vendredi 29 octobre 2021

"comfort" et "accidents atmosphériques"

Même si les derniers articles sont exceptionnels, je ne résiste pas à l'envie d'enchaîner.
Dans "Mouvement", Rimbaud épingle l'idée d'une science qui serait l'arche du progrès de l'humanité. On dit souvent que Villiers-de-l'Isle-Adam, contemporain de Verlaine et Rimbaud célébré par Mallarmé, dénonçait le scientisme dans ses œuvres. La science expérimentale devient la source de tout savoir par opposition aux religions, superstitions, etc. Renan parlait d' "organiser scientifiquement l'humanité" et il emploiera le terme de scientisme dans les années 1890 pour opposer la croyance chrétienne qu'il rejette à la science. Renan est, rappelons-le, une cible clef du poème "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs". Ceci dit, le terme de scientisme est apparu plus tard. Il est plus sage de voir dans la poésie de Rimbaud une contestation des idées nettement constituées à son époque avec une certaine religion du progrès, un courant positiviste déjà bien attesté et le mot de Renan d'organiser scientifiquement l'humanité est en effet plus ancien. J'insiste enfin sur l'importance du vocabulaire anglo-saxon dans "Mouvement" et "Solde", avec "comfort" et "sport" et même "stocks" dans le cas du poème en vers libres. Quant au sens de "solde", je ne vais pas trop me prononcer et rester prudent car fixer le sens d'un mot à l'usage à l'époque c'est un peu risqué de ne s'en fier qu'aux premières attestations écrites d'un nouveau sens. Je déballerai ce que je pense plus tard.
Mais, au sujet des "accidents atmosphériques", je remarque qu'il y a un débat. Spontanément, j'interprète ces "accidents atmosphériques" comme les phénomènes naturels de l'air ambiant et du ciel. Je considère que la formulation un peu scientifique "accidents atmosphériques" est servie avec du gros sel, puisque tout le long du poème un étalage scientifique a été moqué par le poète. Et surtout, tout au long de "Mouvement", la science élimine les accidents. C'est pour cela qu'il n'y a pas de sentiment de danger "sur la berge des chutes du fleuve" qui pourrait se nommer Niagara, face au "gouffre", face aux "trombes du val / Et du strom". Les "conquérants" "voyagent". Ils y éprouvent un certain "vertige", mais celui-ci se mêle à un certain "Repos". Par conséquent, dans la dernière séquence, je ne lis pas que le couple "s'isole" en s'opposant "Aux accidents atmosphériques les plus surprenants", mais qu'au contraire, et cela m'a l'air de mieux correspondre au tour grammatical déployé, ce couple s'isole en s'exposant aux "accidents". Et cette exposition permet plus naturellement de songer à un abandon à une "ancienne sauvagerie" face à une société scientifique où l'exposition à la Nature est révolue. La société ne voit que son "stock d'études" et tout son "héroïsme de la découverte" est là-dedans et coupé de la relation aux accidents et surprises du monde.
J'ai rangé mes livres de critique rimbaldienne dans une armoire et des caisses bloquent l'accès à cette armoire. Je n'ai donc pas encore relu l'article de Claisse sur ce poème, et, à défaut, je consulte le site d'Alain Bardel.


Si vous cliquez sur le lien qui précède, vous vous retrouvez face à une page de considérations analytiques sur le poème avec quatre rubriques : "lexique", "Interprétations", "commentaire" et "bibliographie". Vous pouvez remarquer que le mot "sport" ne fait l'objet d'aucune annotation. Seul le mot "comfort" est annoté. Le passage où les termes "sport" et "comfort" est repris dans "Solde" est cité, mais il n'en est pas tiré de véritable conséquence, malgré ne fût-ce que la mention significative du mot "avenir". Au passage, je crois que c'est dans le texte intitulé L'Avenir des peuples que Renan a parlé d'organiser scientifiquement l'humanité. Il n'y a aucune note sur "stocks" non plus. Et l'idée de souligner la séquence "or" dans "fortune", "sport" et "comfort" passe également à la trappe. Mais, au moins, le lien au poème "Solde" est cité et aussi nous avons droit à la citation du mot "comfort" dans Une saison en enfer : "Et je redoute l'hiver parce que c'est la saison du comfort !" Seulement, l'idée soulignée, c'est que l'orthographe singulière "comfort" est adoptée par Rimbaud à cette époque-là, signe d'une période de transition pour ce mot qui revient dans la langue française qu'il avait quittée depuis le Moyen Âge. En français, il convient d'orthographier un tel mot avec un "n", et cela donnera "confort". Le "m" est réservé pour les voyelles nasales "p" et "b". Mais je vous invite à garder à l'esprit la citation du livre Une saison en enfer, parce qu'il y a un autre parti à en tirer. Nous allons y revenir dans quelques instants.
Pour le mot "stock", je me trompe. Je ne comprends pas bien l'opposition entre les parties "lexique" et "interprétations", puisqu'en effet le mot "stock" fait l'objet d'une annotation dans la seconde rubrique "interprétations". Il n'en reste pas moins que les termes "comfort", "strom" et "stocks" sont traités de manière éparse, le mot "sport" ne l'étant pas, alors qu'en rassemblant les trois mots d'origine anglaise "comfort", "sport" et "stocks" la critique idéologique du poème devient plus sensible. Et je rappelle que "sport" et "comfort" sont en fonction sujet du verbe "voyagent", et qu'ils sont à rapprocher d'une "éducation" traitée elle-même comme un bagage "Ils enmènent..."
J'en arrive alors au passage qui m'intéresse au début de la quatrième séquence. Dans la rubrique "Interprétations", Bardel a commenté le vers 23 : "Aux accidents atmosphériques les plus surprenants". Bardel précise que Claisse a rapproché cette formule d'une autre du poème "Angoisse" qu'il cite : "Se peut-il [...] / Que des accidents de féerie scientifique et des mouvements de fraternité sociale soient chéris comme restitution progressive de la franchise première ?..."
A défaut du commentaire de Claisse lui-même, Bardel offre la conséquence qu'il tire lui-même du rapprochement en la maintenant au conditionnel :
Il ne s'agirait pas d'accidents atmosphériques naturels, comme on l'entendrait normalement, mais de phénomènes "surprenants" produits par la technique (la "lumière diluvienne" et tout ce qui s'observe sur "l'arche" et autour d'elle depuis le début du poème. [...]
Et Bardel oppose à cette idée qui semble bien celle de Claisse l'opinion de Pierre Brunel qui :
au contraire, entend l'expression dans son sens courant. Il glose : "C'est une manière de dire : par tous les temps, même les plus insolites" [...]
Même si je suis plus proche de la lecture de référence de "Mouvement" établie par Bruno Claisse. En plus, Murphy et Reboul peuvent attester que cas à part de l'identification du train qui me manquait j'avais rédigé une lecture de "Mouvement" avant la conférence de Claisse en 2002 qui développait déjà une lecture de cet ordre-là, à une époque où tout le monde prétendait encore que "Mouvement" parlait de la poétique du voyant.
Cependant, dès février 2002, lors d'une conférence qu'il faisait à Paris VIII dans le cadre d'un séminaire Rimbaud-Verlaine, j'avais indiqué à Claisse que sa lecture de la quatrième séquence ne me convenait pas, pour le vers 25, mais le vers 23 pose aussi problème dans sa lecture. Il faut savoir que Claisse n'aurait pas sorti son article sur "Nocturne vulgaire" en mai 2000, puis fait sa conférence en 2002 sur "Mouvement", vous auriez eu très rapidement mes articles sur "Nocturne vulgaire" et "Mouvement". Le plus drôle, c'est que mon article sur "Nocturne vulgaire" était déjà écrit avant mai 2000, je ne l'ai jamais retouché depuis et il est toujours inédit, en sachant qu'il a plein d'autres axes d'analyse inédits et plein de sources de Baudelaire référencées. Même sur internet, on ne peut pas le trouver. L'article sur "Mouvement" n'a jamais été publié sous aucune forme, même si j'ai produit des articles qui délivrent un peu de sa substance. Mais bon,
Pour moi, le rapprochement de Claisse est pertinent au plan de la manière de parler. Il n'est pas vain de rapprocher "Angoisse" et "Mouvement". Mais, dans "Angoisse", il s'agit explicitement des "accidents" de la science traitée comme une fée, alors que dans "Mouvement" on retrouve le suffixe en -ique" comme pour "scientifique", mais il est appliqué au mot "atmosphériques".
Il est vrai que "Angoisse" exalte du coup les surprises de la science, et que cette idée peut s'entendre même dans "Mouvement" avec des mentions telles que "la nouveauté chimique". Mais il me semble que dans "Mouvement" la science est une digue contre les "accidents", "l'étambot" maîtrise le danger du gouffre, et ainsi de suite. Puis j'ai du mal à m'expliquer la construction grammaticale de "Mouvement" par rapport à la lecture de Claisse que je dois dès lors gloser ainsi : "Les gens étant passés au plan d'appréciation des "accidents atmosphériques" causés par la science, un couple se rebelle". Je trouve que la lecture de Claisse implique une forte mobilisation de sous-entendus pour justifier le recours à la préposition peu précise "Aux". Je peux me tromper, mais c'est ce que je ressens.
Ma lecture est plutôt de penser que le "couple de jeunesse s'isole sur l'arche", en s'exposant "Aux accidents atmosphériques". Le lieu où il s'isole est celui où se manifeste les "accidents atmosphériques". Et l'expression "accidents atmosphériques" ne fait que désigner scientifiquement un phénomène naturel.  ce que je comprends, c'est qu'ils en ont marre de la "route hydraulique motrice", ils veulent prendre le vent, ils veulent le sentir. Dans "Angoisse", le poète va parler des "accidents" de la science comme jouissance, mais d'une part ce n'est pas ce qui est dit dans "Mouvement", car il faut extrapoler "accidents atmosphériques" pour supposer une action de la science les provoquant, et d'autre part dans "Angoisse" les accidents ne sont pas satisfaisants de toute façon. On peut toujours dire que, justement, les "accidents atmosphériques les plus surprenants", c'est bien ces "accidents de féerie scientifique" que le poète dans "Angoisse" trouvent insuffisants et le motif de la mer se rencontre dans les deux poèmes. Oui, mais dans "Angoisse" l'abandon à la vague reconduit l'idée des éléments naturels auxquels s'exposer, sur un mode dépressif tout de même, et dans "Mouvement" on a tout de même la dénonciation d'un mouvement très encadré avec du "repos", des "études" qui balisent tout jusqu'à créer une digue face au réel. Dans tous les cas, quelle que soit la lecture adoptée, la science n'est pas assez surprenante. J'ai tendance à penser que dans "Mouvement" les "accidents atmosphériques" sont l'élément naturel qui justifie l'opposition à la sécurité de la conquête scientifique, malgré tout. Quels seraient ces "accidents" pour le public ? Et selon quelles modalités en jouiraient-ils ?
Or, dans Une saison en enfer, Rimbaud dit qu'il "redoute l'hiver parce que c'est la saison du comfort", autrement dit il joue sur une inversion du discours attendu. C'est une saison plus rude, mais lui la dénonce dans son rapport au "comfort". Le sens polémique s'impose de lui-même. Le "comfort" en hiver sera celui des vainqueurs en société face à ceux qui n'y ont pas accès, et ce que redoute le poète c'est moins l'hiver que le cadre propice à un renforcement de la société du "comfort" et de son discours. Rimbaud dénonce le "comfort" dans "Solde" et l'avenir qu'il fait (pour réécrire le passage en question), il dénonce le "comfort" comme transformation de l'aventure en voyage méprisant la vie, la Nature, les forces réelles du monde face à soi. Si on lit "accidents atmosphériques" causés par la science dans "Mouvement", ce rapport au réel devient plus implicite. Nous n'avons plus qu'un couple de jeunes qui s'isolent et qui passent pour des sauvages. L'idée de l'étendard qu'ils se choisissent disparaît alors de la lecture du poème.
Je ne suis pas à 100% certain de ma lecture du vers 23 et si je le relisais à la manière de Claisse ma lecture d'ensemble du poème serait inchangée à 99%, mais là à tout le moins les termes du débat sont bien exposés. Mais, en une brève synthèse, pour moi, "accidents de féerie scientifique" et "accidents atmosphériques" ne sont pas synonymes et l'identification d'accidents scientifiques daubés ne signifie pas qu'on impose ce sens au vers 23 de "Mouvement". Les "accidents atmosphériques" ne sont pas lexicalement des "accidents" provoqués par les sciences appliqués, ce n'est pas le sens courant ou justifiable grammaticalement de l'expression. 
Quant au vers 25, là il est clair que Claisse ne les chargeait pas d'un sens ironique. En février 2002, j'étais intervenu parce qu'il considérait que la question "-Est-ce ancienne sauvagerie qu'on pardonne ?-" était interprétée comme pensée par le poète avec hésitation, alors que pour moi, non, c'est du persiflage en imitant les gens indignés. Et c'est pour cela que ma citation des "Conquérants de l'or" de Heredia m'importe tant : "C'était chose qui scandalise..." Le poète a décrit le tableau du progrès scientifique, et il se termine par la révolte du couple. Le dernier vers : "Et chante et se poste" détermine cette opposition. Le poète prend clairement le parti du "couple de jeunesse". Cela est indiscutable. Encadré par deux tirets, le vers 25 est une sorte de parenthèse qui imite le discours des gens indignés par ce "couple". D'ailleurs, nous observons l'opposition comique entre "jeunesse" et "ancienne". Ce n'est pas le poète qui hésite et se dit que le "couple de jeunesse" est "ancienne sauvagerie". Le vers 25 véhicule une contradiction grossière pour mieux discréditer la thèse de l'ancienne sauvagerie. Quand nous persiflons, une de nos phrases peut imiter le discours adverse, c'est exactement ce que fait le vers 25 dans le poème. Je n'étais pas d'accord avec Claisse qui ne voyait pas de sens polémique à ce vers 25 lors de sa conférence de février 2002, et pour son article il faudra que je relise prochainement pour vérifier au plus près sa manière de présenter son explication du passage en question.

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