" qui clôt le paragraphe support de la réécriture rimbaldienne. Quant à la mention des "graines sauvages", dans la mesure où c'est la fécondation qu'elles supposent qui devient une menace, il s'agit par conséquent d'un contrepied à l'idée d'une agression qui empêche les champs de produire : "qui menacent de bouleverser nos champs". Le danger se déplace d'un sentiment de destruction à un persiflage sur une fertilisation qui modifierait les sols et les récoltes. L'allusion à un enfer était déjà désignée par la mention à la rime "soufre" dans un quatrain précédent du poème rimbaldien, mais ici nous observons un énième procédé d'inversion allant de l'idée de "musique infernale" à celle d'une "religieuse après-midi d'orage". Et l'idée du calme perdu fait l'objet d'une autre inversion encore. Le romancier dénonce cette perte à cause de la guerre comme orage, mais le poète parle d'un vol qui correspond à la plénitude de l'oiseau planant dans les cieux. Le poète parle de sa propre sérénité qui loin d'être troublée se plaît à contempler l'événement.
Au passage, le vers "Mais moi, Seigneur ! voici que mon Esprit vole," est étonnant au plan des échos au corpus rimbaldien même : adresse au "Seigneur" du poème "Les Corbeaux", idée de l'Esprit à rapprocher de "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." et idée d'un vol planant dans "Ô saisons ! ô châteaux !" : "Il fait qu'elle fuie et vole !" ("ma parole"). Tout ceci renforce l'idée de poèmes tous composés au printemps et à l'été 1872. Ces rapprochements permettent aussi de réenvisager la question des références littéraires des poèmes en vers irréguliers de 1872, puisque nous pourrions avoir tendance à maintenir le contraste entre les vers de chanson de moins de huit syllabes et les vers à césures. Nous observons que la référence au vaudeville et à un roman sans prétention conforte l'idée d'une unité esthétique par-delà le relatif contraste des vers employés à cette époque.
Je pourrais essayer de pousser plus loin les rapprochements, mais il en est encore que je veux souligner. J'ai déjà signalé que l'attaque du dernier quatrain "- Et verrai-je [...]", a l'intérêt de faire écho au propos de Le Poitevin qui se vante d'avoir souvent vu le vaudeville de Scribe, et ce verbe "voir" est en même temps une reprise du verbe de l'expression : "Je vois deux drapeaux". Par cette reprise du verbe "voir", de "vois" à "verrai", le dernier quatrain du poème de Rimbaud est également partiellement lié à un travail de réécriture de cet unique premier paragraphe du roman de Le Poitevin. Or, dans cet ultime quatrain, Rimbaud ne manque pas non plus de reprendre un élément du début du deuxième paragraphe. Dans le syntagme "le bois jaune", la tête nominale "bois" est une reprise d'un nom de lieu un peu facile qui figure en italique au début du second paragraphe.
- Et verrai-je le bois jaune et le val clair,L'Epouse aux yeux bleus, l'homme au front rouge, ô GauleEt le blanc Agneau Pascal, à leurs pieds chers,- Michel et Christine, - et Christ ! - fin de l'Idylle.
La ferme des Bois, tel est le nom des bâtimens qui se trouvent au milieu de la petite plaine qui borde la forêt ; la ferme des Bois, dis-je, est occupée par un bataillon de grenadiers Français et par quelques centaines de paysans, produit de la levée en masse faite dans le pays. Ces forces disproportionnées se disposent néanmoins à se défendre vaillamment contre les troupes prussiennes qui les entourent ; et tous jurent, les grenadiers tout hauts et les paysans tout bas, de mourir plutôt que de livrer à l'ennemi le poste important, confié à leur courage.
La réécriture ne s'arrête donc pas à la seule première page et au seul premier paragraphe. Le quatrain avec ses idées de couple et de Christ fait fortement contraste à la scène militaire décrite qui va vers une toute autre espèce de fin d'idylle. La mention "bois" n'est à l'évidence pas un petit déclencheur anodin de rapprochement entre les deux extraits. Et si mon article a essentiellement suivi la progression symétrique des deux textes, j'ai déjà expliqué que certaines reprises de Rimbaud étaient déplacées et ne suivaient pas ce rythme progressif. Or, dans l'idée d'amplification du motif des "moutons", le poète a parlé de "soldats blonds". Nous pourrions songer au cliché des prussiens, mais il ne convient pas d'aller si vite en besogne. Il est vrai que la guerre du poème de Rimbaud rappelle les événements récents de la guerre franco-prussienne et que cela permet de désigner les mêmes ennemis que le début de roman de 1823 où il est question de Français et de prussiens, à l'époque du Premier Empire, quand la guerre franco-prussienne concernait l'empire du neveu, Napoléon III. Or, signe qu'il ne faut pas aller trop vite en identification, outre que la mention "religieuse après-midi d'orage" a peu de chances d'être d'obédience chrétienne, dans le troisième paragraphe du roman que nous allons maintenant citer, un paysan Français est caractérisé en tant que "jeune blondin" précisément. Cette caractéristique peu valorisante en contexte est accentuée dans son portrait ("l'air candide et même un peu simple"), et le visage qui nous est ici donné à voir n'est autre que celui de Michel :
Parmi les paysans qui juraient tout bas de mourir, il s'en trouvait deux qui prêtaient le même serment encore plus bas que les autres. La figure du premier, jeune blondin, au teint animé, à l'air candide et même un peu simple, contrastait fortement avec l'expression de la physionomie de son compagnon. Celui-ci, âgé de trente-six ans environ, portait un de ces visages qu'il suffit de voir une fois pour en garder long-tems le souvenir. Sa figure, ordinairement pâle, était livide alors ; ses deux petits yeux gris, pleins d'un feu malin, conservaient encore, malgré le bruit du canon, une partie de leur expression habituelle. Le balancement de sa tête, et le sourire dédaigneux qui venait, de temps en temps, contracter ses traits, annonçaient un homme infatué du mérite qu'il se supposait, et un critique peu indulgent pour les actions des autres. Cette excessive sévérité était cependant fort déplacée, car personne n'avait plus besoin d'indulgence que Pierre Durand... Mais n'anticipons point ; et écoutons-le causer avec Michel, son jeune compagnon.
Et, par le truchement du dialogue, le quatrième paragraphe introduit rapidement à la suite le nom et le personnage de Christine :
- Eh bien ! Michel, avais-je raison de vouloir te faire quitter la ferme des Bois, cette nuit ?... Sans ta ridicule amitié pour ta cousine Christine, tu serais maintenant à dix lieues d'ici, peut-être à D***, peut-être déjà présenté au Directeur des droits réunis ; peut-être employé..... qui sait ?..... Tandis que ton regard est cause que nous avons été obligés de prendre les armes [...]
Il devient difficile de citer plus longuement ce roman. Le document fac-similé mis en ligne sur Gallica a d'évidents problèmes de mise en page et l'essentiel de la réécriture rimbaldienne a été cerné. Toutefois, une lecture d'ensemble du roman s'impose pour éclairer les intentions parodiques de Rimbaud et repérer éventuellement quelques autres réécritures, par exemple un peu plus loin une prière au ciel en italique peut être rapprochée de l'adresse au "Seigneur". Nous allons nous arrêter là pour l'instant, en constatant qu'il ne faut pas négliger d'exploiter la source sous prétexte que le rapprochement avec le premier paragraphe est déjà bien nourri. Il faut bien évidemment en dire plus. Il faudra ensuite s'intéresser aux rapprochements avec le poème "Malines" de Verlaine et il faudra parler encore du problème de repérage de la césure dans ce sonnet et enfin des motivations profondes de Rimbaud à l'écrire en explorant ce qui ne relève pas de la réécriture parodique du roman de Le Poitevin.
Et dans ce début de roman, que se proposent de faire Pierre Durand et Michel le jeune blondin ? De fuir et descendre à des retraits meilleurs...
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