On pourrait croire que le procédé de l'adverbe de six syllabes en "-ment" qui forme tout un hémistiche est une banalité et que Victor Hugo les a pratiqués le premier. Je peine à en trouver des exemples pourtant sous sa plume : Cromwell (pas intégralement interrogé il est vrai), Orientales, Les Voix intérieures, Les Rayons et les ombres, Les Contemplations, La Légende des siècles première série de 1859.
Il va de soi que je m'attends à un démenti, je n'ai pas tout fouillé. Ceci dit, j'ai quand même fait quelques constats.
Il existe une grande famille de noms au suffixe en "-ment" comme il existe une grande famille d'adverbes en "-ment". Or, Victor Hugo joue plutôt à remplir son vers par un nom en "-ment" qui le sature plutôt que par un adverbe en "-ment". Mais dans mon enquête je découvre qu'Hugo ne fait rien de ce qu'on croit pouvoir attendre. Je ne trouve pas un nom-hémistiche, mais un nom vers de six syllabes "Evanouissement" dans une strophe alternant alexandrins et vers de six syllabes à la fin des Contemplations. Et le nom dont Hugo aime à remplir un hémistiche en contraste avec un mot d'une syllabe, c'est "éblouissement". On peut citer le début du "Sacre de l'aurore" :
L'aurore apparaissait ; quelle aurore ? Un abîmeD'éblouissement, vaste, insondable, sublime ;[...]
Vous avez un rejet de cinq syllabes "D'éblouissement", comme si l'éblouissement ne pouvait être contenu par l'abîme et la dernière syllabe loin de se sentir à l'étroit clame l'immensité : "vaste". C'est très subtil comme calembour sur les effets métriques. Hugo a joué à d'autres reprises avec ce mot "éblouissement" et cela dans des recueils antérieurs Contemplations ou Voix intérieures. Hugo exploite les adverbes de cinq syllabes : "Parle éternellement" dans ses Orientales et "Rôde éternellement" dans "Le Parricide" de sa Légende des siècles de 1859, mais il a des adverbes qu'il affecte, ici "éternellement", et je n'identifie pas la prise d'attention toute entière sur l'un puis l'autre mot comme c'est le cas dans les vers commentés plus loin de Banville et Rimbaud. J'ai bien relevé un "Superbement hideuse" à rapprocher de "Belle hideusement" à la fin de "Vénus anadyomène", mais nous n'y sommes pas encore. Il y a un superbe hémistiche "et machinalement" dans "A celle qui est restée en France" pour clore Les Contemplations, c'est un cas intéressant puisque l'adverbe est isolé avec un mot grammatical, ce qui renforce le propos sur l'emportement mécanique de la personne.
Hugo privilégie une solennité simple des adverbes en "-ment" de trois syllabes, il a joué d'une coordination de deux adverbes de cette sorte à cheval sur la césure, mais même quand il emploie un adverbe de quatre ou de cinq syllabes, je n'identifie pas ce plaisir de prononcer un tel adverbe, j'identifie une gravité, une solennité, pas cet effet de dégustation que je cherchais.
Et de manière frappante, Hugo ne semble jamais recourir aux adverbes se terminant par "-eusement". Il préfère "éternellement", "vaguement", "superbement" et non "hideusement". Pas de "heureusement", "joyeusement", "judicieusement", "délicieusement", "voluptueusement", "amoureusement".
Que l'on compare avec Rimbaud :
Silencieusement tombe une larme amère ("Les Etrennes des orphelins")
Glisse amoureusement le grand cygne rêveur ("Credo in unam")
Etale fièrement l'or de ses larges seins, ("Credo in unam")
Majestueusement debout, les sombres marbres, ("Credo un unam")
Horrible étrangement ; on remarque surtout ("Vénus anadyomène")
Belle hideusement d'un ulcère à l'anus ("Vénus anadyomène")
Un jour qu'il s'en allait, effroyablement doux, ("Le Châtiment de Tartufe")
Il y a quatre différences avec Hugo. Rimbaud privilégie des adjectifs quelque peu affectés : "Silencieusement", "Majestueusement", "hideusement", "effroyablement", "amoureusement", voire "étrangement". Deuxième différence : Rimbaud oppose la masse de son adverbe à un terme court voisin qui est soit d'une syllabe sinon deux dans le même hémistiche : "doux", "Glisse", "Belle", "Horrible" , soit d'une syllabe dans l'hémistiche voisin "tombe", "l'or", sinon de deux syllabes : "debout"). Troisième différence, Rimbaud s'intéresse d'emblée dans ses premiers vers à des adverbes-hémistiches de six syllabes : "Silencieusement", "Majestueusement", et cela est conforté par des adverbes de cinq syllabes ou par la postposition des adverbes à des adjectifs : "Horrible étrangement", "Belle hideusement" qui font sentir la dominante de l'adverbe. Il faut ajouter enfin cette autre différence que Rimbaud affectionne la fin adverbiale "-eusement" quand Victor Hugo l'évite.
Influencé par Hugo, Banville a publié son premier recueil Les Cariatides en 1842. Ce point a son importance. J'ai dit que Victor Hugo créait plus volontiers des effets à partir de noms en "-ment", il est plus modéré avec les adverbes, mais il y a des idées remarquables comme "et machinalement" dans Les Contemplations. Mon idée est d'un chassé-croisé. Banville joue sur les noms en "-ment" comme son maître Victor Hugo, mais par tendance personnelle il est passé à de jeux plus appuyés sur les adverbes en "-ment" que pour les noms en "-ment". Ce jugement peut passer pour subjectif sans études statistiques réels, mais c'est un fait que dès Les Cariatides Banville pratique et pas une fois, mais à plusieurs reprises l'adverbe en "-ment" qui forme un hémistiche, et c'est une vraie différence prosodique avec Hugo que nous constatons dans l'abondance de formes en "-eusement" des adverbes choisis par Banville, "respectueusement" par exemple dans "Les Baisers de pierre".
Maintenant, il suffit de prouver que Rimbaud s'est inspiré de Banville pour quelques vers précis.
Dans "Credo in unam", poème envoyé à Banville, Rimbaud a fourni l'alexandrin suivant :
Glisse amoureusement le grand cygne rêveur[.]
On pourrait croire que Rimbaud a repris le premier hémistiche tel quel à un hémistiche d'un poème des Stalactites :
Glisse amoureusement la blancheur des beaux cygnes[.]
Sur internet, je trouve bien cette version d'un vers du poème "Camille, quand la Nuit t'endort..." qui coïncide par ailleurs quelque peu avec certains motifs du poème "Ophélie".
Toutefois, quand je consulte le poème dans la nouvelle édition des Cariatides de 1864, je découvre un tout autre vers :
Glisse aux vagues lointains la blancheur des beaux cygnes[.]
Il me faudrait une datation de chaque remaniement des vers de Banville. Ce dernier se serait-il inspiré du poème envoyé par Rimbaud, puisque la version trouvé sur internet est celle des dernières éditions revues du poème ?
Je vous conseille la lecture du poème :
Le poème de Banville est composé de quatre sizains d'alexandrins AABCCB. Les deux premiers sizains sont identiques dans l'édition de 1864 et dans la version ici proposée en ligne.
Banville a modifié les trois derniers vers du troisième sizain et les trois derniers du quatrième sizain. Et dans les deux cas, on a l'impression que Banville s'inspire directement des poèmes que Rimbaud lui a envoyés en mai 1870. Jugez sur pièces ! Je vous cite les vers différents dans l'édition de 1864 puis les vers modifiés :
Où, sur le flot bordé par des coteaux de vignes,Glisse aux vagues lointains la blancheur des beaux cygnes,Aux accents mariés des harpes et des cors ?
Où devant les grands bois et les coteaux de vignes,Glisse amoureusement la blancheur des beaux cygnes,Aux accents mariés des harpes et des cors ?
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S'échappant à longs flots en boucles ruisselantes,Tes cheveux déroulés emplir mes mains tremblantes,Et ta lèvre de feu baiser mon front glacé.
Tombant à larges flots avec leur splendeur fière,Tes cheveux d'or emplir mes deux mains de lumière,Et ta lèvre de feu baiser mon front glacé.
C'est un peu étrange. Le poème d'origine de Banville n'est pas un de ses meilleurs, les remaniements sont plus inspirés eux aussi. Et pourtant, d'un côté, même dans la version originelle de 1864, le rapprochement thématique avec "Ophélie" n'est pas vain, et après les remaniements les rapprochements se font précisément avec le poème "Credo in unam", puisqu'on dirait que conscient d'une ressemblance avec le poème "Ophélie" de Rimbaud Banville a en revanche remanié son poème à partir d'emprunts au seul "Credo in unam". Il a pris "Glisse amoureusement" à Rimbaud, puis dans l'autre sizain remanié on voit apparaître les mentions "or" et "fière" qui fait songer à "Etale fièrement l'or de ses larges seins". Ce second rapprochement est moins net, mais après un emprunt tel quel d'un hémistiche la coïncidence devient forcément troublante. Après, apprenez-moi qu'en 1846 la leçon originale comportait "Glisse amoureusement" ! Mais, vous voyez l'importance capitale qu'il y a au plan patrimonial à bien prendre en considération les versions remaniées des poèmes et recueils des grands noms de la Littérature... Là, on ne peut pas en montrer plus clairement l'intérêt.
Rimbaud a logé chez Banville, ont-ils parlé tous deux de cette pièce-là précisément : "Camille, quand la Nuit..."
En tout cas, Banville n'a pas connu le poème "Les Etrennes des orphelins" et si je n'ai pas sous la main mon édition originale de 1867 des Exilés Banville a anticipé de deux ans Rimbaud sur le fait de placer "silencieusement" en hémistiche à en croire le poème "La Source" dans la version mise en ligne que vous pouvez consulter ici !
Je relève le vers suivant :
Les étoiles des nuits silencieusement
Le poème "La Source" est précisément abordé par Philippe Rocher comme source à la création du poème "Ophélie" dans son article "Ophélie et la confluence des intertextes. Izambard, Banville, Shakespeare."
Je relève aussi la mention "ruisseaux brodés d'or", puisque l'emploi à deux reprises de "brodés" dans "Credo in unam" n'est pas si courante que ça dans la poésie en vers du dix-neuvième siècle. C'est certainement un lieu commun, mais il est très vite raréfié si on s'en tient aux grands recueils du dix-neuvième. C'est ce que je perçois en tout cas.
Banville pratique en tout cas régulièrement les adverbes hémistiches en "-eusement", "Délicieusement", "Voluptueusement", "Judicieusement", "Respectueusement". La forme "Majestueusement" de "Credo in unam" y fait écho. L'écart important avec Hugo dans ce genre de pratiques prosodiques tend à confirmer que Rimbaud suit ici une pente banvillienne. Quelle bonne farce que Banville ait piqué à Rimbaud son "Glisse amoureusement" dans les dernières éditions de ses oeuvres ! Humour toujours, l'enjambement de mot clef de Banville sera sur l'adverbe "pensivement", Rimbaud l'avait déjà lu quand il composait "Credo in unam" ! Il a préféré s'inspirer en un premier temps des adverbes-hémistiches qui ne dérangeaient pas les censeurs, Izambard et autres, soucieux de régularités.
On trouve l'emploi de l'adverbe "hideusement" dans le poème "Les Enfants morts" daté de janvier 1871 et inclus dans le recueil des Idylles prussiennes, et les passages voisins font penser après "Vénus anadyomène" à un poème tel que "Le Mal". Je me demande s'il n'y a pas eu un autre courrier de Rimbaud à Banville en 1870, mais je m'égare, on aurait forcément retrouver la lettre et les poèmes de Rimbaud...
La suite se presse à la porte. J'ai lu deux publications d'Antony Deschamps. Il confirme le problème des critères retenus par Jean-Michel Gouvard pour définir le vers romantique, mais à ma grande surprise, alors que j'avais relevé comme par hasard des vers faisant songer à la facture du poème "Ophélie", et alors que j'étais frappé par la correspondance d'une pièce avec "Regard d'un passant à propos d'un roi" de Victor Hugo (titre donné de mémoire), je suis tombé sur une mention "Léar" identique à Banville dans "La Voie lactée", avec une rime "folie"/"Cordélie", et puis dans la foulée sur "Ophélie" à la rime, un Berlioz dressé en modèle français à la place de Victor Hugo dans "La Voie lactée" et un questionnement similaire.
RépondreSupprimerOuais, je vais vous faire un article spécial sur Antony Deschamps dont Rimbaud ne disait pas grand bien dans sa lettre du voyant.
J'ai un raisonnement qui se précise sur les césures au milieu de verbes auxiliaires, semi-auxiliaires ou pour dire vite "modalisateurs". Et d'autres choses encore !