mercredi 17 septembre 2025

La grande énigme de "Vies" dans sa relation à 'Une saison en enfer'

 Le poème "Vies" contient un jeu de mots évident sur le titre Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand, j'avais annoncé que la lecture de cet ouvrage apporterait d'évidence un éclairage nouveau sur le poème "Vies" sans avoir remarqué que dès 2004 Pierre Brunel, dans son livre Eclats de la violence, avait fait un lien avec la fin des Mémoires d'outre-tombe, ce sur quoi des années après Alain Bardel a rebondi sur son site internet, et dans la foulée j'ai mis en ligne sur mon blog l'étude la plus fouillée qui soit à ce sujet et j'ai délimité pour l'instant que Rimbaud s'inspirait de l'ensemble final qui porte de mémoire le titre de "Conclusion" des Mémoires d'outre-tombe et j'ai montré alors que la quasi-totalité de "Vies" reprenait des éléments à différents endroits de cette "Conclusion".
Je n'ai pas relu mon article depuis et je n'ai toujours pas lu en intégralité les Mémoires d'outre-tombe. J'avais les quatre volumes au Livre de poche avec une belle annotation, mais j'étais au deuxième tome quand j'ai subi une inondation. J'ai racheté récemment pour six euros une ancienne édition au Livre de poche, mais je n'ai pas le temps de m'y plonger.
Je reviens sur "Vies" malgré tout.
L'idée que j'avais développée en 2004, c'est qu'il y avait des poèmes de bilan avec la mention "à présent" dans les Illuminations. Il y avait "Jeunesse II" que j'ai laissé de côté à l'époque, et puis "Guerre" et "Vies", "Vies" devant être considéré comme un seul poème en trois parties et non comme trois poèmes réunis en série.
Et je mettais cela en relation avec la prose liminaire d'Une saison en enfer.
Les rimbaldiens n'en ont rien fait, ils ont laissé ça de côté avec leur mépris habituel, d'autant que quelqu'un qui pense que les poèmes en prose des Illuminations peuvent être antérieurs à Une saison en enfer n'est qu'un sot.
Le problème, c'est que le sujet se pose avec l'évidence d'intérêt des énigmes qu'il propose.
 
Reprenons le sujet. Les rimbaldiens ont mis un terme à la légende selon laquelle Rimbaud avait dit adieu à la littérature en rédigeant Une saison en enfer, un adieu qui était compris par beaucoup comme une répudiation des errances morales du poète dans sa relation avec Verlaine, dans ses mauvaises actions de 1870 à 1874 en gros.
Notons que les rimbaldiens n'ont pas utilisé l'argument le plus rigoureux qui est de dire qu'il est absurde que Rimbaud dise adieu à la carrière littéraire en publiant un livre, vu que personne ne le connaît. Il y a une autre anomalie, c'est qu'on sait par la correspondance de Verlaine que Rimbaud perd pied après avoir renoncé à la carrière littéraire et qu'il est dans une phase critique où il chante les mérites d'être celui qui dupe les autres plutôt que de se faire duper, propos cynique en phase avec les éléments les moins apaisés qui affleurent dans le discours à la fin du livre Une saison en enfer.
Notons tout de même qu'il y a malgré tout une dénonciation dans Une saison en enfer d'une capacité à atteindre des effets surnaturels par la composition de poèmes, cela dans "Alchimie du verbe" et "Adieu". Rimbaud ramène de plus en plus la littérature à un jeu intellectuel et dissocie le fait qu'un écrivain puisse dire quelque chose d'intéressant et les qualités qui font le poète en gros. Or, Les Illuminations ressemblent encore à un jeu comparable aux poèmes en vers et les rimbaldiens cherchent des vérités saisissantes derrière ces poèmes.
Dans l'ancienne optique, Rimbaud avait recopié tous ses poèmes entre avril et juin 1874 en compagnie de Germain Nouveau, ce qui laissait peu de temps à la composition de poèmes en prose après Une saison en enfer, ce qui laissait aussi l'idée que finalement il abandonnait bien la poésie très peu de temps après le fameux "Adieu" d'Une saison en enfer, un peu comme si l'Adieu, et c'est d'ailleurs ce que je pense toujours à présent, sans dire adieu exactement à la carrière littéraire, témoignait de toute façon que quelque chose de fatal était en train de se jouer dans la tête du poète Rimbaud.
Désormais, après l'analyse de la lettre à Andrieu d'avril 1874 par Bienvenu, et du fait que Nouveau ait probablement fait un séjour à Charleville en janvier-février 1875 même, on comprend que les manuscrits des Illuminations ont été transcrits en janvier-février 1875, six à sept mois après l'ancienne limite de juin pour la participation de Nouveau au recopiage de "Métropolitain" et d'un autre poème, et un an et quelques mois, presque un an et demi après la composition d'Une saison en enfer ou le drame de Bruxelles.
Le témoignage de Verlaine de poèmes composés en Belgique, Angleterre et Allemagne est toujours suspect sur certains points, mais auparavant le témoignage ne tenait pas la route pour l'Angleterre et l'Allemagne, et il ne tenait pas la route pour son étendue dans le temps.
Le témoignage de Verlaine est toujours fragile dans le cas des voyages en Belgique. Rimbaud n'a pas pu composer des poèmes en prose en Belgique en 1873 lors du drame de Bruxelles, il n'a pas le temps et il faut aussi caser la composition de la fin du livre Une saison en enfer à ce moment-là, plus les soins pour son poignet, les interrogatoires, les péripéties du drame lui-même et la recherche d'un éditeur.
Rimbaud n'a pu commencer à écrire des Illuminations en Belgique qu'en juillet 1872. Les rimbaldiens minimisent à tout prix cette idée. Moi, je suis désolé, mais le problème est réel. Verlaine ne s'est jamais soucié d'une quelconque œuvre de  Rimbaud perdue pour la période allant de septembre 1872 à mars 1873, et cela vaut pour les poèmes en vers seconde manière puisqu'ils sont presque tous antérieurs à septembre 1872, et ils sont même peu nombreux pour la période juillet-août 1872.
Il y a aussi d'autres faits curieux. Verlaine, une fois arrivé à Londres, décrit la ville dans ses lettres, et cela ressemble souvent pour une phrase, une tournure, une sélection de détail, à ce que va faire Rimbaud dans ses poèmes en prose décrivant un cadre urbain. Rimbaud aurait attendu deux ans pour imiter ce que faisait Verlaine dans son courrier. Certes, il a pu ainsi mûrir le traitement poétique du sujet.
Les rimbaldiens prétendent admettre que le consensuel actuel c'est de considérer que les poèmes ont été écrits à la fois avant et après Une saison en enfer, leurs analyses sont exclusivement pensées pour dire que tout poème sur lequel ils se penchent est postérieur à Une saison en enfer, et de fil en aiguille on arrive à la thèse contradictoire selon laquelle les poèmes dans l'ensemble sont composés avant et après Une saison en enfer, mais au cas par cas ils ont tous été composés après Une saison en enfer.
Or, il y a un truc qui va pas avec le poème "Vies" précisément et c'est ce que je faisais remonter en 2004 dans ce que j'ai publié dans la revue Parade sauvage.
Dans "Vies", le poète se dit atteint d'un "trouble nouveau" et attend de devenir un "très méchant fou", alors que dans Une saison en enfer le poète prétendait tout savoir de la "folie" et avoir pris "l'air du crime". Il se décrivait en "bête féroce". Les rimbaldiens ont l'air de trouver naturelle cette inconséquence dans le discours de Rimbaud. Il dit renoncer à la folie de la bête férocé, puis il parle de devenir un très méchant fou. Dans Une saison en enfer, le poète dit rejeter la charité comme clef et dans "Vies" le poète revendique un statut d'inventeur ayant "trouvé quelque chose comme la clef de l'amour", ce qui est contradictoire avec la fin de la prétention à être un mage formulée dans "Adieu".
Le poème "Guerre" parlait lui d'une guerre à mettre en œuvre, ce qui me faisait supposer un ordre chronologique des compositions en fonction de l'état d'esprit développé dans les trois textes. J'ajoute que dans "Bottom", il y a un écho textuel évident avec la "réalité rugueuse" de "Adieu" : "La réalité étant trop épineuse..." Le récit de "Bottom" est au passé, mais il décrit un personnage qui refuse encore d'étreindre la réalité telle qu'elle est : "La réalité étant trop épineuse pour mon grand caractère..."
Faut-il penser qu'après Une saison en enfer Rimbaud met en scène des idées de poète voyant tournées en dérision : "Vies", "Royauté", "Conte" et "Bottom" ? Notons que pour "Guerre", "Génie", "A une Raison", il n'est pas évident de parler de dérision.
Revenons à "Vies", au-delà du calembour avec le titre de Chateaubriand, il contient un élément qui d'évidence appelle une réflexion comparatiste avec les "vies" au pluriel de "Alchimie du verbe". Il est évident que l'expression "quelque chose comme la clef de l'amour" est elle aussi à comparer avec et la charité comme clef, et la raillerie contre les vieilles amours mensongères. Et puis il y a l'expression : "Mon devoir m'est remis" qui rappelle la question du devoir traitée dans les sections "L'Eclair" et "Adieu" d'Une saison en enfer, sachant que la phrase : "Mon devoir m'est remis", au-delà du lien à Chateaubriand, a aussi des liens avec le poème "Solde".
Le poème "Vies" est une pièce centrale à l'avenir dans les études rimbaldiennes. Je prévois de m'y atterler à nouveau.
J'en profite aussi pour parler de la forme.
Dans les poèmes en prose, Rimbaud crée un équilibre de répétitions, parfois très élaboré, mais pas dans Une saison en enfer. En ce qui concerne le décompte des syllabes, il n'est pas censé avoir lieu dans la poésie en prose.
Quand un écrivain passe du vers à la prose, il y a certains automatismes qui se perdent. Il y a des automatismes auxquels personne ne pense qui se perdent. Le poète qui écrit en prose peut se permettre le "e" de fin de mot qui compte pour une syllabe : "plusieurs autres vies me semblaient dues". Non seulement vous avez le "-ues" de fin de phrase qui peut être placé en fin de vers, mais vous avez la mention au pluriel "vies" qui est interdite au milieu d'un vers. Le second automatisme qui se perd est celui de l'évitement des hiatus, mais par expérience j'ai constaté que les hiatus ne prolifèrent pas dans la prose. Ce que je veux dire, c'est que ce n'est pas parce que vous voyez un petit nombre de hiatus dans un texte en prose que l'auteur a fait exprès de les contenir. La proportion de hiatus dans Une saison en enfer est naturelle pour un écrit en prose, par exemple. Cependant, vu que Rimbaud vient du vers et qu'il qualifie au moins au plan des Illuminations ses proses de poésies, je me demande quand même si certains hiatus ne sont pas volontaires et presque ostentatoires de sa part : "j'ai eu une scène où jouer..." Peut-être pas ! Mais il vaut mieux se garder la possibilité de la réflexion sous le coude.
Enfin, il y a des séquences mesurées de syllabes dans Illuminations, et je ne suis pas du tout d'accord avec l'esprit obtus de Cornulier sur le sujet. Ils sont très peu présents dans Une saison en enfer, mais il y a au moins deux pépites.
Il y a d'abord une suite de deux heptasyllabes dans "L'Eclair" avec un chiasme prosodique : "Que la prière galope et que la lumière gronde". Nous avons deux segments consécutifs de sept syllabes qui forment une phrase nette, et le dernier mot de chacun des deux segments coordonnés par "et" est un verbe dont l'initiale est un "g" : "galope"/"gronde", tandis que les noms sujets de ces deux verbes riment entre eux : "prière" et "lumière", la rime n'étant pas ici à la fin des segments de sept syllabes. Il y a un recours à la mesure et à la rime, et en même temps une dissociation de la rime et de la mesure, puisque la rime ne vient pas signaler la fin de la mesure pour dire vite.
L'autre fait remarquable, c'est le premier alinéa martelé de la prose liminaire : "Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient." Par le relief de la reprise anaphorique, le lecteur n'a aucun mal à identifier la reprise de la mesure de six syllabes, et le chiasme groupe nominal et verbe suffit à considérer que ce n'est pas un simple accident causé par les répétitions. Rimbaud n'a pas écrit : "où s'ouvraient tous les cœurs, où coulaient tous les vins", il crée un chiasme et pourtant il pense à employer un verbe de deux syllabes et un monosyllabe "vins" ou "cœurs" dans chaque segment. Il sait ce qu'il fait, il sort d'une pratique des vers de facilement trois ans. L'incise "si je me souviens" est elle aussi de six syllabes. On a bien la preuve que Rimbaud peut jouer à l'occasion sur les échos d'une mesure syllabique dans ses poèmes. J'ajoute que du coup on peut même identifier ce que les classiques appellent un vers blanc dans la prose, puisque "où s'ouvraient tous les coeurs, où tous les vins coulaient[,]" c'est un alexandrin sensible au plan prosodique.
Justement, dans "Vies", il y a un écho similaire de mesures syllabiques renforcé d'échos de phonèmes : "Dans un grenier" contre "Dans un cellier" en particulier, deux segments de quatre syllabes. L'identité de la mesure peut sembler provenir de la reprise du moule "Dans un...", mais il faut tout de même un effort conscient pour "que "grenier" et "cellier" riment entre eux en correspondant l'un à l'autre en tant que mots de deux syllabes.
Et ce que je veux ajouter, c'est cette idée que dans "Vies" comme dans la prose liminaire il est question d'un souvenir factice ou réel au sujet du passé, et il y a encore d'un côté l'opposition du couple cellier et grenier au festin, et de l'autre la symétrie (j'évite à dessein de parler de rapprochement) entre le festin d'ouverture aux autres et les scènes d'ouverture à l'orient, au monde, etc. 
Voilà, vous l'avez compris. Si vous aimez Rimbaud, lisez ses "Vies".

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire