jeudi 25 septembre 2025

Desbordes-Valmore et Rimbaud ?

Dans  le colloque n°4 de la revue Parade sauvage, Michel Murat a fourni l'article suivant : "Les 'mondes d'idées' de la femme : Rimbaud, Louisa Siefert, Marceline Desbordes-Valmore". Le colloque s'est déroulé en septembre 2002, véritable époque de composition de l'article en question, et sa publication a eu lieu en 2004. Or, c'est en 2002 que deux intervenants vont publier chacun de leur côté un article sur le vers "Prends-y garde, ô ma vie absente !", Lucien Chovet et Olivier Bivort. Le vers n'était pas de Rimbaud, mais il ne faisait que citer sur un de ses manuscrits un vers de Marceline Desbordes-Valmore. Le vers a échappé à l'attention dans la mesure où personne ne lit réellement les poésies de Marceline Desbordes-Valmore, dans la mesure où n'étaient publiées en éditions courantes que des anthologies de poèmes, parfois préfacées par Yves Bonnefoy je crois, sans la romance "C'est moi" où se trouvait le vers cité par Rimbaud. De mémoire, j'ai quand même un souvenir vague que le poème est évoqué par Georges Zayed dans un de ses livres sur Verlaine, mais je n'ai fait qu'emprunter le livre de Zayed à la bibliothèque universitaire de Toulouse le Mirail, et et je n'en possède aucun exemplaire. Peu importe, l'information avait échappé à l'attention. Le vers transcrit par Rimbaud sur un manuscrit des "Fêtes de la patience" lui était attribué. Bivort et Chovet ont en même temps identifié la source de ce vers et ont publié tous deux un article, l'article de Bivort ayant agacé Lefrère qui en voulait l'exclusivité et qui a manifesté par écrit qu'il estimait que l'antériorité était au contributeur de sa revue Histoires littéraires. L'article de Murat est assez court, il tient en quatorze pages, l'ancienne longueur normale pour un article d'analyse littéraire.
Toutefois, une première partie est consacrée à Louisa Siefert, la partie consacrée à la poétesse douaisienne se réduit à peau de chagrin, neuf pages (pages 56-64).
Murat n'a sans doute pas mûri sa réflexion, puisqu'il écrit très peu de temps après la publication des articles de Bivort et Chovet, et son article n'a pas entraîné de nouvelles publications approfondissant le sujet. Au contraire, il a rempli la place manquante dans les études rimbaldiennes et on s'en est contentés.
Je vais citer des passages de l'article de Murat pour montrer que cela pose problème :
 
[...] Desbordes-Valmore est un poète de génie, quoique son œuvre soit inégale, à la fois trop ample en volume et trop restreinte dans ses motifs. Sainte-Beuve, Baudelaire, Barbey d'Aurevilly, plus près de nous Aragon et Yves Bonnefoy en ont jugé ainsi.
 
Aragon a écrit des vers en hommage à la poétesse, Bonnefoy introduit l'édition d'un choix de pièces dans la collection Poésie Gallimard. On voit qu'il y a une invitation à s'en tenir aux anthologies : "inégale", "trop restreinte dans ses motifs" et bien sûr "trop ample en volume". C'est bien ce qui explique que personne n'ait repéré la romance "C'est moi" auparavant.
Or, Murat enchaîne avec ce que nous apprend Verlaine et il cite le mot de Rimbaud qui invitait au contraire à lire TOUT Desbordes-Valmore : "M. Arthur Rimbaud nous connut et nous força de lire tout ce que nous pensions être un fatras avec des beautés dedans".
S'appuyant sur une citation de Bivort, Murat décide alors de minimiser l'avis de Verlaine sur le jugement sûr de Rimbaud à propos de la poétesse, mais ce n'est pas très clair.
Murat s'en tient à ce qui est certain. Rimbaud est l'initiateur d'une lecture attentive en commun de Rimbaud et Verlaine des poésies de Desbordes-Valmore, et Murat suppose avec raison que cette lecture en commun a dû avoir lieu au printemps 1872 au moment où précisément Rimbaud et Verlaine écrivent des romances, au moment où Rimbaud recopie un vers de la poétesse sur un de ses manuscrits. Une des idées de Murat, c'est aussi que c'est une fois à Paris que nécessairement Rimbaud a fait découvrir la poétesse à Verlaine, ce qui sous-entend que Rimbaud connaissait la poétesse auparavant. Murat rappelle alors que Rimbaud a pu lire dans la Revue pour tous le poème "La Maison de ma mère", "poème liminaire de Pauvres fleurs (1839)" et que ce poème pourrait être la source de la "thématique du 'nid' " dans "Les Etrennes des orphelins". Notons que ce lien est toujours évoqué évasivement en rimbaldie et suppose que Rimbaud a lu régulièrement cette revue avant d'y être publié. La source est probable, intéressante, mais peu étayée. Notons que cela a une importance pourtant. Rimbaud n'aura pas commencé à s'intéresser à la poétesse lors de son séjour à Douai, mais il s'y serait déjà intéressé dès 1869. En tout cas, avec les séjours à Douai, il est évident qu'à la fin de l'année 1870, Rimbaud ne pouvait qu'être un connaisseur réel de la poétesse douaisienne. Murat fait attendre cette révélation dans son article, mais il y vient fatalement, rappelant qu'elle avait chanté précisément le "sol natal".
 Préicsions que dans ce cadre de pensée, on pourrait se demander s'il n'y a pas une influence plus directe de Desbordes-Valmore sur les poèmes remis à Demeny. Or, c'est ici que je voudrais introduire un détail troublant. Le poème "Trois baisers" est antérieur aux deux séjours douaisiens puisqu'il a été publié dans la revue La Charge le 13 août. Le poème a trois versions distinctes : celle imprimée dans une revue et deux versions manuscrites, une remise à Izambard et l'autre à Demeny. Le titre initial était "Comédie en trois baisers", j'imagine que c'est la revue elle-même qui l'a rétréci en "Trois baisers" pour des raisons de place, mais peu importe ! Et enfin, le poème a changé de titre pour devenir "Première soirée".
Le poème s'inspire clairement de l'érotisme des premiers livres des Contemplations, ce qui est évident avec la citation au premier vers d'un poème particulièrement sensuel de Victor Hugo : "Elle était fort déshabillée" pour "Elle était déchaussée". Rimbaud s'inspire aussi probablement des poèmes les plus érotiques des premiers recueils de François Coppée, notamment ceux en octosyllabes. Et puis, il y a une source aussi dans les poésies de Desbordes-Valmore qui me semble n'avoir jamais été repérée.
Dans la section "Romances" du recueil de 1830 de Desbordes-Valmore, non seulement nous avons le poème "C'est moi" avec le vers "Prends-y garde, ô ma vie absente", mais nous avons aussi le poème en trois quatrains d'alexandrins "L'Aveu permis" où au premier vers nous avons le second hémistiche : "j'ai deux mots à te dire" et à l'avant-dernier vers l'invitation à prendre un baiser qui parle, avec au dernier vers l'abandon les yeux clos :
 
Tu ne les entends pas, prends-les donc sur ma bouche,
Je fermerai les yeux, prends, mais ne m'en dis rien.
 Le poème "L'Aveu permis" offre aussi une progression, tout comme "Comédie en trois baisers" :
 
Viens, mon cher Olivier, j'ai deux mots à te dire,
Ma mère l'a permis ; ils te rendront joyeux.
Eh bien ! je n'ose plus. Mais, dis-moi, sais-tu lire ?
Ma mère l'a permis, regarde dans mes yeux.
 
Voilà mes yeux baissés. Dieu ! que je suis confuse !
Mon visage a rougi ; vois-tu, c'est la pudeur.
Ma mère l'a permis, ce sera ton excuse ;
Pendant que je rougis, mets ta main sur mon cœur.
 
Que ton air inquiet me tourmente et me touche !
Ces deux mots sont si doux ! mon cœur les dit si bien !
Tu ne les entends pas, prends-les donc sur ma bouche,
Je fermerai les yeux, prends, mais ne m'en dis rien.
Rimbaud emploie, certes avec un autre sens, la réplique de la partenaire féminine : "j'ai deux mots à te dire" en la conservant à la rime. Et alors que la source figure au premier vers de "L'Aveu permis", Rimbaud place l'expression au premier vers de l'avant-dernier quatrain qui est en réalité le dernier quatrain composé, vu que par bouclage le dernier quatrain reprend le premier (je cite la version imprimée dans La Charge) :
 
Monsieur, j'ai deux mots à te dire..."
- Je lui jetai le reste au sein
Dans un baiser. - Elle eut un rire,
Un bon rire qui voulait bien...
Chez la douaisienne, "j'ai deux mots à te dire" est une déclaration d'amour, alors que Rimbaud fait entendre une dernière résistance par jeu. La poétesse fait rimer "dire" avec "lire", mais entre les deux nous avons "joyeux" à la rime pour l'hémistiche : "ils te rendront joyeux". Rimbaud fait rimer "j'ai deux mots à te dire" avec "Elle eut un rire", ce qui veut dire que le baiser du poète substitué aux mots l'a rendue joyeuse. Dans le poème de Desbordes-Valmore, les deux mots qui viennent du cœur deviennent la forme offerte de la bouche, selon le jeu de l'information à déchiffrer : "sais-tu lire ?" Rimbaud ne refait pas la même chose, mais il s'en inspire pour créer une variante. La confusion et la pudeur de la poétesse avec les yeux baissés à son équivalent avec la fuite sous la chaise des petits pieds embrassés.
L'effronterie affleure aussi dans la pièce de Desbordes-Valmore. Certes, la mère a autorisé l'aveu amoureux, mais cela se transforme en aveu égrillard qui ne suppose pas clairement la permission maternelle. Il y a un très intéressant au-delà de la permission dans ce moment de complicité.
Quant à la formule du vers final : "Je fermerai les yeux", elle a un écho dans le poème "Rêvé pour l'hiver" : "Tu fermeras l’œil...", même si les sources de Rimbaud peuvent alors se superposer. Il est évident que Rimbaud est alors familier du motif en poésie et que Desbordes-Valmore est une des influences du poète. Et il s'agit de l'expression d'un désir érotique féminin en littérature, et beaucoup de poèmes de la poétesse affiche ce désir libertin d'aventures érotiques, ce qui, à l'époque, ne pouvait que marquer Rimbaud.
Dans son article, Murat part de l'étonnement sur l'absence de mention de Desbordes-Valmore dans la lettre à Demeny du 15 mai. Rimbaud a fait connaître la poétesse à Verlaine, il faudrait croire qu'il ne l'a lue qu'entre le 15 mai et la mi-septembre de l'année 1871. Mais Murat refuse cette hypothèse, c'est trop court et il va bien sûr en rester à l'idée que Rimbaud connaît depuis longtemps la poétesse avec "La Maison de ma mère" en 1869 lu en revue et les séjours douaisiens comme indices tangibles.
Mais, là, ce que je vous fournis, c'est une preuve que Rimbaud a lu le poème "L'Aveu permis" avant les séjours douaisiens. Rimbaud s'intéressait à la poétesse avant de se rendre à Douai. Il ne faisait pas que la connaître vaguement, puisqu'il s'en inspire ici. On aurait pu s'attendre à une source dans "Roman" par exemple, mais j'en trouve une avec un net relief dans un poème qu'on sait antérieur à la rencontre avec Demeny.
Et ce n'est pas tout !
Dans le poème "L'Aveu permis", vous relevez l'hémistiche "mets ta main sur mon coeur". Il me fait spontanément songer au premier vers du dernier tercet du sonnet "Lassitude" des Poëmes saturniens :
 
Mets ton front sur mon front et ta main dans ma main,
Et fais-moi des serments que tu rompras demain,
Et pleurons jusqu'au jour, ô petite fougueuse !
Verlaine prétend que c'est Rimbaud qui l'a intéressé à Desbordes-Valmore, et nous n'avons pas de raison d'en douter. Il s'agirait donc là d'une coïncidence, mais il y a fort à parier que, si tel est le cas et s'il faut exclure l'exception d'un poème inspiré par Desbordes-Valmore à Verlaine  dès 1866, Rimbaud en ait eu conscience, ou Rimbaud et Verlaine ensemble en échangeant, parce que la quatrième des "Ariettes oubliées" où Verlaine reprend le vers de onze syllabes et la rime "jeunes filles"/"charmilles" au "Rêve intermittent d'une nuit triste" de Desbordes-Valmore, l'épigraphe faussement attribuée à un "Inconnu" vient précisément du premier vers du sonnet "Lassitude" : "De la douceur, de la douceur, de la douceur !" Murat commente ce vers comme valmorien, en donnant des exemples de répétitions de trois mots chez la poétesse, et Murat insiste aussi bien sûr sur le vocabulaire : "douceur", "pleur", et sur l'expression "pleureuses" dans l'ariette oubliée, et nous constatons maintenant que "Lassitude" se finit sur une rime en "-euse" : "gueuse" et "fougueuse" avec promiscuité de l'impératif "pleurons".
Si "L'Aveu permis" est une source à "Comédie en trois baisers", il y a fort à parier que Rimbaud ait attiré l'attention de Verlaine sur cette pièce, et il y a effectivement un lien possible avec "Lassitude". Et nous sommes précisément dans la section "Romances" du recueil de 1830 qui ne tient qu'en quelques pages et inclut le poème "C'est moi". Et je rappelle que la quatrième des "Ariettes oubliées" a été composée en mai 1872, tandis que le manuscrit de "Patience d'un été" où figure la transcription du vers de "C'est moi" renvoie à une composition "Bannières de mai" datée de mai 1872. sur un autre manuscrit.
Quand il vient au vers de onze syllabes, Murat s'égare complètement dans l'analyse. Les vers de onze syllabes de Rimbaud n'ont pas une césure après la cinquième syllabe, et quand Verlaine rendra hommage à Rimbaud en employant le vers de onze syllabes il passera à une césure après la quatrième syllabe comme dans "Crimen amoris". Murat va jusqu'à dire que ce vers de onze syllabes est du coup "satanique". Outre la césure, Murat ne ressent pas de ressemblance immédiate entre les poèmes en vers de onze syllabes et les deux poèmes adoptant cette longueur que sont "La Fileuse et l'enfant" et "Rêve intermittent d'une nuit triste".
Mais, malgré tout, Murat aurait dû être plus prudent. Il écrit ceci : "Le vers de 11 syllabes existait - on le trouve chez Béranger, chez Banville, dans des formes de chanson, parfois en composition hétérométrique - mais ce n'était guère un vers littéraire. Il n'est pas nécessaire de supposer que Rimbaud l'a trouvé chez Desbordes-Valmore ; il a pu être frappé par sa manière de le traiter, mais lui-même l'a orienté dans une autre voie."
Je ne suis évidemment pas d'accord avec un tel raisonnement. Le vers existe aussi chez Ronsard et au passage il y a l'idée de la strophe saphique, mais c'est vrai que cela ne semble pas concerner Rimbaud, ni Desbordes-Valmore. Le vers de onze syllabes de Béranger, il faudrait en donner des échantillons. Puisque le vers est rare, si Rimbaud ne s'est pas inspiré de Desbordes-Valmore, mécaniquement on se reporte aux autres exemples rares, non ? Normalement, on prend le temps de comparer les exemples antérieurs et on finit par considérer quelle est la source la plus probable. Quant à Banville, il n'emploie ce vers que dans son traité qui venait justement de paraître, il me semble ! Il est vrai que le traité de Banville est essentiel au débat avec toute l'importance de son analyse des vers de neuf syllabes dont joue justement Verlaine avec deux autres des Romances sans paroles, mais au-delà de l'influence du traité de Banville on a la preuve, et Murat la rappelle (je ne pense pas qu'il soit le premier à l'avoir donnée) : Verlaine reprend le vers de onze syllabes et la rime "jeunes filles"/"charmilles" à "Rêve intermittent d'une nuit triste" en mai 1872 où il utilise pour la première fois ce vers, cette longueur totale même de onze syllabes, dans un poème, la quatrième des "Ariettes oubliées". Or, nous ne connaissons que quatre poèmes de Rimbaud en vers de onze syllabes, un est daté de juillet 1872 "Est-elle almée ?", l'autre semble dater du mois d'août par rapprochement avec "Malines" de Verlaine", à savoir "Michel et Christine". Les deux premiers poèmes en vers de onze syllabes de Rimbaud datent de mai 1872 donc, tout comme la quatrième des "Ariettes oubliées" de Verlaine ! Et l'influence du traité de Banville sur l'invention des césures est attestée par les premiers poèmes en vers de neuf syllabes de Verlaine, l'un avec une césure après la troisième syllabe, l'autre avec une césure après la quatrième syllabe "Chevaux de bois", poème d'août 1872 de la section "Paysages belges" d'un recueil dont le premier mot est "romances" !
Il est évident que "Larme" est en vers de onze syllabes en tant que vers plus volontiers associé à la chanson, à la poésie non pleinement littéraire. Il est évident aussi que Rimbaud compose "Larme" en ayant les deux poèmes en vers de onze syllabes de Marceline Desbordes-Valmore en tête. Le titre "Larme" coïncide avec les emplois incessants de la poétesse du mot "larme" à la rime, avec son emploi abondant du mot "pleurs" qui donne même un titre à l'un de ses recueils. Le poème "Larme" vu l'image du "pêcheur d'or ou de coquillages" déploie l'idée du motif de la larme comme perle, il y est question de tristesse et de nuit. Evidemment qu'il faut regarder de plus près les liens possibles de "Larme" avec "La Fileuse et l'enfant" et "Rêve intermittent d'une nuit triste", puis Rimbaud peut reprend le type de vers et s'inspirer d'autres poèmes de la poétesse. Alors, dans un second temps, on élargit l'enquête au recueil de Poésies inédites qui contient les deux poèmes en vers de onze syllabes de la poétesse, et puis on peut encore élargir le champ. C'est la base du travail de chercheur en littérature !
Plusieurs des "Ariettes oubliées" de Verlaine ont des sources valmoriennes, notamment la première, la deuxième et la quatrième. La première est carrément une réécriture de la romance "C'est moi". Murat fait remarquer que le verbe "exhaler" est typique de la poétesse, en songeant à Rimbaud et donc au poème "L'Eternité". Mais il y avait un boulevard qui s'offrait à lui à ce moment-là. Murat n'a pas vu que la première des "Ariettes oubliées" était une réécriture de "C'est moi" qui incluait la reprise du verbe "exhaler" et donc que quand Rimbaud cite "Prends-y garde, ô ma vie absente" sur le manuscrit de "Patience d'un été", cela veut dire que les "Fêtes de la patience" sont nourries de Desbordes-Valmore et d'une relation à tout le moins à la première des "Ariettes oubliées", celle qui a été publiée dans la revue La Renaissance littéraire et artistique dans les jours qui ont suivi le retour de Rimbaud à Paris, celle qui comporte une épigraphe de l'Ariette oubliée de Favart que Rimbaud a envoyé à Verlaine qui l'en remercie dans une lettre du 2 avril. Desbordes-Valmore, comédienne, jouait précisément du Favart et certains de ses poèmes comportent des réécritures sensibles de telles ariettes, pas seulement la reprise de la rime "plaine"/"haleine". Vous avez les preuves que les poèmes de Verlaine et de Rimbaud du printemps de 1872, voire de l'été 1872, sont sous le signe de Favart et Desbordes-Valmore. Mécaniquement, vous pouvez allonger cela avec Dalayrac et Desaugiers, le début de "Bonne pensée du matin" démarque le début d'une chanson de Desaugiers. Desaugiers et Béranger sont les deux grands poètes chansonniers français du début du XIXe siècle, mais Béranger est plus reconnu dans la mesure où Desaugiers a plus tendance à bouffonner dans ses écrits. La poésie populaire qui a inspiré Rimbaud et Verlaine, ce n'est pas la poésie ouvrière de Dupont et Reboul (malgré "Les Etrennes des orphelins"), ce n'est peut-être pas Savinien Lapointe ou autres, mais c'est d'évidence les chansonniers du Caveau Béranger et Desaugiers, et puis on sait que Rimbaud et Verlaine se réclame des guinguettes qui ont leur poésie populaire et leurs chansonniers, et on a enfin la poésie populaire des romances, des ariettes et de toute une production chantée secondaire du XVIIIe siècle avec Favart, Dalayrac et compagnie.
Il serait temps de percuter, non ?
J'aimerais aussi des études sur la poésie populaire religieuse, je veux dire sur toute la poésie édifiante sans lendemain de la littérature d'époque, repoussoir intéressant la compréhension des "Soeurs de charité" et sans doute d'autres poèmes de Rimbaud...
Evidemment que "Larme" doit être lu en regard de Desbordes-Valmore, tout comme "Comédie de la soif", "Fêtes de la patience", etc. Notez l'écho des titres "Comédie en trois baisers" et "Comédie de la soif", puisque nous avons l'idée de poèmes sous l'influence de la poétesse douaisienne !
L'article de Murat est à refaire !
A propos de l'épigraphe à la quatrième des "Ariettes oubliées" : "De la douceur, de la douceur, de la douceur !" Murat écrit que Desbordes-Valmore "n'aurait jamais écrit" ce vers : "C'est un vers déviant - ternaire césuré sur un article [...]".
C'est faux !
En 1830, le poème liminaire s'intitule "L'Arbrisseau" et est dédicacé "à Monsieur Alibert". Le poème "L'Arbrisseau" est hétérométrique, il mélange sans régularité stricte des alexandrins, des décasyllabes littéraires césurés après la quatrième syllabe et des octosyllabes. Ce mélange peut contribuer à faire passer inaperçue une césure audacieuse sur article, et la poétesse en a justement usé de la sorte :
 
[...] 
"Ils dominent au loin sur les champs d'alentour :
"On dit que le soleil dore leur beau feuillage ;
         "Et moi, sous leur impénétrable ombrage,
                "Je devine à peine le jour !
[...]
 Vous avez une césure entre un "article", je cite Murat, et l'adjectif "impénétrable", et le brouillage de la césure se confond avec l'idée développée : "Je devine à peine le jour", "impénétrable ombrage". Il s'agit bien d'un fait exprès. Le recueil a été mis en vente en décembre 1829. A l'époque, la pièce Marion de Lorme, à cause de la censure, demeure inédite, bien qu'elle contienne deux vers de ce type, mais on a l'accès à Cromwell qui en contient deux autres et Desbordes-Valmore publie son recueil en même temps qu'Alfred de Musset ses Contes d'Espagne et d'Italie avec le poème "Mardoche" qui exhibe une césure similaire. Le modèle demeure Victor Hugo, et on ne peut même pas assurer que Desbordes-Valmore se soit inspirée de "Mardoche" de Musset, elle a peut-être l'antériorité sur lui !
Je rappelle que Desbordes-Valmore est superbement absente du corpus de Jean-Michel Gouvard pour sa thèse publiée en livre sous le titre Critique du vers au tournant du millénaire.
 En 1910, Lucien Descaves avait publié une Vie douloureuse de Marceline Desbordes-Valmore, ce qu'il a remanié en 1925 avec l'ouvrage La Vie amoureuse de Marceline Desbordes-Valmore, ouvrage que je possède cette fois et dont le titre est celui d'une collection "Leurs amours" : La vie amoureuse de... Talma, Wagner, Musset, Ronsard, Casanaova, Louis XIV, etc., par différents auteurs.
Lors de ce remaniement, Descaves s'attache à mettre plus en lumière le personnage du docteur Alibert. Mais je ne comprends pas pourquoi Descaves date le poème "L'Arbrisseau" comme la pièce liminaire d'un recueil de 1819 où l'ancien Alibert est remercié plus modérément d'avoir trouvé un éditeur. Je ne suis pas encore spécialisé sur les publications éparses de la poétesse avant 1830.
En l'état, la publication du poème est contemporaine de celle de "Mardoche", et postérieure au modèle hugolien du drame Cromwell.
En revanche, en 1822, Marceline a composé et publié le poème intitulé "Le Voeu" à proximité d'un poème intitulé "C'est toi", et ce poème "Le Voeu" composé en vers de sept syllabes se terminer par un hiatus ostentatoire. Je cite le huitain final :
 
 Mais que cette âme sensible
M'échappe enfin sans retour !
La mienne est déjà paisible ;
Elle attend un autre amour...
Que dis-je ? ah ! s'il faut te craindre
Sauras-tu moins me charmer ?
Non ! je veux apprendre à feindre,
Et je n'apprends qu'à aimer.
 
Je ne sais pas si Rimbaud a connu ce poème, mais ce hiatus, clairement volontaire, est antérieur au "Ah ! folle que tu es," à la rime dans "Namouna" de Musset, poème postérieur aux Contes d'Espagne et d'Italie qui plus est. Ce n'est pas une mince antériorité. Rimbaud va lui-même pratiquer des hiatus volontaires dans ses poèmes du printemps et de l'été 1872 : "Le marié a le vent", mais il commence un peu avant, soit dans l'Album zutique, soit dans "L'Homme juste", je n'ai pas le souvenir exact en tête à l'instant.
Murat dans son article se permet de contester l'idée que Rimbaud ait "tout" lu de Desbordes-Valmore. Les premiers recueils n'étaient pas réédités, et il semble préférable de penser que Rimbaud a lu l'anthologie établie par Sainte-Beuve, puisqu'elle inclut la romance "C'est moi" et bien sûr le recueil Poésies inédites paru à titre posthume en 1860, bien que mis au point à temps par la poétesse elle-même, pour les deux poèmes en vers de onze syllabes, et Rimbaud aurait simplement attentivement ces deux recueils-là.
Je n'ai pas encore travaillé sur l'anthologie établie par Sainte-Beuve, mais je fais quand même quelques rappels.
Le poème "C'est moi" fait partie initialement de la section "Romances" du recueil de 1830 qui n'est pas le premier de la poétesse. Ensuite, il y a plusieurs recueils du vivant de la poétesse dont un copieusement préfacé par Alexandre Dumas et qui est disponible actuellement en édition courante : Les Pleurs. Elle a publié des contes en vers et en prose en 1840, me recueil Les Pleurs en 1833, le recueil Pauvres fleurs en 1839, le recueil Bouquets et prières en 1843. Elle a aussi publié d'autres ouvrages, des nouvelles, un roman Violette, d'autres contes, le texte L'Atelier d'un peintre, etc. Elle publiait des poèmes avant 1830 comme je l'ai précisé plus haut, plusieurs plaquettes notamment.
C'est un peu rapide de limiter la connaissance de la poétesse à l'anthologie de Sainte-Beuve et aux Poésies inédites, quand Verlaine parle d'un Rimbaud qui se prévalait d'apprécier lire "tout" Marceline Desbordes-Valmore.
Non seulement Desbordes-Valmore écrit des romances, est liée à Favart, mais elle cite aussi Béranger comme modèle. Pour les répétitions de trois mots, je fais remarquer aussi que dans le poème intitulé "Un cri" des Poésies inédites, vous avez une composition en octosyllabes avec une ligne répétée qui s'y entremêle : "Hirondelle ! hirondelle ! hirondelle !" où il y a inévitablement une syllabe en trop pour faire un octosyllabe fondu dans l'ensemble :
 
Hirondelle ! hirondelle ! hirondelle !
   Est-il au monde un cœur fidèle ?
   Ah ! s'il en est un, dis-le moi,
   J'irai le chercher avec toi.
Ce ne serait pas un modèle possible pour "Ô saisons ! ô châteaux" ou "Fêtes de la faim", pour les altérations syllabiques de refrains en vers dans "Alchimie du verbe" ? L'écho thématique avec le refrain de "Chanson de la plus haute tour" ou avec "Quelle âme est sans défaut ?" est sensible, non ?
Quelques poèmes plus loin, nous avons un quatrain qui se termine par la création "éclairs délicieux" ! Difficile de ne pas songer au modèle suivi par Rimbaud dans "Les Corbeaux". Plus précisément, le quatrain de la poétesse s'intitule "Les Eclairs" et se finit par "éclairs délicieux", tandis que le poème de Rimbaud s'intitule "Les Corbeaux" et contient l'exclamation : "chers corbeaux délicieux !"
Le poème "Les Corbeaux" semble l'une des toutes dernières compositions connues de Rimbaud en vers réguliers, en principe de l'hiver des premiers mois de 1872, puisqu'il mentionne l'hiver comme d'actualité et a été publié à l'insu de Rimbaud dans la revue La Renaissance littéraire et artistique que Rimbaud a répudié depuis juin 1872. Le poème "Les Corbeaux" est précisément contemporain des poèmes sous influence valmorienne du printemps et de l'été 1872 en clair !
- Mais, non, Murphy a dit que le poème avait été composé en catimini en septembre 1872 en Angleterre pour être envoyé à toute vitesse à la revue qui l'a publié à son insu...
- ....
Je vais continuer prochainement à publier des articles autour de Desbordes-Valmore. J'avais aussi envie de m'offrir une digression en-dehors du champ rimbaldien à propos de La Jalousie de Marcel Proust, comme extrait maladroit tiré de la publication à venir de la fin de La Recherche, mais ce serait une trop pure digression.
J'ai commencé aussi un article sur le patrimoine des études rimbaldiennes avec le cas des livres de Bouillane de Lacoste, et j'ai commencé par son édition critique des Poésies, ce sera un excellent support pour certaines mises au point, pour certains rappels rapides et clairs.
J'ai remis la main sur le livre de Clauzel également. Laissez-moi mûrir ma lecture !
Je pourrai citer également la notice sur Desbordes-Valmore du Dictionnaire Rimbaud de 2021 des éditions Classiques Garnier.
Voili voilou.
 
EDITE : 14h40 :
 
Sur le site Gallica de la BNF, il est possible de consulter l'édition de 1860 de Sainte-Beuve et à partir du site Wikisource je peux rapidement passer en revue la table des matières.
Le recueil de Sainte-Beuve contient une Notice, puis plusieurs rubriques : "Idylles", "Elégies", "Romances", "Contes", "Pleurs et Pauvres fleurs" et "Aux petits enfants". La section "Pleurs et Pauvres fleurs" qui renvoie à deux titres de recueils de la poétesse et qui met en vedette le mot "Pleurs" à rapprocher du titre "Larme" de Rimbaud s'ouvre par la "Note de M. Alex. Dumas" qui est donc la préface du recueil intitulé Pleurs à l'origine.
La section "Romances" s'ouvre par une reprise d'une part importante des pièces de la section "Romances" de 1830, certaines pièces manquent, mais on a deux ajouts avec des titres inédits de poèmes de la plaquette "Veillées des Antilles" de 1821.
Le recueil de 1830 peut être consulté sur Gallica, mais j'exploite l'édition des poésies complètes de Desbordes-Valmore par Marc Bertrand, chez Jacques André éditeur. Il s'agit d'une édition aux pages au format de l'Album zutique publiée en 2007 avec le concours de la ville de Douai.
Je vérifierai ultérieurement sur les recueils authentiques.
D'après l'édition de 2007, la section "Romances" de 1830 contient la suite suivante, je mets l'astérisque pour les poèmes repris dans cet ordre dans l'édition de Sainte-Beuve : "Le sommeil de Julien"*, "Le Soir"*, "Le Portrait", "Le Bouquet"*, "Le chien d'Olivier", "L'Aveu permis"*, "Dors ma mère", "Le Serment", "Le Réveil"*, "Le Billet", "Le Souvenir", "Il va parler", "A la poésie"*, "Les trois heures du jour", "L'espérance"*, "La Fleur renvoyée", "Je dormais", "Reprends ton bien", "Le premier amour"*, "L'Exilé"*, "Garat à Bordeaux", "A la nuit", "A la Seine", "A la fiancée", "La Pèlerine", "Le Bal", "Clémentine", "Le Regard"*, "L'Etrangère", "L'Adieu", "Les Songes et les fleurs" imitation de Moore, "Le Secret", "La Jalousie", "Le Rendez-vous"*, "Les Serments"*, "Bonsoir", "L'Orage", "Que je te plains", "La Séparation"*, "C'est moi"*, "un moment", "La Reconnaissance", "S'il l'avait su", "On me l'a dit", "Sans l'oublier", "Celle qui ne rit pas", "Je ne sais plus, je ne veux plus", "La Veillée du nègre"*, "A M. de Béranger"*, "Chant d'une jeune esclave" Imité de M. Moore*, "Une reine", "A Melle Mars"*.
On passe de 52 poèmes à 18, c'est presque trois fois moins. Notons que "L'Aveu permis" et "C'est moi" sont conservés, mais Sainte-Beuve a tendance aussi à conserver les poèmes à la forme littéraire plus châtiée, et l'absence de "Dors ma mère" ou "Le Serment" pourraient intéresser les verlainiens...
Il manque aussi le poème "Reprends ton bien" que Lucien Descaves cite dans son ouvrage évoqué plus haut et qui contient la rime "asservie"/"vie".
Notons qu'entre "A la poésie" et "L'Espérance", deux poèmes de la plaquette de 1822 "Veillées des Antilles" ont été introduits avec des titres nouveaux : "L'Attente" s'intitulait "Le Rendez-vous", ce qui aurait fait un double emploi de ce titre et "Le Hameau" avait pour titre "L'Abandon". Les deux poèmes sont déjà l'un après l'autre dans la plaquette de 1822.
Notons que Sainte-Beuve n'a pas cité le poème sans titre de la plaquette de 1822 : "Marguerite, fleur de tristesse,..." qui suit "L'Abandon" et qui est un premier rond d'essai d'idées développées dans "C'est moi", ce qui intéresse la première des "Ariettes oubliées".
Après le poème "A Melle Mars", la section "Romances" du recueil de 1860 faot défiler des poèmes qui correpondent à une section "Romances" d'un ensemble dit de "poésies inédites" dans mon édition de 2007 mais dans un ordre différent et j'ai plus de poèmes dans l'édition de 2007 :
 
 L'Oraison, Son retour*, La Piqüre*, La Jeune châtelaine, Notre-dame d'Amour, La Vallée*, La Fiancée du marin, Regarde-le*, Je l'ai vu, Le Calvaire*, L'Ange et le rameau*, Le bon ermite, Pèlerinage, L'Espoir, La Novice imité de Moore, L'Amour, L'Eglantine, Le Prisonnier de guerre, Réponds-moi*, Le Dernier rendez-vous*, Les Séparés.
 
 Sainte-Beuve conserve cet ordre, sauf que "Son retour" et "La Piqûre" sont placés entre "L'Ange et le rameau" et "Réponds-moi".
Ensuite, Sainte-Beuve a repris des poèmes d'une section "Mélanges" d'un autre ensemble de "Poésies inédites" en inversant leur ordre de défilement : "Le Bouquet sous la croix", "Les Cloches du soir", et pour l'instant j'ignore quelle est la pièce intitulée "Le Nom d'Olivier".
Je reprendrai toute cette étude à tête reposée.

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