jeudi 18 septembre 2025

Qu'est l'éclair dans la section qui porte ce titre d'Une saison en enfer ?

L'idée de cet article m'est venue suite à la consultation du commentaire de cette section sur le site Arthur Rimbaud d'Alain Bardel. Il existe un livre du même auteur, mais je ne l'ai pas sous la main. Sur ce site, Bardel a une section "Anthologie commentée" où il précise par des soulignements en gras les textes sur lesquels il a effectué des études conséquentes, et il mentionne d'autres textes pour lesquels il a fourni un commentaire. Dans le cas du livre Une saison en enfer, si on s'en fie à ce mode de soulignement, il a essentiellement étudié la prose liminaire et les deux délires, et il a fourni des commentaires de moindre portée sur "Mauvais sang", "L'Impossible", "Adieu" et bien sûr "L'Eclair". Il a laissé de côté "Nuit de l'enfer" et "Matin". Notons que l'étude fouillée de "Vierge folle" ne porte que sur le début du texte.
A propos de "L'Impossible", le commentaire est plus conséquent qu'annoncé, mais de toute façon je ne suis d'accord ni avec l'étude de la prose liminaire, sujet sur lequel je dis que les rimbaldiens ont tous fait d'énormes contresens, ni avec l'étude de "L'Impossible", ce que j'ai expliqué dans mes derniers articles en soulignant ne pas voir pour ma part une conversion forcée et à contre-cœur dans la fin de "L'Impossible".
Mais j'ai aussi une importante surprise quant à l'interprétation qui est proposée de la section "L'Eclair".
Il y a d'abord une page de présentation anthologique du texte avec à gauche le texte en regard et à droite une courte notice.
 
 
Ensuite, vous avez une page de commentaire flanqué d'une bibliographie sommaire.
 
 
Je cite l'essentiel du deuxième paragraphe de la notice : "Le texte de 'L'Eclair' oppose une grande résistance à l'élucidation, comme le montrent les exégèses complexes et partiellement contradictoires publiées par les spécialistes rimbaldiens."
L'introduction du "commentaire" reprend à peu près le texte de la notice, mais je cite la partie correspondante au second paragraphe : "Il suffit de lire les analyses critiques que nous citons dans notre bibliographie, si embrouillées, si contradictoires entre elles, pour mesurer les difficultés de ce texte."
Et je me reporte bien évidemment à la bibliographie où je constate que les rimbaldiens convoqués sont Pierre Brunel, Claude Jeancolas, Alain Coelho et enfin une même personne sous deux noms différents Alain Dumaine et Christian Moncel. Michel Murat n'est pas cité, ni Yann Frémy, mais Margaret Davies ne l'est pas et il manque d'évidence Yoshikazu Nakaji. Il n'y a évidemment eu aucun recours à Etiemble, Starkie, Clauzel ou le colonel Godchot. Pierre Brunel a proposé un commentaire composé de ce texte dans un Profil Bac. Néanmoins, Pierre Brunel n'est pas réputé avoir triomphé au plan herméneutique des textes rimbaldiens. Jeancolas et Coelho ne sont pas des commentateurs avisés du texte rimbaldien non plus. Quant à Christian Moncel, il a un intérêt quelque peu à la marge.
Dans la notice de Bardel, certains commentaires me font sursauter et notamment ceci : "Les perspectives ouvertes par la Science ne valent pas celles que la religion promet aux 'justes'." Bardel précise que Rimbaud n'attend malgré tout rien de la religion, et que ses attentes sont reportées sur la poésie, mais il n'empêche pas que je n'ai pas lu le même texte rimbaldien, me semble-t-il.
Bardel était d'évidence quand il composait sa notice au courant des lignes de lecture de moi et de Claisse, publiées vers 2009, puisqu'il dit que Rimbaud refuse de mourir et la fuite hors du réel, expression qui vient clairement de la lecture d'un article de Claisse. Et puis il y a cette idée de résignation.
Passons au commentaire où on va apprendre pourquoi Bardel propose une telle lecture.
Bardel découpe le texte en quatre mouvements.
Le premier mouvement englobe le premier alinéa et le début du second, ce qui n'est pas un découpage courant dans une analyse littéraire d'un texte en alinéas courts, je commence par traiter le premier alinéa :
 
   Le travail humain ! c'est l'explosion qui éclaire mon abîme de temps en temps.
Bardel souligne évidemment que "abîme" désigne l'enfer. On pourrait rappeler ici le "De profundis clamaui" déjà évoqué par Rimbaud dans sa Saison. Bardel perçoit bien l'ironie du propos, il n'est pas le premier à le faire : "explosion", "de temps en temps". On sent en effet un persiflage immédiat qui met à distance. J'ajoute qu'il y a pourtant un jeu de mots plus valorisant entre le titre "L'Eclair" et la forme verbale "éclaire". Effectivement, l'idée est d'assimiler l'éclair comme une lueur d'espoir au milieu de la nuit infernale qui est comme dit Bardel un "marasme moral", sauf que la lueur d'espoir vire à l'explosion, et cela Bardel va le perdre de vue dans l'analyse du deuxième mouvement qu'il prête au texte.
Pour ce qui est de l'autre partie du premier mouvement, Bardel va s'attacher à définir ce que peut être ce "travail humain" à partir des éléments culturels fournis par Rimbaud qui mentionne la "science" et fait allusion au texte de "L'Ecclésiaste" en l'inversant : "Rien n'est vanité" au lieu de "Tout est vanité" et on a un Evangile moderne par un Ecclésiaste moderne. Et vous allez voir que c'est ici qu'il faut faire attention.
Bardel considère à raison que le mot "science" précise l'idée du "travail humain". L'accroissement des connaissances irait de pair avec le bonheur de l'humanité. On retrouve l'idée du progrès qui singe le principe de la providence de la religion chrétienne. Et dans une approche qui fait penser à Claisse, Bardel dit aussi avec raison que la formule de belle unanimité "Tout le monde" sent l'ironie. Je cite ce passage de Bardel : "Si tout le monde est d'accord, semble penser Rimbaud, c'est bien qu'on a affaire à un nouveau poncif, aussi superficiel et fragile que l'ancien." Le terme "ecclésiaste" suppose précisément l'idée d'une nouvelle religion, celle de la marche au progrès. 
Mais, moi, je lis autre chose dans l'attaque du deuxième alinéa, j'identifie le verbe "crie" et aussi la reconduction du mot "éclair" dans le nom "Ecclésiaste moderne". L'explosion, c'est un peu déjà celui d'une de ces machines nouvelles qui font s'illusionner tout le monde sur le pouvoir émancipateur de la science, et surtout cette explosion n'est pas tant une lueur d'espoir que la proclamation pétaradante des tenants de la marche au progrès par la science.
 
   "Rien n'est vanité ; à la science, et en avant !" crie l'Ecclésiaste moderne, c'est-à-dire Tout le monde.
Et cet aspect-là, qui vient d'une attention à la forme du texte, n'apparaît pas dans le commentaire de Bardel.
Ceci dit, même sans cela, Bardel avait donc des clefs en main pour ne pas proposer la lecture du second mouvement qu'il va nous fournir ensuite. 
  
 Tout au long de cette analyse, on sent que Bardel s'inspire pour le meilleur des méthodes de Bruno Claisse. Les commentaires linguistiques ressemblent à ce que faisait souvent Claisse : "L'adverbe de liaison 'pourtant', adverbe à valeur concessive, annonce [je dirais "amorce" pour être plus exact] un mouvement de réfutation [...]" et plus loin nous aurons l'analyse de "puis quoi!" qui correspond à un argument final et du "alors" à sens consécutif.
Mais, l'analyse de l'armature logique des mots de liaison doit s'accompagner d'une lecture exacte des termes employés par le poète.
Pour l'expression de Rimbaud : "les cadavres des méchants et des fainéants tombent sur le cœur des autres", Bardel croit pouvoir dire que cela signifie "la mort frappe les méchants et les fainéants", ce qui n'est pas ce que dit le texte exactement. Les méchants et les fainéants s'excluent eux-mêmes du travail humain, de la marche au progrès. Leurs cadavres blessent la foi de ceux qui travaillent. C'est plutôt ça le sens littéral du texte rimbaldien. Du coup, Bardel part sur un contresens qui lui fait supposer cette question par Rimbaud : "A quoi bon s'efforcer vers le bien et la vérité (par le travail) [...] si cet effort n'est pas récompensé par un 'salut' "? Ce n'est pas ce que dit Rimbaud. On le sait par "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer", le poète fait partie des fainéants (il est "plus oisif que le crapaud") et des méchants. C'est un damné qui cherche à se ressaisir par le travail humain. Donc il parle du travail comme quelqu'un qui en est fatalement exclu. Il ne faut pas perdre de vue que l'idéologie du progrès n'est pas l'inverse purement matérialiste comme croit pouvoir l'écrire Bardel de la foi chrétienne. Et à partir de sa position de fainéant, le poète va fournir un autre argument qui est celui que la science fait des promesses qui ne sont pas pour la vie présente des humains sur Terre.
Je passe sur la difficulté de lecture : Rimbaud est-il ironique ou non quand il écrit "ces récompenses... Les échappons-nous ?" L'adjectif "éternelles" et le regret de l'accès à "l'éternité" à la fin du même texte invite à penser que le poète considère sans ironie que tout cela va en effet lui échapper. J'ai dû soutenir que la phrase avait un soupçon d'ironie par le passé, mais là en ce moment, je prends plutôt la phrase au premier degré. Ma lecture a le droit d'évoluer, de s'affiner, je laisse cette réflexion en suspens, car j'ai des choses à dire sur la suite.
Je ne partage pas la lecture de Bardel du "Qu'y puis-je ?" qui montrerait l'embarras du poète à devoir avouer sa nostalgie de la foi naïve de son enfance. Non, Rimbaud le dit dans "Mauvais sang" il n'a jamais eu la foi, il ne l'a eue en apparence que par la conversion forcée mise en scène par la colonisation du "royaume de Cham" dans la section 6 de "Mauvais sang" et elle ne s'est pas maintenue.
Rimbaud n'avoue rien du tout ici. Au contraire, dans le rôle du fainéant, du méchant, du damné, il dit que la "science est trop lente". Rimbaud veut quelque chose d'immédiat, il ne veut pas s'en remettre à des délais, il n'a d'ailleurs aucune confiance dans cette promesse. Et Bardel va alors opposer la lenteur de la science et la jouissance immédiate de la foi religieuse, en attribuant cette opposition au texte même de Rimbaud ! Et là, je ne suis pas du tout d'accord, on nage en plein contre-sens.
Et j'en arrive au passage de commentaire qui m'a déterminé à écrire le présent article. A propos de la phrase : "Que la prière galope et que la lumière gronde... je le vois bien[,]" Bardel oppose la science et la religion en supposant que la religion est envisagée favorablement dans la métaphore "que la lumière gronde".
Or, le texte s'intitule "L'Eclair", un éclair qui est clairement identifié au "travail humain" et Bardel lui-même a considéré que le mot "science" précisait le contenu à prêter à l'expression "travail humain". L'expression "que la lumière gronde" est une parodie de la formule biblique "Que la lumière soit" comme "Rien n'est vanité", et cette lumière qui gronde est celle du travail humain, de l'éclair de la science que crie l'Ecclésiaste moderne. Le galop de la prière permet d'imaginer la marche du progrès comme une foi mise sur les rails d'un cheval de fer. C'est tout ça l'humour du texte. J'ajoute que personnellement, n'en déplaise à Cornulier, j'identifie ici un recours volontaire de la part de Rimbaud à la métrique pour créer une suite de deux heptasyllabes avec des jeux de répétitions, d'échos qui favorisent l'effet de scansion à la lecture : "Que la prière galope et que la lumière gronde", et on a, non pas un chiasme, mais une symétrie de positions pour la rime entre les noms "prière" et "lumière" et pour l'initiale des deux verbes choisis : "galope"/"gronde", j'ai parlé il y a peu de chiasme sans faire attention, c'est une symétrie plutôt qui passe d'une proposition à l'autre.
Bardel croit opposer la prière de la religion qui est rapide à la lumière de la science. Je n'y crois pas du tout. L'humour frappe tant la prière que la lumière, et l'expression suppose clairement la solidarité idéologique de la prière et de la lumière. C'est la prière de l'Ecclésiaste moderne qui galope comme le montre assez la fin du propos rapporté qui lui est attribué : "et en avant !" où il n'est pas difficile de penser au cri d'un homme à cheval.
La phrase : "C'est trop simple, et il fait très chaud'" qui suit passe selon Bardel pour difficile à interpréter. Mais non. Rimbaud dénonce le discours de "Tout le monde" comme "trop simple", donc naïf, et il se permet une raillerie phénoménale avec l'ajout "et il fait très chaud" qui cible non la chaleur de l'été comme le pense Brunel dont Bardel rapporte la lecture, mais la chaleur des machines créées par la science, la chaleur des locomotives et du monde industriel naissant, et je parle de raillerie, parce que ce "il fait trop chaud" témoigne que Rimbaud constate un usage infernal de la science.
 Pour le fait que le poète dise ironiquement qu'il sera "fier de son devoir" en le "mettant de côté", je ne vois pas où sont les difficultés de lecture. C'est une phrase humoristique dont le modèle existe chez les comiques professionnels de la scène ou de la télévision.
Je vais arrêter là ma lecture du commentaire de Bardel, parce que j'ai atteint mon objectif et que du coup vous corrigerez de vous-même certains autres propos dans la suite du commentaire. Après, il y aurait d'autres points à débattre, mais peu importe pour cette fois.
Notons que la fin du commentaire dit quelque chose de plus valide : il faut prendre en considération "le mouvement d'ensemble de la Saison, qui est quand même en définitive (malgré les voltes-faces et les palinodies qui en brouillent parfois le sens) le récit d'une victoire du damné [...] fondée sur son arrachement progressif aux illusions dont son enfer était fait". Je ne peux qu'adhérer à cela, encore que dans la parenthèse je me méfie de l'idée que Rimbaud pratique tant que ça les palinodies ("rétractation, changement d'opinion") puisqu'on le voit certains changements d'opinion prêtés à Rimbaud sont le fait de contresens des commentaires. Or, Bardel prête à Rimbaud un conversion qui est contredite par la prose liminaire et qui empêche de cerner les nuances réelles de la sortie de l'enfer racontée par le poète.
Là, je ne suis pas en train de débattre sur la lecture biographique trop au premier degré de "Vierge folle" et du "dernier couac" ou du "lit d'hôpital", encore que pour le "dernier couac" si il y a un recoupement avec ma critique, mais je parle d'une interprétation erronée d'un Rimbaud retournant vers la religion. Je conteste la lecture de Bardel de la prose liminaire, de "L'Impossible" et de "L'Eclair" sur cette base-là précisément ! 
Et je pense que mes arguments sont produits par une attention au détail du texte et par une balance quant à la pertinence des propos du poète qui ne peuvent pas être des contradictions à gros sabots. Je m'attache à dégager un discours pertinent où à aucun moment je ne reviens sur le rejet de la charité comme clef dans mon analyse, et je montre bien qu'il n'y a aucun besoin de prêter à Rimbaud, sauf quelques cas particuliers dans "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer" de supposer une résignation à accepter la foi chrétienne pour sortir de l'enfer. Je pense arriver à formuler très clairement le discours nuancé de Rimbaud pour sortir de l'enfer, et Bardel étant bien informé de tout ce qui a été écrit sur ce livre c'est bien que je suis aussi le premier à le faire.

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